Ca pète le feu
– Eh ben moi cette année, pour les vacances, sans surprise, ce sera l’océan.
– Hawaï, ce coup-ci ?
– Toujours pas. J’ai pas le niveau de toute façon. Et toi ?
– J’envisage bien de passer un moment dans le vert, au calme. Genre Massif Central. La chaîne des Puys, tout ça.
– Monsieur aime vivre dangereusement.
– Dit le gars qui voudrait se lancer dans une vague de 3 mètres avec du corail très coupant juste sous la surface. Mais pourquoi dangereusement ? C’est pas dangereux le Massif Central.
– Ca se discute.
– Non mais je t’ai déjà dit que le grand dahu carnivore n’existe pas.
– Je sais ce que j’ai vu, ok ?! Le Massif Central c’est dangereux parce que c’est quand même une région volcaniquement active.
– Hein ? Mais non, ils sont éteints les Puys.
– Techniquement, non. Pour qu’un volcan soit considéré comme actif, il faut qu’il ait connu un épisode éruptif au cours de l’Holocène.
– Ca m’agace quand tu dis ce genre de choses et que tu t’arrêtes, genre « évidemment tu sais ce que ça signifie ». Non, je ne sais pas à quoi correspond l’Holocène, voilà, t’es content ?
– Mmm…un petit peu. Pour qu’un volcan soit considéré comme actif, il faut qu’il ait connu une éruption au cours des 10 000 dernières années. Or dans la chaîne des Puys, les dernières en date remontent à 8 500 ans.
C’est ce qu’affirmait ce témoin.
Donc c’est un ensemble encore actif.
– Ouais, bon, d’accord. Mais enfin y’a quand même peu de risque, hein.
– Il est non nul. Va pas de te prendre pour Empédocle.
– Qui ça ?
– Un gars qui…non mais tu sais, en fait, au-delà de leur influence très évidente sur le relief, et l’atmosphère, et le climat, ou du danger très direct qu’ils peuvent représenter…
– Oui, je te remercie, je te rappelle que c’est moi qui t’ai raconté l’histoire de Pompéi.
– Certes, mais par ailleurs, les volcans ont aussi bouleversé des empires, changé la littérature, ou fait chuter des dieux.
– Rien que ça ?
– Rien que ça.
– Attends, rembobine, c’est qui Empédocle ?
– Empédocle était un philosophe grec présocratique, qui est né en -490 environ, en Sicile. En fait, il est philosophe, poète, médecin, et ingénieur. Il pose les bases de la rhétorique, et réfléchit à la nature du cosmos. Il en vient à penser qu’il est régi par deux principes, l’amitié, qu’on pourrait également appeler affinité, et la haine, ou répulsion, et quatre éléments : l’eau, la terre, le feu, et l’air/éther.
– Aaaah, c’est de lui.
– Oui. Bon, faut bien admettre que du coup, il développe une théorie médicale fondée sur l’équilibre entre ces quatre principes, qui est…comment dire… disons que c’était une théorie antique, quoi.
– Et un peu en toc.
– C’est le moins qu’on puisse dire, c’est par exemple à cause de sa persistance qu’on a cherché des cures idiotes, voire refusé des traitements efficaces, pour des maladies comme le scorbut. Mais ce qui est amusant concernant Empédocle, c’est la légende de sa mort.
– A savoir ?
– On raconte, mais bon c’est pas sûr à 100 %, on manque de témoignages absolument fiables, qu’ayant acquis la conviction qu’il était immortel, va savoir comment, il décida de se jeter dans l’Etna pour le prouver. Tu auras noté qu’il reste connu comme poète, philosophe, et médecin, mais pas comme immortel.
« C’est pas mal Empédocle, mais on va plutôt élire un cardinal. »
Alors je te l’accorde, selon d’autres auteurs de l’époque, il est bien mort tué par l’Etna, mais alors qu’il l’observait à des fins scientifiques. Ou par accident (non pas qu’il avait prévu de se faire tuer pendant ses observations scientifiques, hein).
– Ou encore en hurlant « mon précieux, mon précieux ! ».
– Possible. Mais je préfère le coup du gars qui se croit immortel. Passons quelques années, veux-tu. Pas grand-chose, hein, un peu plus de 2 200 ans, c’est trois fois rien au plan géologique. Nous sommes en Indonésie, sur l’île de Sumbawa.
– Sympa. Je sors les nattes.
– Pas trop, non. Elle est le théâtre d’une éruption massive. En avril 1815, le volcan Tambora érupte en deux fois, le 5 d’abord, puis vraiment le 10 pour environ une semaine. Et c’est pas de la gnognotte.
– C’est le…c’est la classification scientifique exacte ?
