Une godasse sur le trône

Une godasse sur le trône

– Césautica, Claunégalo, Vivestido…

– Ce n’est pas un petit peu tôt pour être saoul au point d’articuler des trucs incompréhensibles ?

– Je suis parfaitement sobre. Je révise tout simplement l’histoire romaine.

– Misère.

– Rigole. N’empêche qu’en trois mots, je viens de te donner le moyen de briller en société en récitant sans effort la liste des douze premiers empereurs romains en comptant Jules César. Techniquement, ça démarre avec Auguste, mais ça ferait plaisir à Suétone qui commence sa Vie des Douze Césars avec ce bon vieux Jules.

– Alors pardon mais je ne vois pas comment.

– C’est mnémotechnique. Prends Césautica : si tu découpes les syllabes, ça te donne Cés pour César, Au pour Auguste, Ti pour Tibère, Ca pour Caligula… et ainsi de suite jusqu’à Domitien.

– Caligula, c’est bien le cinglé fini qui a nommé son cheval sénateur ?

– Faut pas croire tout ce qu’on lit, Sam. C’est plus… Compliqué.

– Ah bravo, on commence à réhabiliter Caligula. Et demain quoi, Néron n’a pas fait cramer Rome juste pour jouer de la lyre depuis sa terrasse ?

– Ben justement n…

– Du révisionnisme. Bravo. Ici. J’ai honte, j’ai tellement hon…

– Je peux parler deux minutes, oui ?

– Grmbll.

– Merci. Avant de revenir sur Caligula, deux mots de son prédécesseur, d’une part parce que ça plante le décor, d’autre part parce que c’est intéressant de voir comment Caligula accède au trône.

– Tibère.

– Voilà. Un vieux monsieur de 77 ans qui règne depuis 22 ans l’année de sa mort, après avoir succédé à Auguste qui avait lui-même atteint un âge avancé. Ceci dit, sur la fin, ce vieil ivrogne ne régnait plus vraiment. Il avait choisi une forme d’exil volontaire sur l’île de Capri, entouré de savants et de penseurs et d’après les méchantes langues, d’un certain nombre de jeunes enfants avec qui il était câlin. Très câlin. Beaucoup trop câlin.

– Classe.

– Après, les rumeurs… Concrètement, il a laissé les clefs du pouvoir à un de ses fidèles, le Séjan, préfet du prétoire de son état – le patron des Prétoriens, la garde rapprochée de l’empereur, pour faire court. Mais l’appétit vient en mangeant et assez vite, Séjan ne masque plus son envie de pourpre et fait éliminer les héritiers directs de l’empereur, à commencer par son fils Drusus en 23.  

– Outch.

– Tibère ne soupçonne pas grand-chose. C’est plus tard, en 31, qu’il découvre l’étendue des… ambitions de Séjan. Et il lui tend un piège d’anthologie.

– J’aime bien les pièges d’anthologie.

– Celui-ci est sublime et le pauvre Séjan va s’y prendre les burnes jusqu’aux coudes. Après avoir annoncé à Séjan qu’il allait encore étendre ses pouvoirs, Tibère fait lire une lettre écrite depuis Capri, en plein Sénat. Alors que Séjan est convaincu que le pouvoir lui tend les bras, surprise : il entend en direct que l’empereur l’accuse de haute trahison. Et il est arrêté dans la minute par ses propres hommes.

– Oh moche.  

– Cela dit, Séjan ne va pas moisir longtemps en prison.

 – Ah ?

– Non, pour la bonne raison qu’on l’exécute le soir même avec ses trois fils en étranglant tout le monde, histoire de marquer le coup. Ensuite, on le voue aux Gémonies, au sens propre du terme.

– C’est-à-dire ?

– Les Gémonies, c’était un escalier où on exposait les corps des suppliciés avant de les balancer au Tibre.

– Sympa. Bon, ben ça dégage le terrain pour la succession.

– Ah ça… Six ans plus tard, Tibère meurt à son tour à Misène, peut-être un peu aidé par son entourage d’ailleurs. En tout cas, sa mort ravit le peuple de Rome qui ne pouvait plus le sentir. Son enterrement se fait sous les huées de la foule, dans un mausolée que les prétoriens doivent protéger des plus excités.

– Bon. Tibère est mort, son fils aussi, Séjan s’est loupé… Il reste qui dans la course ?

– Ben Caligula, sois à ce qu’on t’dit. Enfin quand je dis Caligula, je devrais dire Caius Julius Caesar Augustus Germanicus, neveu et fils adoptif de Tibère.

– Non tu ne devrais pas, c’est interminable. Pourquoi Caligula, du coup ?

