Blues mortel
– Ben qu’est-ce qui t’arrive ?
– Rien.
– Pas à moi, écoute. Tu as les yeux tous rouges.
– Riendutoutj’tedisarrêtedemembêter.
– Tu sais que tu peux tout me dire ?
– Hein ? Certainement pas. Je connais mes droits.
– Fais pas tant de manière, je vois bien que t’en as gros sur la patate.
– Mais rien à la fin ! Je jetais un œil à de vieilles photos, voilà. Et j’ai eu une petite poussée de nostalgie, rien de grave. Tempus fugit, c’est tout ce que je dis.
– Des photos de quand on était jeunes et beaux, l’œil alerte, le cuissot ferme et le jarret vigoureux ?
– Tu n’étais pas censé me remonter le moral, toi ? Oui, des photos de quand on était jeunes et beaux. Et de quand t’avais des cheveux, aussi, vieux sac.
– Je ne relèverai pas cette attaque que j’attribuerai par grandeur d’âme à un état clinique général lamentable mais tu devrais faire attention. C’est sérieux, la nostalgie.
– Oh rien qu’une bonne pinte de whisky ne saurait guérir, va.
– Une pinte de… ? Tout s’explique. En revanche, non, ça n’est pas bénin, la nostalgie. Ou disons plutôt que ça ne l’a pas toujours été. Ça sent dans le mot lui-même, d’ailleurs.
– J’en connais un qui va ramener son grec et son gros Gaffiot.
– Je te confirme. Une lombalgie, c’est… ?
– Un cauchemar.
– Un mal de dos au sens large en tout cas, du latin lumbus, qui désigne l’échine, et du grec algos, la douleur. Un suffixe qui n’annonce en général rien de bon et qu’on retrouve un peu de partout dans les dictionnaires médicaux, de la névralgie pour les douleurs nerveuses à la pubalgie pour ce qui touche à la région de l’aine en passant par les sphinctéralgies qui…
– Te casse pas, je crois que je vois pour la sphinctéralgie.
– Bon. Et ben si la nostalgie a ce petit côté médical, ce n’est pas par hasard : c’est un médecin qui l’a inventé à partir du mot grec nostos, le retour.
– J’aurai plutôt pensé à un écrivain. Pire, à un poète.
– Et pourtant. La nostalgie n’a pas grand-chose de poétique à ses débuts : c’est une pathologie étudiée et décrite dans sa dissertatio medica par un toubib de Mulhouse en 1688, Johannes Hofer. Étudiant à Bâle, Hofer travaillait sur une notion chère aux germanophones : celle de Heimweh, une sorte de mal du pays, de mélancolie propres déracinés. Si tu connais le célèbre poème de Du Bellay « Heureux qui comme Ulysse », c’est un peu ça : son texte transpire littéralement la Heimweh.
– « Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village / Fumer la cheminée et en quelle saison / Reverrai-je le clos de ma pauvre maison / Qui m’est une province, et beaucoup davantage ? »
– T’as de bons souvenirs de ton bac de français, dis-moi. Hofer est moins littéraire : il décrit la nostalgie comme un dérèglement de l’imagination « d’où il résulte que le suc nerveux prend toujours une seule et même direction dans le cerveau et, de ce fait, n’éveille qu’une seule et même idée, le désir du retour dans la patrie. »
– En attendant, je ne vois pas pourquoi ton Hofer tient absolument à créer de toutes pièces un nouveau mot s’il en existe un. Il n’aime pas l’allemand ?
– Il est surtout médecin et je te rappelle qu’un médecin, c’est quelqu’un qui ne dira jamais qu’un patient pisse le sang par les trous de nez mais qu’il fait une belle épistaxis et oui, c’est féminin. Un saignement de nez, dans un cabinet médical, ça s’appelle une hémorragie extériorisée par les fosses nasales… Autant te dire que ta Heimweh, ça ne satisfait pas tellement Hofer. Et ça peut se comprendre : ce qui l’intéresse, c’est de définir une maladie, pas un état d’âme.
– Je comprends mal la différence.
– Lui si, pour la bonne raison qu’il voit en permanence passer des soldats suisses touchés par une forme particulièrement grave de mal du pays. Des gars qui sont littéralement incapables de penser à autre chose qu’au clos de leur pauvre maison, comme dirait Du Bellay, au point de s’en rendre malades. C’en est au point d’après Rousseau, « il fut défendu sous peine de mort de le jouer dans leurs troupes parce qu’il faisait fondre en larmes, déserter ou mourir ceux qui l’entendaient tant il excitait en eux l’ardent désir de revoir leur pays ».
– Oh, allez.
