Satan chimiste

Satan chimiste

– C’est quoi, ton bouquin ?

– Un traité de démonologie médiéval.

– Ah. Je dois m’inquiéter ?

– Si je commence à abuser des bougies bien coulantes et à dessiner un pentacle avec du sel dans le salon pour invoquer Pazuzu, oui. Mais c’est plutôt très chiant, dans l’ensemble.

– Et faut tout de même admettre que ça reste des pratiques d’un autre âge.

– Alors…

– Quoi, tu vas encore me sortir un démonologue contemporain, c’est ça ?

– Oh non.

– Me semblait bien.

– Plusieurs démonologues.

– Tu m’énerves.

– Dont un chimiste sans qui on n’en serait pas où on est en termes d’exploration spatiale.

– Un scientifique ? Qui faisait joujou avec l’occulte ? Sérieusement ?

– Très sérieusement. Tu as entendu parler de Jack Parsons ?

– Jamais.

– Pas étonnant, tout le monde a tendance à regarder ses pompes quand on parle de son rôle dans les programmes spatiaux américains, dont il a pourtant été un des pionniers.

– Ben c’est-à-dire que s’il tentait de les faire voler avec des incantations, leurs bousins, ça peut se comprendre.

– Mais c’est très exactement ça.

– Ah.

– Dans sa tête, en tout cas. On est partis ?

– Three… Two… One… Ignition.

– Parsons est né à Pasadena en 1914, pas loin de Los Angeles. Papa se barre rapidement, mais maman roule sur l’or ou à peu près, ce qui permet au petit Jack de connaître une enfance aisée et plutôt heureuse – enfin jusqu’au collège où ça commence çà tourner au vinaigre.

– Pourquoi ?

– Parce que Jack commence à se faire harceler par d’autres élèves. Toute la gamme du bon gros bullying y passe : on lui reproche d’avoir des manières de fille et de passer son temps dans les bouquins et comme sa mère est divorcée, je te passe ce qu’il peut entendre à son sujet à longueur de temps. Assez classiquement, ça ne fait que renforcer la nature plutôt solitaire de Jack, qui passe effectivement son temps à bouquiner de tout, avec une prédilection pour tout ce qui touche à la mythologie, aux légendes arthuriennes, aux contes orientaux… Il commence aussi à se frotter à quelques premiers rituels cabalistiques dans sa chambre.

– Ce n’est pas franchement le premier ado à jouer à se faire peur avec une planche Ouija.

– Non, et ça reste timide. Mais disons qu’il y prend goût, à ces premières excursions vers l’occultisme entre deux lectures de SF, un genre qui devient son préféré autour de quinze ans. H. G. Wells, Jules Verne… Tous les grands classiques y passent, mais c’est surtout la lecture des pulps comme Amazing Stories ou Astounding and Amazing, qui le fascine. Des illustrés à trois sous, truffés de récits d’aventure et d’expériences scientifiques plus ou moins crédibles. Et tu sais ce qui fait fureur dans les années 20, dans ce type de publications pour teenagers ?

– Les jeunes femmes relativement dénudées ?

« Tout le monde s’habille comme ça, dans l’Empire de Jegga. »

– … Alors oui, ça joue beaucoup sur le côté « tiens, cette extra-terrestre humanoïde semble avoir opté pour une combinaison spatiale essentiellement composée d’un soutien-gorge ». Mais il y a aussi des fusées. Beaucoup de fusées. Et de fait, ce genre d’engins tient encore de la pure science-fiction au tout début des années 30. Aucun scientifique américain sérieux ne s’intéresse à un sujet encore purement imaginaire. Aucun laboratoire ne travaille sur le sujet, et aucun programme de recherche ne finance encore la moindre recherche autour des fusées.

– Il n’y a pas déjà des expériences ?

– Si, en Russie, en Allemagne et en France, on a commencé à travailler sur des engins capables d’aller nettement plus haut que les avions. Mais les Etats-Unis s’en cognent royalement. Les fusées restent un loisir de gamins qui font joujou avec des modèles en balsa ou en carton truffés de poudres noires.

– Soit exactement ce que fait Parsons, j’imagine ?

– Bien vu. Avec un de ses rares amis, Ed Forman, il écume les terrains vagues de Pasadena en faisant péter des engins plus ou moins foireux. Le duo prend ça au sérieux, ceci dit : ils ont même commencé par l’essentiel, c’est-à-dire par s’imaginer une devise.

– C’est essentiel, ça ?

