Ca fait de la bouteille
– Ha les salauds !
– ?
– Les pourris, les ordures, les sagouins, les cochons…
– Allons ! De grâce, mon ami, épargne-moi cette litanie et t’en vas sans plus attendre me renseigner sur la cause de ce courroux dont je ne doute ni de la justesse ni de la vigueur.
– Ils s’en prennent à Jeanne !
– Qui, laquelle ?
– Mais enfin, Jeanne quoi ! Au secours, Jeanne !
– Euh, évite. Tu veux dire, Jeanne ?
– Non ! L’autre !
– Il y en a eu quelques autres, si tu veux bien être plus précis.
– Jeanne Calment ! De fourbes calomniateurs ont laissé entendre qu’elle aurait triché !
– Ah, oui. J’ai entendu ça. Des chercheurs russes ont contesté son record de longévité. Mais c’est fini maintenant.
– Oui mais quand même ! Calomnie ! Atteinte à la grandeur éternelle de la France…
– Oui, enfin, pas tout à fait éternelle, sinon nous ne serions pas à en parler.
– Presque. Quasiment. Pour ainsi dire. Tu te rends compte ? Ils viennent remettre en cause notre record du monde ! Tu les entends ces féroces soldats qui viennent égorger notre grand-mère nationale ?
– Ok, je ne te savais pas si investi dans la défense de l’honneur de la longévité patriotique.
– 122 ans ! Championne du monde !
– Moui, alors…
– Tu vas pas t’y mettre aussi, vile taupe crypto-soviétique !
– Ben, écoute, j’ai rien contre cette brave Jeanne, mais dans l’histoire des records de longévité, on a fait mieux que 122 ans.
– Comment ça ?!
– Bon alors si tu remontes vraiment loin, tu as la lignée d’Hénoch, déjà.
– Connais pas.
– Ah mais ça si tu avais été au catéchisme plutôt qu’au baby-foot… Hénoch est un patriarche biblique, autrement dit une sorte de super-grand-père de l’Ancien Testament. Il aurait vécu autour de 3 000 avant JC (pas toi, l’autre). Largement autour, puisque la Bible lui donne l’âge de 365 ans.
– Ah, d’accord, carrément.
– Mais ce n’est rien. Le vrai recordman c’est son fils, dont le nom t’est sans doute plus familier : Mathusalem.
– Mais oui ! Mathusalem ! Une bouteille de 6 litres ! Elle ne survit pourtant pas des années, si tu vois ce que je veux dire.
– Oh oui ça je vois bien. Pour en revenir à Mathusalem, ce n’est pas pour rien qu’il est devenu synonyme de très très vieux, puisque lui serait mort à 969 ans.
– Mais, c’est pas des années métriques ?
– Si si. Au point qu’il a réussi à survivre à son fils, Lamech, qui a pourtant tenu 777 ans. Lamech lui-même père de Noé.
– Ouais, bon, mais on est dans la Bible là.
– Je te l’accorde. Il n’empêche que beaucoup plus récemment, toutes choses égales par ailleurs, nous avons un autre ancêtre, qui sur le papier écrase allègrement notre brave Jeanne Calment.
– Ca se fait pas d’écraser une vieille dame.
– Je suis d’accord. Disons qu’il lui met quelques décennies dans la vue.
– Carrément ?
– Mais oui. Laisse-moi te présenter Thomas Parr.
– Je t’en prie.
– Thomas est né en 1483 dans la paroisse d’Alberbury, dans le Shropshire.
– Angleterre ?
– Tout à fait. C’est la campagne. En 1518, donc à l’âge de 35 ans, Thomas hérite de la petite ferme paternelle.
Il passe donc son temps à travailler aux champs. Et puis, il se marie.
– Jusque-là, c’est assez classique.
– Oui, sauf qu’il a pris son temps. Il épouse une dénommée Jane Taylor à l’âge…pour le coup peu classique de 80 ans.
– 80 ans !
– Mais oui. L’union produit deux enfants, qui malheureusement meurent jeunes.
– Il tient la forme.
– Tu n‘as pas idée à quel point.
– C’est-à-dire ?
– Sans surprise, Thomas nous fait une petite crise de la centaine.
– Ah, classique.
– Et comme la Grande-Bretagne de la fin du 16ème siècle manque de cabriolets sport, il se contente de tromper sa femme et d’avoir un enfant illégitime. A 100 ans.
– Sérieusement ?
– Mais oui. Et c’est documenté, puisqu’il se fait sévèrement remonter les bretelles par sa paroisse. Nous avons un document qui atteste que ce galopin de Thomas a dû faire acte de pénitence en se tenant devant le porche de l’église dans un « drap de bâtardise ».
La pauvre Jane meurt en 1593. Thomas a 110 ans. Et la vie devant lui, manifestement, puisqu’il change de modèle et épouse Jane Lloyd en 1605, à l’âge de 122 ans.
– Le temps de la maturité.
