Derrière le King

Derrière le King

-Mais qu’est- ce que tu fais avec cette banane sur le crâne ?

– L’illusion est frappante, hein ? Et pourtant ce ne sont pas mes vrais cheveux.

– Ah oui ?

– J’ai senti le sarcasme, tu sais, Sam.

– C’était voulu. Et ça ne m’explique toujours pas pourquoi j’ai Dick Rivers dans le salon.

– Pas Dick Rivers, enfin. Le Roi.   

– Le ?

– THE KING, SAM.

– Et tu invoques Elvis pour… ?

– Ce n’est pas tellement lui qui m’intéresse.

– Oh ben quand même. Pas nécessairement mon genre de musique, mais 600 millions d’albums vendus, ça vous pose un statut.

– Certes, ça et quelques tubes planétaires à la pelle autour de mamans qui pleurent dans le ghetto, d’amour tendre et d’histoires de godasses en cuir de Suède bleu. Qui n’est même pas d’Elvis, au passage.

– Hein ?

– Et oui. Si on te demande un jour un exemple de reprise qui a tout pété par rapport à l’original, c’en est un bon. C’est Carl Perkins, le premier interprète. Et puis en 1955, Elvis a rappliqué avec sa voix chaude, son look tout en cuir, sa lèvre boudeuse et sa coiffure gominée, et boum : il a ringardisé d’un coup d’un seul une bonne partie de la scène musicale de son époque. Mais ce qui est intéressant, c’est le mec derrière Elvis.

– Il y avait un mec derrière Elvis ?

– Au milieu de quelques bus de groupies, oui : le colonel Tom Parker.

– On associe moyennement Elvis à l’armée, à première vue.

– Ce qui tombe bien vu que le colonel Parker est à peu près autant colonel que moi. Et qu’il est aussi américain qu’une tranche de gouda aux tulipes puisqu’il est né aux Pays-Bas en 1909, et que son véritable patronyme est Andreas Cornelis van Kuijk.

– Ce qui est plus un nom à peindre des portraits de négociants en grain au 16e siècle du côté d’Anvers qu’à faire dans le rock’n’roll.

– C’est vrai que ça fait très style flamand, mais Andreas n’a jamais fait dans l’art délicat de la peinture. On ne sait d’ailleurs pas très bien à quoi il occupait son temps jusqu’en 1929, quand il quitte les Pays-Bas en catastrophe pour rejoindre New-York. On a raconté plus tard qu’il était le principal suspect d’une affaire de meurtre, celui d’une jeune femme en l’occurrence, mais sans aucune certitude.  

– Bonne année pour arriver aux Etats-Unis, ça, 1929.

– Oui, les premières années sont un peu chaotiques. Andreas réussit à mentir sur son nom pour intégrer l’US Army quelques temps, un bon refuge en temps de crise. Il enchaîne ensuite les petits boulots chez Barnum, où il se fait une spécialité à la fois fine, amusante et drôle.

– Ah bon ?

– Non, pas du tout. Il fait danser des poulets.

– Ben OK ce n’est pas le Bolchoï mais ça reste amu…

– Ils « dansent » parce que Parker les pose sur une plaque brûlante, Sam.

– Oh.

– Cela dit, lui aussi, il est en train de se chauffer. Sa carrière débute pour de bon en 1939.

« Je vous jure que cette voiture d’occasion est pour ainsi dire neuve, ne passez pas à côté d’une affaire pareille ».

– Il a le chic pour choisir les bonnes années lui.

– Ben techniquement, l’Amérique n’entre en guerre qu’en décembre 41. La guerre de 39, ça reste lointain. En tout cas va savoir comment, mais Parker commence doucement à se rendre indispensable auprès de plusieurs chanteurs. Le genre de gars qui joue les hommes à tout faire, tu vois, toujours là pour rendre service. Et petit à petit, le voilà qui commence à jouer les impresarios. En quinze ans, il se compose un beau carnet d’adresse et se retrouve même bombardé colonel à titre purement honorifique par une ancienne star de musique country, Jimmie Davis, devenu gouverneur de Louisiane. Bref : Parker est déjà un nom qui compte quand il fait la rencontre de sa vie à Memphis, Tennessee, le 6 février 1955.

– Elvis.

