Ca fait Justin peu mal

Ca fait Justin peu mal

– Et alors, ça n’a pas l’air d’aller ?

– Naaaaaan.

– Qu’est-ce qu…

– J’ai mal !

– Ah. Tu t’es fait bobo ?

– Je souuuuuffre. J’ai un aphte dans la bouche. C’est affreux.

– Je vois.

– Non. Tu n’imagines pas.

– Oh ben quand même.

– Non ! Je ne crois pas que qui que ce soit ait jamais expérimenté une douleur pareille dans l’histoire de l’humanité.

– Faut peut-être pas pousser non plus.

– De l’humanité, je te dis !

– Alors, tu as raison sur un point.

– Personne n’a jamais autant souffert.

– Pas celui auquel je pensais. Mais de fait, la douleur est une expérience par définition subjective, et il est très difficile de la mesurer et de l’exprimer.

Enfin des fois l’expression vient très spontanément.

Par conséquent, c’est un champ de recherche. Avec certains sous-domaines très spécialisés et pointus.

– Par exemple.

– Par exemple, les hyménoptères.

– Ca se…mange ?

– Euh…j’imagine que oui, mais je doute que tu en veuilles. Les hyménoptères sont des insectes, cuistre.

– Alors non merci, en effet.

– Il s’agit de la sous-classe des ptérygotes, section des néoptères, super-ordre des endoptérygotes.

– Je vois que monsieur maîtrise le copier-coller, sinon la taxonomie.

– Tu ferais mieux d’écouter. Il s’agit de l’ordre des abeilles, guêpes, fourmis, et frelons.

– Uh, que des bestioles sympas.

– Quoi, c’est bien les abeilles !

– Certes.

– Et les hyménoptères, c’est la spécialité de Justin Schmidt.

– Connais pas.

– Ca va pas durer.

« J’ai un truc dans la moustache, c’est ça ? »

– A 7 ans, Justin émet une hypothèse. Il suppose que s’il prend délicatement une abeille et la pose sur le bras de sa maîtresse d’école, cette dernière risque bien de se faire piquer.

– Je me sens d’emblée une grande proximité avec lui.

– Sale gosse. Et les faits lui donnent raison, au grand désarroi de cette pauvre enseignante. De fait, Justin grandit dans les Appalaches, où il passe pas mal de temps dehors, et se fait piquer par toutes sortes d’abeilles, guêpes, et autres fourmis. Ce qui lui permet de constater que ces espèces font plus ou moins mal.

– Sans blague.

– Sauf qu’il ne s’arrête pas là. Il mène des études de biologie, et devient entomologiste. Il décide alors d’étudier sérieusement la question. Il s’intéresse de manière plus exacte aux mécanismes de défense des hyménoptères, et fait le constat que nous avons évoqué plus haut.

– Euh, c’est-à-dire ?

– Il n’y pas d’échelle ou de référence permettant de savoir dans quelle mesure des différents venins font plus ou moins mal. Fort contrarié par ce manque flagrant dans la connaissance entomologique, Justin décide de prendre les choses en main.

– Comment ça ?

– Ben il faut que quelqu’un s’y colle. Ou plus exactement s’y pique. Il est manifestement impérieux de mener une campagne rigoureuse et systématique, en soumettant de braves expérimentateurs aux dards divers.

– Attends, je veux être sûr de bien comprendre. Il veut soumettre des gens aux piqures de toutes les espèces qui composent l’ordre des abeilles, des guêpes, des fourmis, et des frelons ?

– Exactement. Mais je te rassure, Justin n’est pas un sadique.

– Manifestement pas.

– Non non, vraiment. Plutôt que de devenir la terreur de tous les étudiants de première année souhaitant s’investir dans la recherche, Justin Schmidt décide de devenir lui-même l’expérimentateur.

– Lui ? Tout seul ?

– Exactement. Précisément pour que les expériences soient comparables. Il établit ainsi l’Index de Schmidt de pénibilité des hyménoptères (Schmidt Pain Index).

– Il ne se fait piquer qu’à l’index ?

– Andouille. Les notes vont de 1 à 4. Au niveau 1, nous avons par exemple les halictidae, c’est-à-dire de petites abeilles solitaires, toutes gentilles et mignonnes.

Awwww…

Justin décrit la piqure comme « légère, éphémère, presque fruitée ».

– Ha, on dirait les bières que tu bois.

– Tu sais ce qu’elles te disent mes bières ?

– J’en conclus qu’un indice de douleur de 1, ça va.

– Oui. Rien de bien méchant vraiment. L’abeille commune, elle, obtient un score de 2. De même que la guêpe jaune.

– Ca commence à être bien désagréable, quand même.

– « Chaude et fumante, presque impertinente », selon ses mots.

– Et on n’est qu’à mi-échelle, c’est ça ?

– Exact. Niveau 3, nous avons par exemple la fourmi rouge moissonneuse. Justin compare la douleur à l’usage d’une perceuse sur un ongle incarné.

– Uuuuuuuh…

– Mon Dieu, il va tourner de l’œil. Du calme, la fourmi rouge moissonneuse n’est pas présente en Europe.

– Et…et le niveau 4 ?

– Niveau 4, le faucon de la tarentule.

– Le…quoi ? Un faucon ? Un faucon venimeux ?!

– Non, c’est pas un vrai faucon.

