Bullshido

Bullshido

– Allez. C’est plié.

– Non !

– Mais si, la partie est terminée. Rends-toi, abandonne, on gagnera du temps.

– Jamais !

– T’es fichu, regarde.

– Je sais, mais non. Hors de question.

– Juste pour le plaisir qu’on y passe encore trois tours, vraiment ?

– La mort plutôt que le déshonneur !

– Mais enfin sois raisonnable, c’est pas le déshonneur…

– Si !

– Attends, qui est-ce qui t’a mis ce genre d’idées en tête ?

– J’ai décidé de m’engager dans la voie sacrée et séculaire du guerrier. Le bushido ancestral. Je vivrai désormais ma vie comme un authentique samurai.

– Ah. Je vois le problème. Un samurai, hein ?

– Absolument.

– Bon ben écoute c’est très bien, nous avons certainement besoin d’administrateurs érudits.

– Non, j’ai dit un samurai. Ne vivant que pour défendre mon honneur à coups de sabre.

Et le droit de rester en robe de chambre tout le weekend si je veux.

– D’accord, je vois le problème. Alors reprenons du début. Le mot, d’abord. Le terme samurai signifie celui qui accompagne, qui sert la noblesse. Les premiers samurais qui apparaissent dans la structure féodale du Japon des 7ème-8ème siècles sont ainsi des conseillers et administrateurs. Ce n’est qu’au cours des siècles qui suivent que les samurais se constituent comme une classe de soldats, organisée en clans régionaux, toujours au service de l’aristocratie impériale. Ils acquièrent également une puissance économique importante. Comme il ne s’agit pas ici de retracer toute l’histoire nippone, je fais vite, mais c’est ainsi qu’on en arrive à la structure « classique » du Japon médiéval, à partir du 12ème siècle. Il y a le shogun, censé en principe n’être que le gouverneur militaire de l’empire mais qui exerce de fait le pouvoir, et l’empereur largement réduit à un rôle protocolaire. Or le pouvoir du shogun repose sur la puissance armée, et donc les clans de samurais, guerriers nobles.

– Voilà, exactement. L’incarnation d’un idéal chevaleresque universel.

– Doucement. Du calme. Tiens, histoire que tu restes tranquille, parlons deux minutes des invasions mongoles.

– Les Mongols ? Au Japon ?

– Mais oui. Ils fondent la dynastie chinoise des Yuan (faut dire qu’avec tous leurs marmots, ils avaient de quoi constituer quelques empires), qui se met en tête de conquérir le Japon en 1274. Les Yuan envoient un corps expéditionnaire de quelques 40 000 soldats, dans une grande flotte qui compte près d’un millier de navires. En face, les Japonais ne sont en mesure que d’aligner une dizaine de milliers d’hommes. Mais ils bénéficient d’un allié de poids.

Non. Soupir. Non, malheureusement pas.

A savoir la météo. La flotte mongole subit plusieurs tempêtes pendant la traversée, et se fait si sévèrement malmener que les défenseurs réussissent à la repousser. A noter que les Mongols utilisent à cette occasion des petites bombes, autrement dit une forme de grenade. Ce qui permet de souligner, d’une, que contrairement à ce qui est souvent dit les Chinois n’utilisaient pas uniquement de la poudre pour faire des feux d’artifice en attendant que les Occidentaux aient l’idée de s’en servir pour faire péter des trucs ; et deux qu’elle a été introduite au Japon fin 13ème siècle, on aura l’occasion d’y revenir.

Par ailleurs, suite à cette première tentative d’invasion, les Japonais se disent que leurs voisins pourraient y revenir, et décident donc de construire…

– Pour se défendre contre une invasion ? Ben, un mur j’imagine.

– Tout juste. Entre 1276 et 1277, une grande barrière de pierre est édifiée autour de la baie de Hakata. C’est pas la Grande Muraille, même si l’idée est la même, mais elle court quand même sur 20 km. Loin d’être ridicule.

On tend à négliger le rôle moteur des invasions barbares dans la maçonnerie.

Après cet échec, Kubilaï Khan décide, contre toute attente, de régler les choses de façon diplomatique.

– Hein ? Attends, t’es sûr de toi ?

– Mais oui. Il expédie des émissaires au Japon, qui se font systématiquement exécuter. Au bout d’un moment ça l’agace un peu, et il envoie donc une nouvelle armada à l’assaut en 1281 : 5 000 navires, 140 000 hommes. Parce que ça commence à bien faire. Et là, la flotte est à nouveau sévèrement battue en brèche par une intervention divine.

Non, toujours pas. N’insistez pas, vous me faites du mal.