– Elvis Aaron Presley, oui. Vingt ans et toutes ses dents, dents qui composent un sourire charmeur en diable. Et Parker, qui n’a pas ses oreilles dans sa poche, comprend vite qu’il vient de trouver une pépite. Il ne lui faut pas six mois pour racheter le contrat d’Elvis en s’arrangeant pour se réserver 25 % de ses cachets, deux fois et demi le chiffre habituel – et ça montera jusqu’à 50 % des revenus.

Elvis, vu par le Colonel Parker.

– Gourmand, le Hollandais. Il vend quoi, à ce tarif ?

– Il va littéralement fabriquer le King. Au début, Elvis n’a pas de quoi se plaindre. Sa voix est partout, ses premiers tubes aussi : Blue Suede Shoes donc, I got a woman ou Money Honey. Une de ses premières apparitions télé, en juin 1956, fait un joli scandale au cours du Milton Berle Show, où il chante Hound Dog.

– Le fameux déhanchement…

– Voilà… Ça paraît presque une blague, vu d’aujourd’hui mais ses coups de reins sont jugés suggestifs et provoquent la colère de l’Amérique puritaine, à une époque où ne rigole pas avec la vertu des jeunes filles.

– Parce que c’est mieux, là ?

– Disons que c’est tout de même plus équilibré que dans les fifties, promis. Du coup, il fait beaucoup plus sage dans ses apparitions suivantes, notamment au cours du Ed Sullivan Show, la plus grosse émission musicale au pays de l’Oncle Sam. Il avait déjà accroché quelques tubes en hauts des classements de disques, mais là, il entre dans une autre dimension. Elvis devient la star de la fin des années 50.

« Je te connais Parker, mon petit ».

– Grâce à Parker.

– Grâce à Elvis lui-même, surtout. Mais disons que Parker est pour beaucoup dans le côté fulgurant de cette ascension. Il est patient, maniaque, attentif à tout et il suit surtout une règle d’airain : la moindre minute de l’emploi du temps d’Elvis vaut quelque chose.

– Du pognon, quoi.

– Non non.

– Ah ?

– BEAUCOUP de pognon.

– Beaucoup comment ?

– Fin 1956, moins de deux après leur première rencontre, Parker et Elvis ont déjà touché 22 millions de dollars.

– En 56 ?

– Oui, ça équivaut à peu près à 300 millions de dollars d’aujourd’hui. En 20 mois.

– Ah quand même.

– Faut reconnaître que Parker bosse. Il travaille le nom de son poulain comme une marque, avec des dizaines de produits dérivés qui vont de la figurine au rouge à lèvres en passant par toutes les fringues possibles et imaginables. Et par quelques coups de génie.

– Comme ?

– Comme le jour où Parker a la brillante idée de vendre des badges sur lesquels tu peux lire : « je déteste Elvis » … Et ça se vend comme des petits pains. Il fait de la thune sur la vague Elvis ET sur la vague anti-Elvis.  

Non mais vraiment.

– Hahahaaa bien vu.

– En 1958, c’est encore Parker qui insiste pour qu’Elvis fasse son service militaire comme tout le monde, là encore pour une question de marketing. La fameuse scène où Elvis se fait couper les cheveux devant les caméras pour adopter une coupe nettement moins gominée et plus militaire, c’est une manière de casser l’image de bad boy qu’il se traîne encore pour séduire l’Amérique conservatrice. Et Parker sort la grosse artillerie, à coups d’albums de Noël, de chansons romantiques et de films musicaux.

Comment raser une banane.

– De bouses musicales.

– Oui, faut admettre que ce n’est pas glorieux, Elvis, à l’écran. Il tourne 31 films dans sa carrière, tous de parfaits navets. Les scénarios ne servent qu’à une chose, lui faire entonner 5 ou 6 chansons, aussitôt déclinées en albums.

– Et ça marche.

– Oui et non. A court terme, oui. A moyen terme, ça abime petit à petit l’image du King au moment où débarquent de sérieux concurrents comme les Beatles ou les Rolling Stones. Le nouveau rock met un vieux coup aux pionniers du rockabilly, et les comédies romantiques sirupeuses qu’Elvis tourne à la chaine ça n’aide pas trop quand tu vois Mick Jagger débarquer dans l’équation. Il se déhanche, lui aussi, et il n’a pas la moindre intention de jouer les gendres idéaux pour séduire Grand Pa et Grand Ma qui votent républicain.