– Mais évidemment. En latin et tout, en plus, la devise : « per aspera ad astra », soit « par des sentiers ardus jusqu’aux étoiles ». Bon, cela dit, son enthousiasme fait parfois franchir certaines bornes à Jack. A quinze ans, pour bien montrer à sa mère qu’il n’a pas du tout envie de suivre sa scolarité dans le lycée militaire où elle vient de le flanquer, il fait exploser les chiottes.

« Quand il m’a dit ‘je vais exploser vos chiottes’, je m’attendais à beaucoup de choses mais pas à ça… »

– C’est radical.

– Et ça marche, il est exclu séance tenante. Par la suite, ça se complique : la crise de 29 met les finances de sa mère à sec et Jack, comme beaucoup de gamins, doit chercher un premier job.

– Finies les études ?

– Oui. Ce qui ne l’empêche pas d’apprendre des trucs, puisqu’il bosse dans une usine d’explosifs.

– Ah oui, bonne idée, quand tu viens d’envoyer les gogues du bahut à vingt mètres de haut.

– Ben quoi, il est doué et il apprend plein de trucs, au point de débarquer avec son pote Ed d’une part, un culot monstre d’autre part, sur le campus du California Institute of Technology, Caltech de son petit nom, pour demander si par hasard, ses découvertes n’intéresseraient pas les chercheurs.

– Il a dû se faire recevoir.

– Oui, tous les universitaires recalent rapidement ces deux mômes qui n’ont pas le moindre diplôme en poche – enfin presque tous. Frank Molina, un jeune doctorant, s’intéresse à leurs expériences et les trois hommes créent alors une sorte de club informel, un groupe d’amateurs de fusées et d’explosifs, que tout le monde surnomme rapidement le Suicide Squad sur le campus.

« Bonjour, c’est pour une demande de stage »

– Ah.

– Disons que leur tendance à faire péter à peu près tout et n’importe quoi sous les fenêtres des chercheurs fait peur à tout le monde. Et pour foutre les miquettes à des Américains en faisant exploser des trucs, crois-moi : il faut y aller. Le plus beau, c’est qu’ils s’en sortent sans une égratignure, ce qui les pousse évidemment à remettre à en rajouter la fois suivante.

– Et ça donne des résultats ?

– Oh oui. Mais Parsons, lui, ne fait rien, pour arranger sa réputation de freak. A la fin des années 30, il commence à s’intéresser de près au petit monde de la magie noire et finit par intégrer l’Ordo Templis Orientis (OTO), une société secrète créée par Aleister Crowley.

– … Attends ce nom me dit quelque chose…

–  Pervers comme tu es, je n’en doute pas une seconde. Crawley est un poète et occultiste anglais qui sent un tout petit peu le soufre, puisque sa pratique repose en grande partie sur une magie sexuelle, censée ouvrir aux adeptes les portes de la perception.

Ainsi que celles du placard d’Akhenaton.

– Ben voyons.

– Parsons, qui continue chaque jour de mener ses expériences scientifiques avec un parfait sérieux, commence alors à participer à des cérémonies disons… folkloriques. On y lit des hymnes étranges autour d’un cercueil, on y boit du vin et on y agite des épées à la lueur des chandelles, dans une atmosphère orgiaque et exaltée.

– Et ses potes du Suicide Club, ils en pensent quoi ?

– Rien. Ils s’amusent bien un peu des petites manies de Parsons, mais son réel talent de scientifique fait qu’ils s’en foutent. C’est pas académique pour un sou, c’est basé sur beaucoup d’intuition et d’essais/erreurs, mais son travail donne des résultats de plus en plus spectaculaires, au point de forcer le respect des plus sceptiques sur le campus. Et tant pis si Parsons prend l’habitude de psalmodier L’Hymne de Pan avant chaque mise à feu.

– Ah ça change des comptes à rebours, c’est sûr.

– Ben oui mais ça marche, et chaque succès conforte évidemment Parsons dans ses convictions. Il ne fait pas joujou, hein : il a sérieusement la foi et il est persuadé d’avoir trouvé une sorte de point d’équilibre entre science et magie.

– On dirait un personnage de Marvel, à ce stade.

– Oh ben m’est avis qu’ils ont un peu suivi son histoire, oui. En attendant, Parsons réussit de remarquables percées : c’est lui qui met au point les premiers carburants solides et liquides pour fusée dignes de ce nom, à la fois hautement explosifs et contrôlables. Et la reconnaissance suit : en août 1940, Parsons et son ami Forman sont en couverture du magazine Popular Mechanics, où ils évoquent la possibilité d’envoyer une fusée sur la Lune. Et personne ne se fout de leur tronche, cette fois.

– Jamais se moquer d’un type qui a des stocks de carburant explosif chez lui, comme je dis toujours.