– Exactement. Cette éruption a obtenu un joli score de 7/8 sur l’échelle d’explosivité volcanique, et la place de seconde explosion la plus violente de l’époque historique. C’était 8 fois celle du Vésuve qui a pétrifié ta chère Pompéi. Les explosions ont été entendues à près de 1 500 km, avec des chutes de cendres jusqu’à 1 300 km. Et des raz-de-marée, aussi pour faire bonne mesure. Entre les victimes directes et celles des raz-de-marée, des épidémies, et des famines, le bilan des victimes varie de 60 000 à près de 120 000 morts.
– Pauvres Indonésiens.
– Je ne te le fais pas dire. Mais ils ne furent pas les seuls à en subir les conséquences.
– Ca a touché les pays voisins ?
– Plus.
– Euh, le reste de l’Océanie ?
– Plus.
– Et l’Asie ?
– Plus !
– Ben c’est-à-dire que plus…
– Le monde !
– Le monde entier a été touché par une explosion en Indonésie ?
– Pas directement par l’explosion. Mais par ses conséquences. L’explosion a projeté dans l’atmosphère des quantités colossales de cendres. Enfin, quand je dis dans l’atmosphère, en fait c’est plus précisément dans la stratosphère, c’est-à-dire à plus de 50 km d’altitude. Et quand je dis des quantités colossales, nous parlons de 150 kilomètres cubes de matériau. Ces cendres font ainsi plusieurs fois le tour de la Terre à haute altitude. Conséquence directe : c’est bien joli.
– Comment ça ?
– Les couchers de soleils prennent des tons plus vifs. C’est bien joli.
– Ah ok, d’accord. Le monde entier est concerné, mais ça va.
– Ce n’est que la conséquence immédiate, à court terme, c’est-à-dire à l’été 1815. Les particules en suspension dans la haute atmosphère bloquent une partie de la lumière du soleil, avec pour conséquence une chute très sensible des températures. L’année suivante, en 1816, elles sont en moyenne plus basses de 0,5 à 1 °C dans l’hémisphère nord. Et oui, avant que tu ne le proposes, certains imaginent de combattre le réchauffement climatique de la même façon.
– De 0,5 à 1 °C, c’est pas mal.
– C’est même beaucoup. L’année 1816 reste connue comme « l’année sans été ». L’agriculture est directement touchée, avec des crises alimentaires notamment en Europe, y compris en Alsace. Il fait froid, au point qu’à l’été 1816, il neige en Suisse.
– Euh, certes. Je veux dire, c’est bien regrettable pour les Helvètes qui voulaient faire bronzette, mais enfin dans le même temps y’en avait qui avaient manifestement du mal à becqueter. Sur l’échelle des conséquences, on est loin de la calamité.
– Je suis d’accord avec toi. Cependant il se trouve qu’à l’été 1816, la Suisse accueille, entre autres, un groupe de touristes britanniques : Georges, John, Percy, Claire, et Mary.
– Je suis bien aise de l’apprendre, mais qu’est-ce que…
– Je ne vais pas te les présenter dans le détail, mais George, c’est George Byron, comme Lord Byron, poète, dandy, et rock star de l’époque, et aussi le père d’Ada. Quant à Mary, c’est Mary Shelley.
Bonjour tout le monde. Frisquet, non ?
– Je vois.
– Et comme il fait un temps tout pourri, plutôt que d’avoir des activités estivales et débridées, genre prendre le thé dehors et jouer au croquet, ils restent en intérieur. Et se font un peu suer. A l’instar d’une bande de gamins en colo, ils s’amusent à lire des histoires de fantômes pour flipper un peu. Et puis Byron propose de faire un concours d’écriture fantastique, parce qu’il a manifestement le sens de la fête.
« Non mais sinon on pourrait aussi faire un Monopoly. Non, personne ? »
Mary regarde la lune blafarde par la fenêtre, prend un peu d’opium, et conçoit ainsi l’idée de l’édifiante et désolante histoire de Victor Frankenstein, le Prométhée moderne, l’homme qui s’est un peu pris pour Dieu en voulant créer la vie.
– Tout ça grâce à un volcan.
– Disons que s’ils étaient partis en rando, ou en canot, va savoir si elle aurait jamais écrit ce bouquin.
– Un peu regrettable quand même, on peut difficilement nier une empreinte culturelle majeure.
– Je suis bien d’accord.
Une perte incommensurable pour, euh, la littérature.
Il convient de rappeler que l’Europe traversait de toute façon en 1816 une période assez troublée, rapport à la fin définitive de l’aventure napoléonienne, indépendamment de tous ces événements. Mais un peu avant, les effets météorologiques des climats ont pu avoir des effets significatifs sur la vie politique d’empires.