– Aaaaah…

– C’est pas un faucon, c’est une guêpe. Qui chasse les tarentules. Elle les paralyse, les ramène dans son nid, pond dedans, et les larves la dévorent vivante de l’intérieur.

– AAAAAAAAAAH !!!!!!

Jean-Christophe, sors de là ! C’est ridicule, y’en a pas en France.

Schmidt décrit la douleur comme « instantanée, électrisante, et totalement débilitante ».

– Quelle horreur. Donc ça, c’est ce qu’il y a de pire.

– Euh…

– Non attends, tu triches, tu as dit que ça allait de 1 à 4.

– J’ai un peu menti. Le faucon de la tarentule est pour Justin Schmidt la deuxième piqure la plus douloureuse qui soit. C’est la raison pour laquelle il a créé une note spéciale, le 4+.

– Et quelle créature cauchemardesque se classe au sommet de ce classement impie ?

– La parponera. Plus connue comme fourmi « balle », au sens de balle de fusil (bullet ant). Le nom vient du fait que l’on compare la douleur causée par une morsure de cette bestiole de moins de 3 cm à celle de se prendre une balle. C’est une fourmi sud-américaine, et Justin décrit la douleur comme « pure, intense, aveuglante, comme marcher sur des charbons ardents avec un clou dans le pied ». Il ajoute que la seule chose à faire est de s’allonger et hurler. Bonus : ça dure. Les Vénézuéliens l’appellent la hormiga veinticuatro (del Diablo ?), la fourmi 24, parce que tu passes 24 heures à souffrir.

Y reste de la place ?

A ce jour, Justin Schmidt n’a jamais éprouvé pire. Cela dit, on ne peut rien exclure. Il s’est laissé piquer par près de 150 espèces d’hyménoptères, sur…230 000 connues.

– Mais…

– Non, je te rassure, il considère lui-même qu’il a « essayé » à peu près toutes celles qui l’intéressaient. Disons que s’il continue, ce sera de la gourmandise.

– Vache. Le gars qui donne son corps à la recherche.

– C’est ça. Et sache que ses travaux lui ont valu un prix. Un prix Nobel.

– Hein ? Ah bon ?

– Enfin, pas vraiment. Un Ig Nobel. Mais enfin c’est déjà ça.

– Ouais. Ou pas, hein.


Attention, on passe carrément à un autre niveau, là


– Bon, tu te souviens ce que je t’ai dit de la bullet ant ?

– Non seulement je vais m’en souvenir longtemps, mais en plus c’était il y a approximativement 30 secondes.

– Ok. Alors je veux que tu gardes bien à l’esprit que l’homme qui décrit cette douleur comme aveuglante et incapacitante 1) est un chercheur de fait spécialisé dans ce domaine, 2) est un adulte, et 3) s’est fait mordre par UNE fourmi. Ceci posé, je vais te présenter les détenteurs du titre mondial de plus inimaginables brutasses du MONDE. Ca se passe pas sur un ring, pas sur tatami, pas dans la Légion.

– Mais où ?

– Au Brésil. Les Mawé, un peuple autochtone d’à peine 15 000 âmes. Et solidement chevillées aux corps, ces âmes.

– Je t’écoute.

– Assieds-toi, d’abord.

– Je suis prêt.

– Quand un garçon Mawé est en âge de devenir un homme, il a droit à un rite de passage. Mais au beau milieu de la forêt amazonienne, pas de biture à la vodka bon marché, d’expérience capillaire hasardeuse, ou de concert punk. On fait avec les moyens à disposition, et ils sont extrêmes. Autant te dire que chez les Mawé, toi, moi, et certainement une bonne partie du Top 14, nous serions toujours des enfants.

– A ce point ?

– Les Mawé « récoltent », en les droguant avec un produit local, des dizaines et des dizaines de bullet ants. Puis ils confectionnent une espèce de grosse moufle, dans laquelle les fourmis sont immobilisées, vivantes, les mandibules vers l’intérieur.

– Et ?

– Et les jeunes garçons doivent mettre les mains dans la moufle. Et les laisser. Pendant plusieurs minutes. Pendant que les fourmis leur infligent une douleur qui a envoyé au tapis le plus grand spécialiste de la question. Mais des dizaines de fois. A la sortie, ils en ont pour des heures à être en proie à une douleur atrocement intense, éventuellement pris de tremblements incontrôlables et/ou d’hallucinations.

– …

– Et pour être des hommes, ils doivent recommencer. 20 fois au total.

« Es-tu un homme ou un animal, Paul ?
[1]
 »





[1]
La première personne à identifier cette référence gagne toute notre considération. Et une photo dédicacée de Jean-Christophe, peut-être.

11 réflexions sur « Ca fait Justin peu mal »

    1. Bien joué. Histoire d’être pénible, parce que je ne rate jamais une occasion, soyons exacts : Gom Jabbar. Mais c’est l’idée. Je vais chercher l’appareil photo.

  1. Je pense que je préférerais encore le petit cube à douleur tendu par la dame chauve du Bene Gesserit. Ne serait-ce que parce qu’on n’a à le faire qu’une seule fois.

    1. Ca se comprend. Et je me dois par ailleurs de souligner que la calvitie des soeurs est une (autre, encore !) invention du désolant film de Lynch sans aucun lien avec le livre.

  2. Hello ! Super article effroyable à souhait. Petite typo: “la deuxième piqure la plus douloureuse qui doit.” au lieu de “qui soit”. Merci encore (il reste de la pièce suis la table ?)

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