– En 1941, le Suicide Squad crée sa propre structure, l’Aerojet Engineering Corporation. Objectif : convaincre les militaires de financer leurs recherches.

– Les Etats-Unis ne sont pas en guerre, en 1941 ?

– Pas avant décembre et Pearl Harbour, non.  Mais chacun est désormais convaincu que les fusées, seront l’une des clés des conflits futurs, voire de la guerre en cours parce que l’Oncle Sam suit de près les progrès de l’Allemagne, qui a pris de l’avance avec ses programmes de missiles – les premiers V1. Les Etats-Unis doivent refaire leur retard. Les fonds publics affluent. En 1943, Parsons fonde le Jet Propulsion Laboratory, qui va jouer un rôle majeur dans l’histoire de l’exploration spatiale. Et la même année, l’US Air Force a déjà commandé 3000 moteurs-fusées à l’Aerojet Engineering Corporation, destinés à ses jets de combat.

– Paye ton ascension.

– Oui, Parsons est au sommet, et pas que sur le plan scientifique ou industriel. A ses heures perdues, il a aussi franchi tous les échelons de l’OTO de Crawley, au point de devenir le patron incontesté de l’ordre sur la Côte Ouest. Le pognon gagné grâce à sa compagnie lui a aussi permis d’acheter une grande maison qu’il retape pour en faire lieu hors du commun : le Presbytère.

– Pardon mais ça ne sonne pas très sataniste, son truc.

– Ce qui s’y passe n’est pas franchement catholique pour autant, mais ça reste plus de l’esbroufe qu’un temple luciférien, je te l’accorde. La baraque devient LE rendez-vous tendance des premiers ferments de la contre-culture américaine, de tout ce qui annonce déjà la Beat Generation. Tout le petit monde de la SF s’y retrouve pour se mélanger avec la bande de freaks et de marginaux plus ou moins premier degré que fréquente Parsons. Qui sait recevoir, faut reconnaître, quitte à en faire des caisses.

– Je m’attends au pire.

– Il accueille régulièrement ses invités à moitié nu, cigare aux lèvres et un python enroulé autour des épaules.

– Ben si on met le python de côté, ça peut m’arriver auss…

– Quand je dis à moitié nu, Sam, je ne parle pas forcément de la même moitié.

– Oh.

– Comme tu dis. La maison devient un immense foutoir baroque où on se drogue ouvertement entre deux parties fines et quelques rituels occultes réservés aux plus enthousiastes. La moitié des savants qui bosseront sur le Manhattan Project s’y rendent, et y croisent quelques figures de la science-fiction, de Ray Bradbury à Jack Williamson, qui ressortira du Presbytère convaincu d’avoir eu affaire à un authentique génie – doublé d’un parfait cinglé.

– Alors je ne veux pas jouer les père La Pudeur, mais les autorités apprécient de voir la fine fleur de la physique ou de la chimie se balader au milieu d’une bande de satanistes défoncés aux amphétamines, tout ça en plein conflit mondial ?

– Ben pas trop. Assez vite, les succès technologiques de Parsons ne suffisent plus à le protéger de ses excentricités, d’autant qu’elles virent à la provocation et qu’à force d’arriver complétement déboîté sur le campus, l’inventeur commence à se montrer un rien dangereux. Surtout qu’il est susceptible : un matin, contrarié de voir l’équipe tester un carburant qu’il n’a pas approuvé, il fait exploser la moitié du stock en tirant dans les barils.

– Ah très bien.

– Quand je pense aux emmerdements que j’ai eu parce que j’ai eu le malheur de coincer un camembert un peu fait à l’intérieur d’un rétroprojecteur, je trouve quand même la sanction gentillette : fin 43, Parsons est exfiltré en douceur de la compagnie qu’il a fondé contre un chèque de 20 000 dollars.

– Seulement ? Ce n’est pas non plus monstrueux.

– 20 000 dollars de 1943 ? Juste après avoir fait péter un hangar ? Je trouve ça pas ridicule, moi. Bref : à 30 ans à peine, Parsons a du temps libre et se jette corps et âme dans la magie, prenant au passage ses distances avec son mentor Aleister Crowley pour imaginer ses propres rituels – un surtout l’obsède, l’idée de convoquer sur Terre une authentique déesse au travers d’une cérémonie maison, le rite de Babalon.

– En écoutant du Boney M, j’espère.

Et pan, c’est parti pour la journée, ne nous remerciez pas.

– Il aurait eu du mérite et trente ans d’avance et j’ai dit Babalon, pas Babylon. Non seulement ça commence à virer bien barré, même pour l’OTO, mais son petit délire de démonologue coïncide avec l’arrivée au Presbytère d’un nouveau personnage : L. Ron Hubbard.