– Et Elvis devient has been.

– C’est beaucoup dire, mais le risque est là. Heureusement, qui est dans le secteur ? Parker.

– Et Parker ne perd jamais, c’est connu.

Ne mentez pas, on sait que ça vous a parlé.

– À la fin de 1968, Elvis fait son retour à la télévision pour un spectacle de Noël.

– On n’avait pas dit qu’on arrêtait dans le registre Maria Carey ?

– Oh c’est plus malin que ça : Elvis fait pleurer dans les chaumières avec nouveau tube qui joue sur un registre plus grave : In the ghetto, qui démolit la concurrence. La chanson reste dans le Top 10 des ventes aux Etats-Unis pendant… quatre ans. Sa nouvelle tournée est un triomphe conclu par quatre soirées de légende au Madison Square Garden, à New-York. Et le 14 janvier 1973, nouveau coup de maître pour le colonel Parker qui monte le concert du siècle : Aloha from Hawaï. Pour te donner l’idée de la modestie du truc, ça s’ouvre quand même sur Elvis qui entre en scène sur Also sprach Zarathustra de Strauss, la musique de 2001.

– Purée ce concert kitsh à mort ?

– Ah ça pour être kitsch… Mais ça ne change que tchi : le show en mondovision rassemble un milliard et demi de spectateurs. Un score de Coupe du monde. Et une machine à cash, puisque l’album live sort évidemment six semaines plus tard à peine.

– Faut avouer qu’il a l’air en pleine forme, Elvis, à Honolulu.

– Ben ça va pas durer. Pendant un moment, tout semble encore aller : Parker convainc Elvis de s’installer en résidence à Las Vegas, comme d’autres monstres de talent avant ou après lui : Frank Sinatra, Dean Martin…

– … Céline Dion…

– Quel coup bas. Mais le truc, c’est qu’Elvis n’en peut plus, épuisé par un rythme de vie qui est déjà méchamment intense à 20 ans, alors à l’approche de la quarantaine… De plus en plus dépendant à la drogue et aux amphétamines, le King prend du poids, déprimé par une vie monotone et par son divorce. Sur scène, il lui arrive de bafouiller ou d’oublier les paroles. Et le 16 août 1977, ce qui devait arriver arrive : épuisé par les spectacles, la drogue et la maladie, le King s’effondre chez lui, à Graceland.

– Parker vient de perdre sa poule aux œufs d’or.

– Alors…

– Quoi, il trouve quelqu’un d’autre ?

– Oh non. Parker comprend très vite que pour lui, ça ne va pas forcément changer grand-chose : mort ou vif, Elvis est toujours aussi rentable. Pire : il comprend que la mort a en quelque sorte figé la déchéance visible d’Elvis.  À un journaliste qui l’interroge sur la mort du King, il répond le plus sérieusement du monde : « Elvis n’est pas mort. Son corps l’est mais ça ne signifie rien, ça ne change rien. »

– Le niveau de cynisme…

– Ah ça. Pour te situer le truc, quand il a appris la nouvelle, il ne lui a pas fallu deux minutes pour contacter tous les vendeurs de disque et tous les magasins du pays, histoire qu’ils soient prêts à répondre à l’énorme demande des fans en deuil.

– Classe.

– Oh attend. Le jour de l’enterrement du King, Parker se pointe à Graceland en chemise hawaïenne, le cigare aux lèvres. Et il réussit à se débrouiller pour coincer le père d’Elvis au beau milieu des funérailles pour négocier avec lui un nouveau contrat autour des droits posthumes du chanteur. Avec 50 % des profits.

– Mais personne ne se réveille, à un moment ?

– Oh si si. Le côté greedy de Parker finit par faire péter les plombs la famille Presley qui l’attaque pour mauvaise gestion en 1981. Au terme d’un de ces procès à grand spectacle dont l’Amérique a le secret, un accord est trouvé en 1982 : Parker cède les enregistrements de 350 concerts du King, sans compter les films et les émissions de télévision, contre la modique somme de deux millions de dollars par an.

– Jolie rente.

– Rente que le « colonel » passe le restant de ses jours à claquer joyeusement au jeu à Las Vegas avant de mourir en 1997, 20 ans après Elvis. Une vie bien remplie.

– Une vie de vautour, oui.

– Mais bien remplie.

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