– Ah bon ? Ca ne me dit rien.
– Alors quand je dis avant, c’est très sensiblement avant.
– Genre ?
– Dans l’Egypte antique. Bon, ce dont je vais t’entretenir concerne l’Egypte ptolémaïque, donc on ne parle pas de la Haute antiquité, mais c’est uniquement parce qu’on n’a pas les données pour aller au-delà du troisième siècle avant notre ère.
– Quel genre de données ?
– Des mesures précises des crues du Nil. Je ne t’apprends rien, le Nil est évidemment essentiel à l’Egypte. Jusqu’à ce qu’on y construise des barrages il y a tout juste quelques dizaines d’années, les récoltes dépendaient du niveau de l’eau et de la crue annuelle avec son apport en limon fertile.
– C’est-à-dire que l’Egypte sans Nil, c’est juste du désert.
– Exactement. L’histoire ancienne de l’Egypte est émaillée, comme il est logique sur plusieurs millénaires, d’épisodes de mécontentement voire de soulèvement social. Si l’on exclue les explications surnaturelles…
Attends, je vais m’en occuper de ta récolte, moi.
Il y a fort à parier que ces moments plus ou moins chaotiques ont un lien avec des années de mauvaises récoltes, puisque c’est la base de la vie égyptienne. Qui dit mauvaise récolte dit sans doute crue insuffisante ou absente du Nil.
– Ok, je suis le raisonnement. Mais pourquoi ?
– En croisant les relevées des crues du Nil avec ceux des taux de souffre dans l’atmosphère établis à partir des études glaciologiques aux pôles, des équipes mixtes d’historiens et de climatologues ont pu établir une concordance entre ces deux éléments.
– Et en français, ça donne quoi ?
– Plus de souffre dans l’atmosphère, c’est moins de précipitations dans la zone éthiopienne, sachant que ces précipitations alimentent le Nil.
– Donc il aurait fallu que les Egyptiens mettent en place la circulation alternée.
– Non, pour affecter la concentration de souffre dans l’atmosphère au niveau global (je te rappelle qu’on parle de concentrations observées dans les glaces polaires), il faut des émissions bien plus massives.
– Genre volcaniques.
– Exactement. En se penchant sur la question, les chercheurs ont montré que plusieurs éruptions d’importance étaient intervenues pendant la période ptolémaïque, et que des périodes d’agitation sociale avaient suivi en Egypte. Avec parfois un peu de décalage, par exemple si pharaon décidait d’abord de consommer les réserves. Ce qu’a fait par exemple Cléopâtre en 46 et 44 avant J.C., suite à deux éruptions consécutives.
Alors que d’odieux pamphlétaires gaulois prétendent qu’elle dilapidait le trésor public dans des projets architecturaux dispendieux.
Deux siècles plus tôt, Ptolémée III est en train de botter magistralement les fesses de l’empire Séleucide, quand il décide d’abandonner sa campagne et de rentrer la maison fissa. Des documents d’époque indiquent qu’il a dû retourner en Egypte pour calmer un soulèvement social, et il se trouve que ce dernier coïncidait avec deux éruptions importantes.
– C’est moche pour lui.
– Et pour en revenir à Cléopâtre, on est bien d’accord que la marine romaine a été le facteur principal pour qu’elle se décide sur le tard à tenter une carrière de charmeuse de serpents, mais le fait est que sa chute est arrivée peu de temps après la troisième éruption volcanique majeure des derniers 2 500 ans, et que ça a certainement fragilisé son pays.
– Awww, pauvre Cléo…
– Ben oui. Et d’ailleurs, ça montre bien qu’il faut être particulièrement prudent quand on lance des idées comme « y’a qu’à balancer dans l’atmosphère des particules qui bloqueront un peu des rayons du soleil pour contrer le réchauffement et faire baisser la température ». Sachant qu’aujourd’hui encore la subsistance de milliards de personnes dépend encore des pluies de la mousson, faut certainement y réfléchir à deux fois avant de jouer avec des trucs qui peuvent affecter le régime de précipitation.
– Peut-être pas prudent jouer aux apprentis-sorciers. Voire aux dieux.
– Non, d’autant que les dieux aussi sont mortels et sujets aux caprices telluriques.
– Ah oui.
– Pour t’en convaincre, je t’emmène au pays des volcans. Mieux, au pays-volcan.
– C’est où ça ?
– En Islande. Sans aller dans les détails, tu sais que l’Islande est une île par nature volcanique, puisque qu’elle se situe précisément là où les plaques tectoniques correspondant à l’Europe et à l’Amérique du Nord s’éloignent. C’est d’ailleurs un pays dont la taille s’accroît régulièrement en raison de l’activité volcanique et de ses épanchements de lave.
