Le X, tendance depuis 1896

Le X, tendance depuis 1896

– Mais voilà ! Röntgen.

– A tes souhaits.

– Non, je cherchais une idée de sujet et j’ai trouvé : Wilhelm Röntgen.

– Me fait pas rêver, là.

– Oh ça va venir, il est indissociable de l’industrie du X.

– Attends, je m’installe confortablement.

– Röntgen est un physicien qui a la cinquantaine en 1895. En dehors du fait qu’il est excessivement barbu, il réalise une série d’expériences avec ce qu’on appelle des tubes de Crookes, du nom du scientifique anglais qui a inventé ce bidule dans les années 1870.

Non mais vraiment.

– Et il fait quoi de spécial, le tube de Monsieur Crookes ?

– De la lumière et ôte-moi cette expression égrillarde de ton visage. C’est un tube en verre sous vide, avec une anode à un bout une cathode à l’autre. Quand on balance un courant électrique suffisamment puissant dans le tube, ça crée un rayonnement qu’on sait aujourd’hui composé d’électrons mais qu’on se contente alors de qualifier de rayons cathodiques. En 1895, c’est un outil de laboratoire d’autant plus banal que ce n’est pas bien cher à fabriquer. On en trouve même chez les particuliers amateurs de physique amusante.

– Alors que j’ai dû renoncer à mon cyclotron personnel. Heureuse époque.

– Si ça peut nous éviter de finir aspirés dans un trou noir par tes soins, j’aime autant. À force de faire joujou avec le tube de M. Crookes TU TE TAIS SAM Wilhelm remarque alors un drôle de truc : à chaque fois qu’il allume le bousin, une plaque recouverte de platinocyanure de baryum se met à briller. Or, elle est beaucoup trop loin du tube pour que ce soit dû aux rayons cathodiques.

– Mon dieu du platinocyanure de baryum ?!

– Comme je te le dis Sam. Comme je te le dis.

– C’est fou.

– Oui, hein ?

– C’est quoi, du platinocyanure de baryum ?

– … Tu m’énerves. C’est un matériau fluorescent qu’on utilisait sur les plaques photographiques, l’ancêtre des pellicules dans les premiers appareils photo. Roentgen continue ses tests et découvre avec stupéfaction que quelque chose fait briller le platinocyanure de baryum, y compris quand on intercale un machin solide entre le tube de Crookes et la plaque. Mieux que ça : il réalise que le rayon « imprime » dessus l’ombre de l’objet qu’il traverse.

– Attends…

– Eh oui. Rötgen vient de découvrir un nouveau type de rayonnement invisible et encore inconnu, qu’il décide de baptiser rayon X faute de mieux, le X étant le symbole du mystère par excellence.

– Oh nom de Dieu.

– Et il décide séance tenante de le tester sur sa femme.

– Pardon ?

– Le 22 décembre 1895, Anna Röntgen accepte de placer sa main gauche sur une plaque photographique pendant 25 minutes, tandis que Wilhem la bombarde joyeusement de rayons X.

– Et ?

– Et ça donne ceci : la première radiographie de l’histoire de l’humanité.

Au moins il ne s’était pas foutu de sa gueule, question baguouze.

– C’est flou.

– C’est flou, mais ça fout surtout les chocottes. On s’est aujourd’hui habitués aux merveilles de l’imagerie médicale, mais imagine l’effet de cette image sur le premier humain à apercevoir son propre squelette sans s’être d’abord fait ouvrir en deux par un boulet de canon ou dans un quelconque accident. La légende veut qu’Anna se soit exclamée « J’ai vu ma mort ! » et qu’elle n’ait plus jamais mis un orteil dans le laboratoire de son mari.

– Il a dû se faire des burnes en platine, lui, avec une découverte pareille.

– Pas du tout, il n’a même pas breveté sa découverte.

– Hein ?

– Non. Dès qu’il publie son premier article scientifique, tout ce que le monde compte de savants réalise le potentiel invraisemblable du truc, à commencer par les médecins. Tu imagines ? Pouvoir observer la structure interne d’un patient ? Le potentiel est tel que Wilhelm décide de ne pas en faire un commerce.