– C’est son surnom. Son père était Germanicus, le général le plus aimé de Rome depuis des décennies. Gamin, le petit Caius avait traîné ses guêtres dans tous les camps miliaires du pays et comme les troufions sont au fond de grands attendris sous des dehors de grands gaillards, ils lui avaient donné ce petit surnom : une caliga, c’est une sandale de légionnaire, tu sais ?  Le modèle fait de lacets de cuir et de clous sous la semelle.

Idéal pour botter des culs.

– Il y a quand même plus glorieux, comme surnom.

– Oui, il appréciait assez peu, d’ailleurs. Pour l’heure, voilà Caligula sur le trône. Il est censé régner avec une sorte de co-prince, Gemellus, le petit-fils biologique de Tibère. Mais Caligula se fait reconnaître seul par le Sénat et bizarrement, Gemellus se fait flinguer l’année suivante, accusé d’un quelconque complot.

– Ah ben ça commence bien, je le savais : un fou sanguinaire qui…

– Calme-toi, Jolly Jumper. Le début du règne de Caligula se passe très bien. Déjà, le peuple adorait son père et à Rome, l’image de la lignée, ça compte. Ensuite, Auguste et Tibère ont régné longtemps et vieux : Rome n’en peut plus des vieillards et Caligula, à 24 ans, a sa jeunesse pour lui. Il prend d’abord une série de décisions justes et apaisées qui changent de l’ambiance mortifère des années précédentes.

– Et ?

– Et puis quelque chose merde. D’après ses contemporains, Caligula aurait vrillé après une maladie subite, à l’automne 37.

– Et d’après les historiens ?

– Ben disons que ça fait débat. En réalité, la politique de l’empereur ne change pas particulièrement en 37.

– En gros il était cinglé depuis le début ?

– Difficile à dire : les principales sources viennent d’auteurs qui lui étaient radicalement hostiles. De là à dire qu’ils ont noirci le tableau pour faire de Caligula le cinglé pervers par excellence…

– Enfin les auteurs en question avaient peut-être de solides raisons de lui être hostiles.

– Le fait est que Caligula n’avait tout de même pas l’air d’être tout seul dans sa tête. Mais tout ce qu’on sait de lui doit être lu en gardant en tête le fait que les sénateurs ne lui ont jamais pardonné son mépris pour le Sénat qui tenait à ce qu’on respecte les formes, Empire ou pas. Ils tiennent à préserver la jolie fable conçue par Auguste d’un pouvoir partagé entre le Sénat et l’empereur, alors que tout le monde sait très bien qui c’est le patron. Du coup, ça sera un classique de l’Empire : dès qu’un empereur rudoiera un tantinet les sénateurs, ceux-ci lui tailleront un costard pas piqué des vers et en font des caisses sur le côté pervers, licencieux, immoral, moche, débauché…Après sa mort, en général.

– Pas fou.

– ça… Généralement, ça commence par des attaques sur le physique. Oh oui. Suétone, qui est tout de même une des plus belles langues de putes de l’Antiquité, en fait un portrait sympathique. À l’en croire, Caligula est grand mais mal bâti, mal foutu, livide, les jambes grêles et surtout chauve mais poilu.

Alors que bon, franchement…

– Tiens, ça me rappelle quelqu…

– Tu te tais ou alors c e qui va se passer, c’est que je vais te taper avec une pelleteuse.

– Pardon.

– Je cite Suétone, ça t’apprendra : « Quant à son visage, naturellement affreux et repoussant, il s’efforçait de le rendre plus horrible encore, en étudiant devant son miroir tous les jeux de physionomie capables d’inspirer la terreur et l’effroi ». Suétone raconte aussi qu’il coucherait avec sa propre sœur pour imiter les Égyptiens, etc. Oh et va savoir pourquoi, Suétone ajoute que Caligula ne supportait pas d’entendre le mot chèvre.

– Mais enfin ?

– Ah, c’est inventif, un Romain, quand il s’agit de calomnier.

– Attends, tout est faux ?

– Impossible de te répondre. Bien malin celui qui pourra distinguer ce qui relève de l’anecdote, de la légende pure ou du mensonge. Ce qui semble certain, c’est qu’il commet a minima un certain nombre d’erreurs, vécues comme des provocations. Dans la série des belles conneries, il semble qu’il ait fait la même que Marc-Antoine : se laisser fasciner par l’Orient et tenter d’en importer les usages à Rome. Il transforme la cour à l’orientale, exige qu’on lui rende un culte… Or, les Romains ont tendance à tousser quand on leur demande de se mettre à genoux devant le « Princeps ». Ils s’y feront plus tard, hein. Mais là, ça les chatouille encore un peu au niveau du vécu.

– Et dans les autres rumeurs qui tournent à son sujet, on trouve quoi.