– Attends pas LE… ?

– Si si. Le fondateur de l’Eglise de Scientologie en personnage, encore « simple » auteur de SF à l’époque. Il faut lui reconnaître un certain charisme, parce qu’il séduit Parsons avec qui il partage le goût de l’escrime et du tir à l’arc, que les deux hommes pratiquent à haut niveau. Hubbard emménage au Presbytère et encourage Parsons à mener son rituel à son terme. Pendant des semaines, les deux hommes multiplient les rituels farfelus qui vont des chants magiques aux rites sexuels et sanglants.

– C’est curieux, des orgies sexuelles sans glands.

– SANGLANTS EN UN MOT PATATE.

– Oui ben je n’y peux rien si t’es pas clair.

– Il va être limpide, mon coup de pied occulte, je peux te dire. Toujours est-il qu’une nuit de mars 1946, Parsons achève le rituel de Babalon quelque part au milieu du désert du Mojave. A son retour à Pasadena, Parsons se persuade qu’une des visiteuses du Presbytère, l’artiste et poétesse Marjorie Cameron, n’est autre que la Grande Mère Babalon, alias la Femme Rouge, alias la Mère de toutes les Abominations, etc., etc.

– Paye ta carte de visite.

– Depuis Londres, Crawley est consterné.

La rumeur dit qu’il a tout lâché pour se reconvertir comme ministre de l’Education en France.

– Il sent venir le truc foireux?

– Et il n’a pas tort : en juillet 1946, Parsons lui écrit pour lui avouer que L. Ron Hubbard et Marjorie Cameron ont quitté le Presbytère en lui fauchant toutes ses économies.

– Hahahaaaaa pardon hahaaaaaaaa ce sataniste en bois purée.

– Rigole pas, le pauvre, ça le fout dans une dépression pas possible… Il se lance bien dans une série de procès, mais il ne reverra jamais son pognon : Hubbard l’a claqué pour financer une sombre affaire de revente de yachts. Et pour ne rien arranger, le FBI lui tombe sur la gueule.

– A Hubbard ?

– Oh non : à Parsons. Le Bureau piloté par ce bon vieil Hoover est en pleine paranoïa anticommuniste, et le profil étrange de Parsons intrigue en haut lieu – plus d’ailleurs pour les quelques opinions marxistes qu’il a pu émettre publiquement que pour ses convictions personnelles. Sous surveillance, Parsons est un temps soupçonné d’espionnage. L’enquête le blanchit, mais ça ruine ce qui lui restait de réputation : il est blacklisté dans l’industrie aéronautique et dans tout le petit monde ultra-contrôlé des rocket scientists.

– Oh ses talents devraient lui ouvrir des portes, non ? Ou les faire exploser, au pire.

– Ben ce n’est pas facile. Parsons réduit sérieusement son train de vie, se reconvertit et remonte petit à petit la pente avant de la redescendre et de recommencer, toujours en travaillant sur des formules plus ou moins explosives à ses heures perdues.

Si la question est de savoir si les dessinateurs de Marvel n’auraient pas par hasard légèrement pompé le personnage de Tony Stark sur Parsons, la réponse est oooooh si.

– Il faut imaginer Sisyphe en train de faire péter son putain de rocher à la nitroglycérine.

– C’est à peu près ça. En 1952, Parsons s’est mis à bosser pour les grands studios hollywoodiens, en travaillant sur les explosifs et les fumigènes dont les réalisateurs ont besoin pour leurs effets pyrotechniques. Chez lui.

– Ah ?

– Oui. Pour s’épargner des frais, il a transformé la buanderie du premier étage en un vaste laboratoire-maison, bourré de produits plus dangereux les uns que les autres. Sans compter quelques litres d’une absinthe frelatée qu’il fabrique lui-même.

– Faut pas se planter de goulot.

– Alors…

– Il s’est planté, c’est ça ?

– Ce qu’on sait, c’est que le 17 juin 1952, il y a eu un joli feu d’artifice sur l’Orange Grove Avenue, en contrebas de Beverly Hills. L’enquête a conclu que Parsons, qui bossait dans l’urgence pour finir une grosse commande, a provoqué l’explosion en laissant tomber une tasse remplie de fulminate de mercure. Les pompiers l’ont sorti du merdier mais agonisant, avec un bras en moins, le visage en bouillie et les jambes défoncées. Il est mort 37 minutes plus tard, à 37 ans.

– Alors que 666 minutes plus tard à 666 ans, ça, ça aurait été la classe.

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