– Propre.

– Ceci étant, il est vite célèbre : rien qu’en 1896, on recense 49 monographies et 1044 articles scientifiques consacrés à une découverte qui lui vaudra un Nobel en 1901. Ce que ni Wilhelm ni ses collègues n’avaient en revanche vu venir, c’est que la radiologie allait vite devenir une fête commerciale.

– Je… Comment ? Pourquoi ?

– Pour toute une série de raisons. L’image de la main gauche d’Anna Röntgen est publiée en janvier 1896 dans la revue scientifique Nature mais il ne faut pas trois mois pour qu’on la retrouve littéralement partout. La presse y voit une sorte de stade ultime de la photographie, comme si la radiographie n’était qu’une nouveauté de plus dans la longue liste des effets spéciaux que les photographes de la fin du 19e s’ingénient à développer.

– Mais enfin ça n’a rien à v…

– Ah pas grand-chose, non. Et pourtant : rien qu’en 1896, le British Journal of Phography publie la bagatelle de 36 articles sur le sujet. Dans un autre magazine spécialisé, New Photography, un auteur parle d’une invention aussi décisive que le téléphone ou le phonographe. En quelques semaines, tout le monde se met à parler de la radiologie comme de la « photographie de l’invisible ».

– Un malentendu, OK. Mais en quoi ça devient commercial ?

Ceci dit, sans tomber dans l’excès comme avec des tramways spécialement équip… Oubliez.

– Tu te souviens de ce que je t’ai dit sur le fait que les équipements nécessaires ne coûtaient pas cher, pour une nouvelle technologie ? Ça va bien aider à lancer une véritable mode : celle de la photo de squelette. La radiologie devient le dernier truc à faire de fun dans les expositions scientifiques et jusque dans les fêtes foraines. Un peu partout, on se met à voir pousser les appareils à rayons X comme des champignons. En octobre 1896, The Lancet rapporte qu’une jeune mère a payé sa place « pour savoir si son fils avait ou non avalé une pièce de trois penny ». Bref, il n’y a rien de plus tendance que d’aller « photographier » sa propre main, un peu comme quand tu fais aujourd’hui mouler une réplique de ton propre crâne en résine avec une imprimante 3D à partir d’un bête scanner.

Les rayons X, pour amuser petits et grands !

– Mais personne ne fait ça, enfin.

Tu parles, tiens.

– Bordel mais c’est macabre.

– Ben oui, exactement comme une radio de ta main en 1896 – et le macabre, ça fait vendre. On ne le répétera jamais assez : la fin de l’ère victorienne et le début du 20e siècle, ce n’est pas seulement le règne de la crinoline et du balai dans le fion, c’est aussi un mélange constant entre le culte de la science et le goût pour l’occulte, le paranormal et le fantastique. Dracula est un roman technologique autant que gothique, Conan Doyle croit en l’existence des fées… Dans un monde truffé de mediums, qui oscille constamment entre l’explicable et l’inexplicable, la radiologie arrive à point nommé avec ses images fantomatiques d’os aux contours flous. D’une certaine manière, les rayons X se situent au carrefour entre l’occulte, la science et le macabre. Et puis la haute société s’y prête : Guillaume II, le tsar Nicolas II et sa femme… C’est parfois autre chose que de la pure communication sur l’air du « regardez ce que je suis moderne », d’ailleurs : la reine Amelia du Portugal, qui s’intéresse aux questions médicales, fait de son côté prendre des radiographies de ses dames d’honneur pour démontrer l’effet nocif des corsets sur leur squelette.

– Il ne manquait plus qu’à marketer tout ça.

– Exactement. Et dans ces cas-là, un bon scandale aide toujours.

– Laisse-moi deviner, c’est ce qui se passe ?

– Disons que la nouvelle invention en fait râler certains.