– Non, je ne plaisante pas. Je ne te parle pas d’une émotion passagère mais d’une véritable souffrance, capable d’affecter gravement des hommes que la vie militaire a éloigné de chez eux de plusieurs centaines de lieues à une époque où la plupart des gens vivent et meurent dans un rayon de 50 bornes autour de leurs lieux de naissance. Inventer un terme médical, c’est reconnaître une pathologie authentique, un état de tristesse et de léthargie dont les conséquences sont vraiment graves. Pour des décennies, la nostalgie sera aussi connue comme « la maladie des Suisses ».
– Pardon, mais un soldat qui a le mal du pays, il n’a pas plutôt tendance à filer prendre une cuite au bordel qu’à contempler l’horizon des Vosges en trimballant son spleen d’un air ténébreux ?
– Ben non. Dans certains cas, il en meurt.
– Pardon ?
– Comme je te le dis.
– Excuse-moi mais c’est du foutage de gueule. Personne n’est jamais mort d’un petit coup de blues isolé, faut arrêter.
– C’est une question de sémantique, Sam. Ce que tu décris, c’est la nostalgie telle qu’on l’entend aujourd’hui et qui s’installe seulement à la Belle Époque et pas en plein mouvement romantique. Une simple émotion, entre spleen et mélancolie, plutôt passagère et peu inquiétante dans la plupart des cas. Mais avant, de Hofer aux années 1880-1890, c’est une maladie mortelle, diagnostiquée par les médecins et soignée avec les moyens du bord.
– Mais ils en font des caisses pour avoir une perm’, tes troufions, oui ! Ils ne veulent pas un arrêt de travail, non plus ? Je peux te dire que si j’étais leur officier, ça se passerait autrement nom de Dieu.
– Dis-moi, Sam, est-ce que tu dirais que les révolutionnaires de la Terreur faisaient particulièrement dans la complaisance avec les soldats suspects de tirer au flanc ?
– A priori pas.
– Et tu as raison. Eh bien dis-toi qu’en 1794, un certain Cochon de Lapparent…
– Mouahahaaaaaaaa.
– On ne choisit pas son nom, Sam, ce n’est pas très chrétien de se moquer. Cochon de Lapparent, donc, réclame un matin de juillet qu’on puisse permettre aux militaires convalescents « de changer d’air dans leurs foyers lorsque cela sera jugé nécessaire au rétablissement de leur santé ».
– Je ne vois pas le rapport avec la nostalgie. Pas direct, en tout cas.
– Et pourtant : alors que la France révolutionnaire est en train de se cartonner avec la moitié de l’Europe que ça tendance à déserter dans tous les coins, ça fait déjà plusieurs mois qu’on autorise des militaires « atteints de nostalgie, ou maladie du pays » à rentrer chez eux. La Convention ne fera que confirmer ce qui se pratique déjà depuis des semaines en demandant simplement à ce que la maladie soit « vérifiée et attestée par deux officiers de santé en chef ». Et en l’occurrence, la Révolution ne fait que suivre l’Ancien Régime : dans les régiments du roi ça faisait déjà bien cinquante ans qu’on permettait à certains soldats de rentrer chez eux en cas de nostalgie.
– « En cas de nostalgie » ?
– Oui. Tu te ne te sens pas nostalgique, tu as la nostalgie, exactement comme tu peux choper la tuberculose ou la vérole. Personne ou presque n’en conteste le caractère pathologique. Même si certains la jugent incertaine et délicate à décrire, le dictionnaire de l’Académie française de 1835 la décrit bien comme une « maladie causée par un violent désir de retourner dans sa patrie ». Et ça va durer comme ça jusqu’à la fin du 19e. En Algérie, une enflure sans âme comme le général Bugeaud est le premier à réclamer des soins pour ses hommes une fois que le diagnostic était tombé.
– Mais enfin.
– Et on trouve des traces de partout : dans les livrets militaires, les rapports des services de santé, les souvenirs des soldats… En 1801, Stendhal en parle dans son journal : alors qu’il n’est encore qu’un jeune troufion stationné en Italie au milieu des troupes de Napoléon, il écrit que son médecin lui a trouvé quelques « symptômes de nostalgie et de mélancolie ».
– Non mais ils ne s’écoutent pas un peu, ces gars-là, t’es certain ?
– Des clous. Ernest Renan, qui n’avait pas franchement le profil du jeune romantique échevelé, se souvient dans ses écrits d’homme mûr qu’il n’a jamais autant souffert que dans sa jeunesse en internat, où « un terrible accès de nostalgie l’a frappé », puissant au point qu’il y voit « la crise la plus grave de sa vie ». Ce sentiment de solitude et d’exil est une pathologie à part entière.
– Mouais.
– Bon, changeons de continent. Direction la guerre de Sécession : en quatre ans, les médecins des services de santé du Nord ont très officiellement diagnostiqué 5 547 cas de homesickness avec 66 morts à la clé. Des fragiles, tu penses, les toubibs ?
– Non, probablement pas.
– Pas plus que les cadors de la Convention ou que les officiers de Napoléon. En France, c’en est au point que dans certaines régions, les préfets se justifiaient par la nostalgie quand ils n’arrivaient pas à atteindre les quotas de conscrits qu’on leur réclamait depuis Paris.