Cette fois-ci, c’est un véritable typhon qui s’abat sur les envahisseurs. Ceux qui atteignent la côte se cassent les dents sur la muraille d’Hakata. L’opération est un échec, et les Mongols n’y reviendront plus.

– Oui, bon, ça tombe bien je te l’accorde, mais de là à parler d’intervention divine.

– Mais si. Les Japonais voient les tempêtes de 1274 et 1281 comme le souffle des dieux venus protéger la terre sacrée de l’archipel. Le vent des dieux, ou Kami-no-kaze, qui balaie les ennemis de l’océan. Le terme deviendra kamikaze, et sera comme tu le sais repris pour les attaques suicides des pilotes japonais de la Seconde Guerre Mondiale.

– Uuuuh…

– Voilà. Nous sommes donc au faîte de la puissance militaire des samurais. A partir de 1603, le Japon entre dans l’ère du shogunat Tokugawa. Après des siècles de conflits, l’archipel est alors largement pacifié, ce qui signifie que les samurais ne passent quasiment plus de temps au combat. Ils deviennent par conséquent de plus en plus des courtisans, bureaucrates, et administrateurs. De guerriers, ils se convertissent en érudits et lettrés. Or c’est précisément à cette époque que commencent à être formellement développés les principes du fameux bushido, le code des guerriers. Par exemple le Traité des Cinq Cercles (ou Roues, ou Anneaux), qui porte sur l’art de l’escrime et du sabre, est ainsi rédigé en 1645.

Dans la seconde moitié du 19ème siècle, l’armée japonaise se modernise sous la pression occidentale, et en 1873 l’’empereur Meiji abolit le privilège qui réservait aux seuls samurais le droit de constituer une force militaire, au profit d’une armée de conscription. Les samurais perdent ensuite le droit de porter un sabre, et d’exécuter séance tenante tout roturier qui leur manquerait de respect. De fait, ils disparaissent en tant que classe constituée à cette époque, après plus d’un millénaire à avoir été tour à tour bureaucrates, administrateurs, soldats, et courtisans. Mais alors que la réalité s’efface progressivement, le mythe se développe.

– Comment ça ?

– Entre alors en scène le dénommé Nitobe Inazo.

– Je te laisse faire les présentations.

– Nitobe nait en 1862 dans la province de Mutsu. Au sein d’une famille de samurais.

Ca saute aux yeux.

En tant que tel, il reçoit une éducation impeccable, et ce au Japon, en Allemagne, et aux Etats-Unis. C’est d’ailleurs à Philadelphie qu’il se convertit au christianisme, rejoint les quakers, et rencontre sa femme. Inazo est docteur en agronomie et en droit, et deviendra un diplomate de premier plan puisqu’il accédera au poste de sous-secrétaire de la Société des Nations, en charge notamment de ce qui deviendra l’Unesco après la création de l’ONU.

– Je vais me permettre de résumer en disant que ce n’était pas un tromblon.

– Certainement pas. Pour autant, tu auras remarqué qu’il n’était pas historien. C’est pourtant un ouvrage qui se veut comme historique qui fera sa renommée en Occident. En 1899, alors qu’il est installé en Californie, il écrit Bushido : l’âme du Japon. Il y présente les valeurs japonaises, à travers le bushido et les samurais. Enfin, ce qu’il pense être les samurais. C’est tout le problème.

– Dans quel sens ?

– Ce brave Nitobe développe une vision romantique des samurais, qu’il pose comme historique. Comme son bouquin rencontre un succès énorme (Theodore Roosevelt en commande plusieurs dizaines d’exemplaires pour tous ses amis), il ancre un peu partout dans le monde l’idée que nous nous faisons encore aujourd’hui des samurais et de leur conduite. C’est comme si Chrétien de Troyes avait publié en 1900, et que le monde imaginait les chevaliers médiévaux à partir de ses œuvres.

– A ce point ?

– Mais oui. Si je te dis samurai, tu penses évidemment à un gars armé d’un katana ?

– Ben oui.

– Ben non. Déjà il pouvait tout à fait s’agir d’une femme, à partir du moment où ils n’étaient plus des guerriers. Pour ce qui est de l’armement, les samurais ont d’abord été réputés pour leur adresse en tant qu’archers montés. Quand ils allaient à la bataille, c’était pour la remporter, par conséquent ils utilisaient les armes les plus adaptées : arcs, armes d’hast…

– On y va à l’arc ?
– Hé, c’est pas Azincourt ici, on joue pour gagner.