– C’est ça. A partir de là, eh bien notre bon Thomas mène une vie tranquille. Et devient une célébrité locale, dans la mesure où, quand même, c’est pas courant. Au point qu’en 1635, alors qu’il affiche 152 ans au compteur, il reçoit la visite de Thomas Howard, comte d’Arundel. C’est pas tous les jours que tu peux rendre visite à quelqu’un qui aurait pu connaître ton arrière-arrière-grand-père. Le comte s’intéresse vivement à notre centenaire, au point de vouloir l’emmener voir le roi. Parr est à l’époque pas loin d’être aveugle, mais il a encore largement sa tête. Un voyage est donc organisé à Londres, à l’issue duquel Thomas est présenté à Charles 1er. Qui se prend d’une vive affection pour l’aïeul. Ce dernier devient rapidement une sensation dans la capitale, et le roi le reçoit comme un hôte de marque. Des artistes de renom lui tirent le portrait, comme Antoine van Dyck ou Rubens.
Thomas Parr est évidemment interrogé sur les secrets de sa longévité. Sa réponse est simple :
« Gardez la tête froide par tempérance, et les pieds au chaud par l’exercice. Levez-vous tôt, couchez-vous de bonne heure, et si vous voulez devenir gras et prospère, gardez les yeux ouverts et la bouche fermée. »
– Ouais, enfin soyez tempérant sauf quand vous couchez à droite à gauche à 100 ans.
– Faut bien se permettre un petit plaisir de temps en temps. Cela dit il présente aussi sa pénitence comme facteur de longévité. Parr met également en avant son régime, à base de babeurre, de pain, d’oignon, d’orge germé, de bière, et de fromage vert.
– Pardon ?
– Il appréciait particulièrement les nourritures, disons, un peu fermentées, sub-rancid en VO.
– Non mais le truc que tu as dit, là en dernier ? Du fromage… ?
– Vert. Du fromage vert. Oui bon ben c’est un truc local, sur le fond c’est pas plus con que du fromage bleu, hein.
Thomas Parr vit donc la grande vie à Londres, il est reçu comme un invité prestigieux, et se goberge copieusement de tout ce que les tables nobles peuvent lui offrir, en faisant le tour des monuments londoniens. En vertu de quoi il claque au bout de trois semaines, en novembre 1635.
– Ah ben merde. Y’a un lien ?
– Semblerait bien. Charles 1er ordonne à son médecin personnel de pratiquer une autopsie (le rapport est consultable ici). Ce dernier, après avoir prêté une grande attention à l’état de ses parties génitales (qu’il déclare parfaitement fonctionnelles, allant jusqu’à se renseigner auprès de sa veuve pour confirmer qu’il était tout à fait actif dans ce domaine), conclut que ses organes ne présentaient pas de pathologie particulière, qu’ils étaient même plutôt en bon état, et que la mort serait donc due à la fois à l’air londonien, bien moins pur que celui de sa campagne, et à son alimentation trop riche depuis son arrivée sans la capitale. Autrement dit…
– Londres l’a tué.
– Exactement.
Charles est bien triste que son centenaire préféré soit mort. Il le fait enterrer dans l’abbaye de Westminster, ce qui par définition n’est pas donné à tout le monde, et son portrait est exposé à la National Gallery. Quelques mois plus tard, John Taylor publie The old, old, very old man or the age and very long life of Thomas Parr, qui popularise l’histoire de l’homme de 152 ans. Au point qu’un auteur comme Bram Stoker le mentionne dans Dracula comme la preuve qu’il se produit des phénomènes extraordinaires mais néanmoins vrais.
– Oui, bon alors, à ce propos… Non parce que moi je veux bien, mais quand même, 152 ans entre le 15ème et le 17ème, je me permets quelques doutes.
– Et tu as bien raison. On a plus de documents sur Thomas Parr que sur Mathusalem. Nous disposons ainsi d’un certificat de baptême de 1483, ainsi que de certificats de mariage de 1563 et 1605. Il y a donc effectivement eu deux mariages. De la même façon, sa pénitence pour adultère est également attestée. Quant à sa présence et son décès à Londres en 1635, il n’y a aucun doute. Pour autant… les témoignages soulignent que Parr n’était pas en mesure de se souvenir d’événements qui se seraient passés pendant sa prime jeunesse, typiquement tous les faits marquants de la fin du 15ème/début du 16ème.
– Sans vouloir faire l’avocat du diable, ne pas se souvenir de ses 30 ans quand on en a plus de 140, c’est pas totalement inconcevable.
– Tu as raison. Ce qui est en revanche plus difficile à imaginer, c’est qu’un être humain vive aussi longtemps, a fortiori à cette époque, nonobstant tout le fromage vert et la bière de la Grande-Bretagne. Il est beaucoup plus probable que le certificat de baptême de 1483 soit en fait celui de son grand-père.
– Ah ben oui, ça fait tout de suite deux générations de plus au compteur.
– Tu noteras que c’est un peu ce que soupçonnaient nos Russes à propos de ta chère Jeanne, une entourloupe d’état-civil.
– Sauf que pour le coup les documents sont quand même plus fiables.
– Et qu’elle a aussi été suivie par des médecins, bien sûr, je ne suis pas là pour contester son âge super-canonique. Je me contente de parler de Parr. Note que dans la mesure où il est quand même attesté qu’il s’est marié en 1563, même s’il l’a fait à un âge « normal » et non à 80 piges, ça lui ferait au minimum 90 berges en 1635. Ce qui est très loin d’être ridicule.
– De fait. Comme quoi, pour peu qu’on évite Londres…
2 réflexions sur « Ca fait de la bouteille »
-Londres ?
-Oui, Londres. Vous savez bien : fish, chips, tasse de thé, bouffe dégueu, temps de merde, Mary Poppins de mes deux, Londres !