Ca trompe énormément

Ca trompe énormément

– Evidemment, je n’encourage personne à enfreindre la loi, bien au contraire.

– Bien sûr, qui en aurait douté. Il n’est qu’à se souvenir combien tu as soutenu la suppression de l’alcool à la cantine de l’entreprise.

– Ne fais pas semblant d’ignorer la différence entre contester l’instauration d’une nouvelle loi et la violer une fois qu’elle est établie. Tu es pétri de mauvaise foi.

– Mauvaise foi, mauvais foie, c’est une question de placement de lettres.

– Il n’empêche, je n’encourage personne à enfreindre la loi, bien sûr.

– Je me félicite que nous ayons rétabli ce qui a toujours été une évidence.

– Néanmoins, je dis que quitte à enfreindre la loi…non, attends, quitte à enfreindre la loi, ce serait bien de le faire avec un peu d‘inventivité.

– Tu invites les délinquants à être ingénieux ?

– Non…c’est terrible, tu déformes tout.

– Tu m’aides bien là, quand même.

– Je voudrais qu’ils soient originaux.

– Ah, de nouveaux crimes.

– Tu me fatigues. Qu’ils se trouvent des noms qui sortent de l’ordinaire.

– Ok, fallait le dire tout de suite.

– J’ai essayé. Je suis perpétuellement interrompu.

– …

– …

– …

– Tu ferais n’importe quoi pour me contredire, c’est ça ?

– C’est probable.

– Ce que je veux dire, c’est que si je veux raconter une histoire de hors-la-loi un peu hors du commun, et il y en a, c’est quand même mieux si les protagonistes sortent d’emblée de l’ordinaire, ne serait-ce que par l’identité qu’ils se donnent. C’est pas avec « le gang du bar du coin », ou « la bande de la rue d’en face » que tu captes l’attention.

– Effectivement, c’est un argument qui se tient.

– C’est à croire que certains ne se donnent pas de mal et ne sont là que pour miner les bases de la société sans aucune considération pour les autres, notamment ceux qui voudraient transformer leurs aventures en récits édifiants.

– Vils criminels qui ne pensent qu’à eux.

– Exactement. Je vais finir par penser que ce ne sont pas des gens bien.

– Ne t’emballe pas. Maintenant, si tu remontes un petit peu, ça se trouve quand même.

– Par exemple ?

– Les 40 voleurs.

– Oui non mais… Je parlais d’une histoire vraie, pas des Mille et Une Nuits.

– Je vais laisser aux universitaires le loisir de débattre pour savoir si l’histoire d’Ali Baba fait réellement partie des Mille et Une Nuits[1], mais en l’occurrence pas besoin de remonter jusqu’aux jours anciens et glorieux de la Bagdad du calife Haroun al Rashid.

On finira cette histoire demain soir. Promis, sans faute.

– Pourtant, les seuls 40 voleurs que je connais viennent de là.

– Précisément, tu ignores la redoutable organisation qui a sévi bien plus près de nous, dans l’espace comme dans le temps. A Londres, pour être plus précis, et sur une période allant au minimum des années 1870 aux années 1950, mais peut-être bien près du double.

– Les 40 Voleurs de Londres ? Jamais entendu parler.

– On les appelait aussi les 40 Eléphants.

– Ca ne m’avance pas plus. Et c’était des voleurs ou des pachydermes ?

– Ni l’un ni l’autre, en fait : des voleuses. Bon, pour être honnêtes, en anglais l’expression « Forty Thieves » est unisexe, il peut s’agir de voleurs comme de voleuses, aussi bien dans les contes orientaux que dans l’Angleterre victorienne. On a donc pu la reprendre sans la tordre pour parler de ce gang, qui avait la caractéristique d’être exclusivement féminin.

– Admettons, mais pourquoi parler d’éléphants ?

– Il y a plusieurs explications. La première est géographique. Elles opéraient depuis un quartier du sud de Londres qui tire son nom de celui d’un carrefour, l’Elephant and Castle. Le nom du carrefour vient lui-même de celui d’un relais de poste qui s’y trouvait par le passé. Quant à savoir pourquoi un relais de poste s’appelait l’éléphant et le château, aucune idée, ça doit encore venir d’un épisode historique ou quelque chose du genre.

Une vieille guerre ou un truc comme ça.

Le quartier s’appelle donc Elephant and Castle. Et évidemment il y a un pub du même nom (y’en a même un certain nombre à travers le monde), qui sert de QG à un gang « classique », entendre essentiellement masculin. Les femmes qui constituent les 40 Eléphants ont des relations, professionnelles ou plus intimes, avec des membres de ce dernier, et opèrent depuis le même secteur, d’où l’idée de prendre ce sobriquet, un peu moins générique que les 40 Voleuses.

– D’accord. Tu as une autre explication ?