– Ah, sûrement des médecins soucieux de ne pas voir détournée de son but une invention majeu…

– Pas du tout, des moralistes inquiets de voir qu’on peut voir jusqu’à l’intérieur de vous-même à travers les vêtements. Un éditorialiste de la London’s Pall Mall Gazette écrit : « vous pouvez observer les os des gens à l’œil nu, et vous pouvez aussi voir à travers huit pouces de bois dense. Il n’y a guère besoin de s’attarder sur l’indécence révoltante de cette affaire ».

– Si une radio de la main le choque, il finirait à Sainte Anne après trois minutes sur le Web, lui.

– Cela étant dit, ça n’empêche pas la radiologie de franchir l’Atlantique la même année. Et ça marche du feu de dieu ça grâce à ce vieux salaud d’Edison, toujours prêt à se faire du pognon avec les inventions des autres. Un de ses assistants, Clarence Dally, passe des jours à faire des démonstrations de son fluoroscope à la New York Electrical Exhibition de mai 1896. Avec le petit frisson de l’inconnu : certains se signent avant de payer leur billet…

– … Attends, des démonstrations de son quoi ?

– Son fluoroscope. Une machine géniale qui permet de projeter instantanément l’image de l’objet ou du membre radiographié sur un écran.

– Les deux Dupont qui voient leurs propres squelettes dans Objectif Lune, c’est ça ?

– Exactement. La radiologie en temps réel, ce n’est pas beau ?

– Faut bien admettre que c’est cool.

– Oh oui. Ce qui l’est moins, c’est que dans les premiers temps, tout le monde ou presque rate le léger souci que cause les rayons X : ça brûle.

– Oh putain mais oui.

– Ben voilà. Les rayons X sont peut-être invisibles mais ils sont tout sauf inoffensifs. Les scientifiques s’en rendent compte très vite. Dès 1897, les témoignages commencent à affluer : un des chercheurs d’Edison, William Rollins, lui signale assez inquiet qu’il vient de tuer un paquet de cochons d’Inde. Partout en Europe et aux Etats-Unis, les médecins qui explorent les premières pistes curatives constatent des brûlures, d’abord simplement désignées comme des dermatites et crois-moi, tu n’as aucune envie de voir certaines photos.

– D’autant que j’imaginer qu’on est encore pas super au point sur les doses ?

– Ah ben les quantités que se ramassent les laborantins tueraient un cheval, oui. Tu te souviens de Clarence Dally, le technicien de Thomas Edison qui faisait ses démonstrations à New York ? À force, il a été exposé à des seuils de rayonnement tellement élevés qu’il a dû se faire amputer les deux bras avant de claquer en 1904 d’un cancer de la peau métastatique à l’âge de 39 ans, ce qui en fait le premier mais certainement pas le dernier d’une longue liste de scientifiques qui vont perdre des membres, voire la vie, à cause des doses qu’ils se prenaient tous les jours.

Bon, d’accord : une photo. Celle de la main droite de Clarence Dally, en l’occurrence.

– Sans rire ?

– Sans rire. C’en est au point que l’image classique du radiologiste dans les dessins de presse, dans les années 1910, c’est un type avec une main en moins.

– Mais du coup tout le monde fait gaffe, non ?

– Ben bof. La première fois qu’un Etat se préoccupe de mettre en place un cadre réglementaire, c’est aux États-Unis en 1921. L’année précédente encore, une marque de godasses avait quand même réussi à installer dans ses boutiques un appareil à rayons X pour permettre à ses clientes de voir comment leurs pieds s’épanouissaient dans leurs modèles au motif que « voir, c’est mieux que sentir ». Je ne rigole, pas c’est leur slogan.

– Attends, je récapitule. On a brûlé la peau des gens dans des fêtes foraines pendant vingt ans ?

– Oui et non. Oui, parce que ça n’a pas été interdit pendant lurette. Non parce que la mode de se faire passer la main aux ratons X est passée d’elle-même. En 1898 ou 1899, le grand public s’était lassé et était déjà passé à autre chose…

– Sûrement le X tout court.

– Possible, ça avait commencé la même année que le coup des rayons.

– 1896, l’année du X.

– Huhu.

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