– Mais non.
– Mais si. Et ça prend même un tour particulièrement inquiétant autour des années 1840, quand la France commence à coloniser l’Algérie. Là, le dépaysement est particulièrement violent pour une partie des jeunes gens envoyés à la conquête d’un pays dont ils ne connaissent rien. On craint une épidémie de nostalgie.
– La nostalgie est contagieuse, en plus ?
– Il semble. En 1842, l’hôpital militaire d’Oran rapatrie 800 soldats malades ou blessés. Eh bien pour 350 d’entre eux, c’est en raison d’une nostalgie carabinée qui mérite des soins immédiats. Et on va continuer de renvoyer les soldats touchés dans leurs foyers jusqu’en 1914.
– Elle devait être marrante, l’ordonnance. « Rentrez chez vous et mettez-vous sous un plaid trois fois par jour, de préférence devant la cheminée. »
– Moque-toi. Les médecins, eux, prennent la chose très au sérieux. La preuve ? Dans la première moitié du 19e siècle, la nostalgie est le sujet plus étudié ou presque par les étudiants en médecine avec 61 thèses soutenues entre 1800 et 1850 : il n’y a que l’hystérie qui fait mieux… Concrètement, beaucoup cherchent un organe de la nostalgie, quelque chose qui serait à cette maladie ce que l’appendice est à la péritonite. Sur le terrain militaire, même sérieux : rien qu’en 1841, la « faux de la nostalgie » tue très officiellement 39 soldats parmi les troupes coloniales. Aucune blessure, aucune maladie infectieuse, rien d’autre qu’une tristesse que rien ne peut soigner sur place. On en meurt littéralement autant que de fièvre ou de dysenterie.
– Mais allez…
– Je n’invente rien, ça sort tout droit des rapports des services de santé militaire. Ça peut monter à un mort sur quatre dans certains régiments de la Grande Armée.
– Mais enfin ça ressemble à quoi ?
– Les symptômes ? J’ai ici un rapport de 1822 qui dit… Attends… Voilà : c’est tiré d’une thèse de médecine dont l’auteur bossait au Val-de-Grâce et il a pu observer un soldat atteint de nostalgie. Et ça donne ceci : « « une teinte de mélancolie répandue dans tous traits ; une physionomie exprimant l’abattement, la préoccupation, les yeux ternes. En interrogeant le malade (…) j’appris que depuis plusieurs jours il s’ennuyait, que tout lui était indifférent, que l’appétit s’était dissipé (… Il me fut facile de deviner la cause de l’ennui quand lui parlant de son pays, je vis le sourire paraître sur ses lèvres (…). Au neuvième jour, le patient présenta : rougeur de la face, physionomie altérée, traits grippés, yeux ternes, ouïe dure, soubresauts des tendons, décubitus horizontal, langue tremblante, rouge à son sommet et sèche. Soif vive, dents noirâtres, constipation, toux douloureuse, exportation sanguinolente… (…) Tout enfin indiquait une issue funeste et prochaine ».
– Il était temps de le renvoyer à la maison, lui.
– Ah non, c’était trop tard. Il est mort 23 jours après avoir été admis au Val-de-Grâce. Il ne restait plus qu’à écrire « décédé par suite de nostalgie » sur son acte de décès, une mention plutôt banale.
– Mais enfin ça correspond à QUOI, cette maladie ? Une dépression ? Un stress post-traumatique ?
– Dur à dire. Avec la naissance progressive de la psychiatrie, le regard des médecins sur la nostalgie s’est en tout cas progressivement transformé à partir des années 1850, en glissant du côté des affections psychologiques : névroses, hystérie… On a commencé à voir dans la nostalgie un symptôme, une condition à surveiller pour éviter toute tentation suicidaire, mais pas une maladie en tant que telle. Et pour le grand public, ça devient soit un sujet de moquerie qui rappelle un peu ton incrédulité, soit un sentiment tout à fait légitime – mais un simple sentiment. La nostalgie du pays perdu, enchanté, c’est un des grands thèmes de la littérature dans la deuxième partie du 19e siècle sur fond de révolution industrielle et d’exode rural. Et quand la France se prend une tôle en 1870 et qu’elle dit adieu à l’Alsace et à la Lorraine, la nostalgie prendra même un petit tour patriotique et revanchard…
3 réflexions sur « Blues mortel »
Comme quoi, Simone Signoret avait raison : la nostalgie n’est plus ce qu’elle était.
(adresse aux pointilleux : oui, elle ne fait que citer un graffiti, mais ça rend moins bien « le graffiti que cite Simone Signoret avait raison »)
Il manque des mots ou un contexte dans la citation de Rousseau, je suppose qu’elle parle du « Ranz des vaches » un air populaire de Fribourg
Me demande si c’est pas en partie lié à une grosse carence alimentaire…