– De tout. On l’accuse de ridiculiser le Sénat dans les grandes largeurs, par exemple en prostituant de force les femmes de certains sénateurs. On prétend aussi qu’il passe des heures à observer les bourreaux qui torturent des prisonniers.

– Il faut bien s’instruire. 

– Il semble avoir été particulièrement fasciné par les décapitations. On raconte que dans les banquets, en embrassant le cou d’une énième conquête – oui parce qu’il était du genre énervé sous la toge – il rappelait parfois que cette jolie nuque tomberait au sol sur un seul mot de sa part.

– Bonne ambiance.

– Suétone raconte qu’un jour, en plein repas, il prend un fou rire pas croyable. Ses deux vis-à-vis, surpris, lui demandent en substance : « Mais dis-moi, ô César, tout baigne dans l’huile ? » « Oui oui », répond Caligula, « je me marrais juste en me disant que si je voulais, vous seriez mort dans la seconde. »

– Et cette histoire de cheval sénateur ?

– Alors, ça c’est une légende. Il avait effectivement un cheval adoré, Incitatus, et Suétone dit très exactement ceci : « Il lui fit faire une écurie de marbre, une crèche d’ivoire, des housses de pourpre et des licous garnis de pierres précieuses. Il lui donna un palais, des esclaves et un mobilier, afin que les personnes invitées en son nom fussent reçues plus magnifiquement. On dit même qu’il voulait le faire consul. » Autrement dit, même Suétone admet qu’il n’y a évidemment jamais eu de cheval nommé sénateur, même s’il est très possible que Caligula se soit amusé à l’annoncer pour se foutre de la gueule des sénateurs.  

– Plausible.

– Tu as d’autres rumeurs moins connues que le coup du cheval, mais qui m’amusent beaucoup, personnellement.  Apparemment, il aurait envoyé ses légions à la plage pour lui ramasser des coquillages.

– Pardon ?

– Oui. Là encore, rien ne vaut le texte original : « il dirigea son front de bataille vers le rivage de l’Océan. Il disposa les machines, et les balistes, sans que personne connût ou pût deviner son dessein. Tout à coup il ordonna qu’on ramassât des coquillages, et qu’on en remplît les casques et les vêtements. « C’étaient, disait-il, les dépouilles de l’Océan dont il fallait orner le Capitole et le palais des Césars. » Il éleva, pour monument de sa victoire, une tour très haute où il fit placer des fanaux, comme sur un phare, pour éclairer les navires pendant la nuit. »

– Une légion de troufions aguerris lancée à la pêche aux moules pour un caprice du patron, sérieusement ?

« Ouais, nous aussi on a trouvé que c’était un poil excessif ».

– Tu me crois, maintenant, quand je te dis que Suétone et les autres en rajoutent peut-être un peu ?

– Oh ben peut-être, oui.

– Ceci dit, légende noire ou pas, Caligula ne se fait manifestement pas que des copains. Manifestement paranoïaque, il voit des complots partout et à force d’en voir d’imaginaires et de couper des têtes, il en fait émerger d’autres bien réels. Le palais impérial devient un nid de frelons et après trois ans, huit mois et dix jours de règne, une énième conjuration réussit enfin. Les soldats de sa propre garde l’exécutent apparemment de trente coups d’épée.

– Soit sept de plus de César, tiens.

– Monsieur a des lettres. Jamais avare en détails sympathiques, Suétone précise que « quelques-uns lui enfoncèrent l’épée dans les parties honteuses ».

– Les burnes ? On parle de coups de glaives dans les burnes ?

–  Sympa, hein ? L’enthousiasme aidant, les soldats exécutent dans la foulée sa femme et sa fille, une toute jeune fillette qu’on écrase contre un mur.

– Eh ben dis-moi, c’est sympa, les crises de succession à Rome.

– Justement, en parlant de succession, la légende veut qu’on dénicha son successeur Claude planqué derrière un rideau, persuadé qu’on le cherchait pour l’assassiner à son tour.  

– Et le corps de Caligula ?

– On l’emmène discrètement dans les jardins de Lamia, sur l’Esquilin et on le crame vite fait mal fait sur un bûcher de fortune avant de le flanquer sous trois pieds de terre recouverte ensuite de gazon. Ce qui n’a apparemment pas plu au défunt qui s’est mis à hanter la zone, d’après Suétone : « ceux qui gardaient ces jardins étaient inquiétés par des fantômes et la maison où il fut tué était chaque nuit troublée par quelque bruit terrible ».

– Brrr.

– Penses-y si tu vas à Rome. Les jardins de Lamia sont situés à l’emplacement de la piazza Vittorio, du côté de la gare de Termini.

One thought on “Une godasse sur le trône

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.