…mais aussi armes à feu. J’ai déjà mentionné l’arrivée de la poudre au Japon. Les Portugais introduisent les arquebuses sur l’archipel en 1543, et si tu penses que la réaction des samurais est de rejeter une arme qui ne serait pas noble, tu t’enfonces le wakizashi dans l’œil. Ils développent même de l’artillerie, sensiblement au même moment que les Européens. L’image des samurais qui chargent au sabre jusqu’au 19ème siècle, c’est Hollywood.

– Mais enfin, non…

– En vrai, ils se battent pour la victoire beaucoup plus que pour l’honneur, comme…à peu près tous les guerriers dans l’histoire de l’humanité. Est-ce que ça implique aussi des coups fourrés, fourberies, et traîtrises « contraires à l’honneur » ? Bien sûr.

– La mort plutôt que le déshonneur, quand même ?

– Tu veux parler suicide rituel ? Harakiri ou seppuku (les deux mots signifient sensiblement la même chose, ce sont juste des origines linguistiques différentes) ?

– Oui. Tu vas pas me dire que ça n’existait pas.

– Ca a existé, mais là encore l’idée que nous nous en faisons est largement romantique. Des samurais défaits pouvaient très bien se rendre, et s’ils décidaient de s’aérer les intestins, c’était plutôt pour éviter d’être torturés (par d’autres samurais, pas très honorable ça). En dehors de ça, le seppuku était également proposé comme alternative à une exécution, autrement dit on leur forçait un peu la main. L’acte libre et délibéré de s’ouvrir le bide plutôt que de subir un affront ? Je ne dis pas que ça n’a jamais existé, mais sans doute pas plus qu’ailleurs. Une fois encore, Nitobe présente une version idéalisée d’une culture qu’il n’a pas connue ni vraiment étudiée. Et à côté de ça le gouvernement japonais est ravi d’insister sur la figure du guerrier vertueux, irréprochable, et surtout tout entier dévoué à son devoir, en pleine époque de nationalisme et de culte de l’empereur. Sans surprise, l’expansion nippone des années 30 et la Seconde Guerre Mondiale seront le point d’orgue de cette glorification du combat et de la mort pour la patrie.

– Pfff, tu gâches tout.

– Mais non, au contraire. Vois les samurais vertueux et entièrement dévoués à l’honneur, il y a bien dû en avoir quelques-uns, comme ce qu’ils étaient : des exceptions exemplaires propres à inspirer. Personne n’a jamais cru que Lancelot ou Galaad représentaient le chevalier européen typique, c’est précisément ce qui en fait des idéaux. Tiens d’ailleurs, à condition de faire ses preuves et de s’en montrer dignes, on pouvait devenir samurai même sans être né dans une famille noble. Voire sans être japonais.

– Tu as des exemples ?

– Le plus remarquable est Yasuke Kurusan. Né Yasufe, au Mozambique, dans les années 1530 ou 1540.

– C’est précis.

– On fait avec ce qu’on a. Le pauvre Yasufe est capturé et vendu comme esclave à des Jésuites.

– Ah ben bravo la charité chrétienne.

– Yasufe se retrouve embarqué pour le Japon, comme garde du corps d’un prêtre, Alessandro Vallignano. Ce dernier va jusqu’à Kyoto, où il est reçu par le Shogun lui-même, Oda Nobunaga. Ce dernier n’avait jamais vu d’homme noir, en est fort surpris, et demande donc à Vallignano s’il peut le garder. Le prêtre accepte. La première décision de Nobunaga concernant sa nouvelle recrue est d’ordonner qu’il prenne un bain et se frotte vigoureusement, histoire de vérifier qu’il a bien la peau naturellement noire. Par la suite, le shogun est emballé par les qualités physiques et intellectuelles de Yasufe. Il l‘affranchit, le nomme samurai, et en fait son garde du corps. Yasufe devient ainsi Yasuke Kurusan, qu’on peut traduire par Yasuke sieur Noir.

Seigneur Casque-Noir ?

Yasuke est le premier samurai d’origine étrangère, mais pas le dernier. Le successeur immédiat de Nobunaga, Tokugawa Ieyasu, procède de la même façon avec William Adams, qui pourrait bien être le premier marin anglais à avoir posé le pied sur l’archipel. Le shogun en fait également un samurai, ainsi que son conseiller personnel pour les questions européennes. A noter qu’un des compagnons de voyage d’Adams, le néerlandais Jan Joosten, a également reçu cet honneur, même s’il n’est pas devenu conseiller du shogun.

– Peut pas y avoir deux conseillers aux affaires européennes.

– Parait aussi qu’il avait un peu trop tendance à picoler.

– C’est plus fort que toi, tu peux pas t’empêcher de tout salir, hein ?

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