– Je vois ce que tu veux dire en parlant de pays-volcan.
– Eh ben en fait, semblerait que ce soit aussi le pays de Ragnarök.
– Carrément ? Les Géants qui traversent le Bifrost, Odin qui se fait boulotter par Fenrir, Thor et le Serpent de Midgar qui s’entretuent ? En Islande ?
« Mon œil, oui. »
– Oui, bon, peut-être pas exactement comme ça. Mais ça a quand même été assez apocalyptique.
– Je t’écoute.
– L’Islande a été colonisée par des Scandinaves (venus dans des pas drakkars) vers 870. Ces derniers sont donc logiquement adeptes des Ases[1], des Vanes, et tout le tintouin. Cependant, autour de l’an 1 000, ils changent d’avis et se convertissent au christianisme. Ce qui pose question.
– Ben non. Ils ont compris l’erreur que constituait leur paganisme chevelu et ont accueilli la bonne nouvelle de notre seigneur Jésus Christ.
– Alors, oui, sur le fond, mais pourquoi à ce moment ? Pour le dire autrement, semblerait que Jésus ait mobilisé quelques moyens pyrotechniques pour les convaincre. En fait, on a un document qui raconte la chute des dieux nordiques et l’ascension d’une divinité unique.
– Ah bon ?
– Oui. Il s’agit de de la Prophétie de la Devineresse, ou Völuspà en VO. C’est un poème épique islandais, qui raconte l’histoire du monde telle que prophétisée à Odin. Bon, pour l’essentiel on retrouve l’idée du Ragnarök, mais dans la mesure où elle annonce la fin des dieux nordiques, et que certaines versions datent du 10ème siècle, soit un peu avant le passage de l’Islande au christianisme, des chercheurs se sont penchés dessus pour étudier dans quelle mesure il pourrait s’agir d’un récit de cette conversion.
– Et là tu vas me dire que Freyr, Surtur, et compagnie, c’est une histoire de volcan.
– Tout juste. A partir, une fois encore, d’études glaciologiques et dendrochronologiques (l’étude des cercles des troncs des arbres à des fins de datation), il a été possible dernièrement de dater précisément l’éruption de l’Eldgja.
– A tes souhaits.
– L’éruption de l’Eldgja, ou Gorge de Feu…
– Ah, je l’ai vu ce film !
– Non, tu confonds. L’éruption de l’Eldgja, donc, est la plus importante qu’ait connue l’Islande au cours de notre ère. Pour te dire, elle a commencé au printemps 939, et s’est poursuivie, au moins de façon intermittente, jusqu’en automne 940. Le tout le long d’une fissure terrestre de quelques 75 km, d’où sont sortis environ 20 kilomètres cubes de lave.
Y’a comme une faille dans cette histoire.
– Ok, on est d’accord, c’est du gros.
– Plutôt oui. Là encore, les données montrent que l’éruption a entraîné des baisses de températures de 0,5 à plus d’un degré, alors que plusieurs chroniques de l’époque font également état d’un soleil plus rouge que d’habitude et d’hivers particulièrement sévères (jusqu’en Chine). A noter d’ailleurs que la crue du Nil fut particulièrement faible en 939.
– Sans surprise, l’Eldgja a donc bien foutu la grouille dans le climat mondial.
– C’est ça. Or que lit-on dans la Völuspà ? Il est question d’un loup (Fenrir) qui avale le soleil, d’un ciel qui prend la couleur du sang, tandis que les étés qui suivent sont obscurcis et que la terre elle-même se racornit. On parle également de famines, et nous avons vu les conséquences de ce genre d’éruption sur l’agriculture, ou de « poison qui tombe du ciel », alors que l’éruption a vraisemblablement entraîné des chutes de cendres et de pluies soufrées. Autrement dit, tu as des populations qui se racontaient depuis des générations l’histoire de ce à quoi devait ressembler la fin de leurs dieux, et qui assistent à quelque chose qui y fait furieusement penser. Avoue qu’il y a de quoi envisager une conversion.
– En effet, je peux le comprendre.
[1] Eh oui, c’est comme ça qu’on dit, et pas Asgardiens.
2 réflexions sur « Ca pète le feu »
Merci beaucoup pour votre article (toujours très bien!)
Pour celles et ceux que cela intéressent, Gillen d’Arcy Wood a justement publié à La Découverte un ouvrage qui s’appelle l’Année sans été, sous-titré « Tambora 1816 le volcan qui a changé le cours de l’histoire ». On y parle de Mary Shelley et de Turner mais aussi de toutes les conséquences de cette éruption et c’est très instructif.
Merci.