– Oui, et elle renvoie plus à leur modus operandi. Ca peut faire un peu cliché, mais nos voleuses ont une cible principale : les grands magasins. Elles se sont fait une spécialité dans le vol à l’étalage, et écument les rayons en se remplissant les poches. Elles ressortent donc en général bien chargées. Comme des mules, ou avec un peu d’emphase, des éléphants. Le nom du gang viendrait donc de leur démarche empesée au retour de leurs larcins.

– Pas très flatteur.

– C’est aussi le signe d’un raid réussi. Je ne peux pas te dire quelle histoire est la bonne, s’il y en a encore une autre, ou s’il s’agit d’une combinaison des deux. L’origine exacte du gang est un peu mystérieuse, mais ce qui est certain c’est qu’il est resté comme celui des 40 Eléphants.

– Ok, donc sud de Londres, 40 Eléphants. Elles commencent leur activité quand ?

– Bonne question, qui renvoie à ce que je viens de dire sur leurs origines. On ne sait pas trop. Ce qui est certain, c’est que la première mention dans les journaux est pour le coup bien datée, puisqu’elle remonte à 1873. Ca remonte donc au moins à cette année. Mais on trouve des rapports de police faisant état de groupes organisés de femmes pratiquant le vol à l’étalage dès la fin du 18ème siècle. Il n’est donc pas du tout impossible que les Eléphants aient commencé leurs coupables activités bien avant ce premier article.

– Bon, ok, sors le dossier. Je veux tout savoir sur ces éléphants.

– L’aspect le plus remarquable du gang est bien évidemment sa composition. Comme je le disais, uniquement des femmes.

A quoi ça mène la non-mixité ? AU CRIME.

Des femmes plutôt jeunes, d’ailleurs, au sens où il y a un renouvellement assez régulier. Quand l’une d’entre elles prend de l’âge, une jeunette est cooptée pour prendre sa place. C’est que le « travail » est assez physique. Outre les larcins que je vais détailler dans un instant, elles n’hésitent pas non plus  à faire le coup de poing pour que les autres organisations criminelles comprennent qu’elles n’ont pas intérêt à leur marcher sur les pieds. Raison pour laquelle on les surnommera aussi les Amazones.

– Non mais tu peux pas prendre n’importe quel prétexte pour mettre une image de…

– JE FAIS CE QUE JE VEUX !

En termes d’organisation, les 40 Eléphants…ne sont pas strictement limitées à un effectif de 40. En fait elles ont pu compter jusqu’à 70 membres. Qui obéissent toutes à l’autorité de celle qu’on appelle la reine.

– Ben oui, comme toute l’Angleterre.

– Non, pas celle-là. La leur. La reine des Eléphants.

Céleste, non… Pas toi !

Nos voleuses s’attaquent donc aux magasins. Aux grands magasins, ceux qui vendent des produits couteux voire de luxe, qu’ils s’agissent de bijoux, de montres, ou de vêtements. Elles sont organisées en cellules de 4 à 5, et les apprenties se forment en réalisant les planques et repérages. L’objectif est d’observer les habitudes des magasins et de leurs équipes. Puis au moment de faire le coup, elles débarquent à plusieurs et l’inventaire a du souci à se faire.

Ca va mal finir. Genre avec des films dispensables ou quelque chose comme ça.

Tactique numéro 1, la diversion. Les plus jeunes et inexpérimentées vont occuper les vendeurs, ou causer quelque éclat en renversant par exemple des mannequins, pendant que les autres se remplissent les poches. Tactique numéro 2, l’attaque groupée. Ces dames se présentent à un comptoir, demandent à essayer un bijou ou autre, et se le passent de l’une à l’autre jusqu’à ce qu’il disparaisse. Voire remplacent les objets précieux par des copies.

– Comme des éléphants dans un magasin de…bon, pas de porcelaine, pour le coup.

– Exactement. Elles sont équipées de tenues leur permettant de planquer un maximum de marchandises. C’est-à-dire que non seulement elles en mettent dans leurs manteaux, gants, chapeaux, manchons, cummerbund, et bloomers…

– Pardon, quoi ?

– Mais j’en sais rien moi, on parle d’accessoires vestimentaires féminins de l’époque victorienne.

– Ok bloomer.

Ni vue ni…ouais, bon.

– Mais en plus elles ont au préalable pris la peine de coudre des poches cachées dans tout ça. Et je ne te parle même pas des tactiques les plus finaudes, comme celle consistant à confectionner un faux bras dans le chemisier, pendant que l’autre rafle dans les rayons.

– Mais elles doivent se faire repérer quand même ?

– Oui et non. En raison des mœurs de l’époque, les vendeurs et assistants laissaient en général les dames qui souhaitaient un peu d’intimité seules dans les magasins, pour peu qu’elles présentent bien, ce que les Eléphants ne manquaient pas de faire. Des femmes bien habillées avaient peu de chances de se faire interroger, et évidemment pas fouiller. Ensuite, à partir du moment où la menace est connue, le fait de venir à plusieurs permet toujours à celles qui ont la marchandise de se faire la malle pendant que les autres retiennent l’attention voire bloquent le chemin. En ciblant ainsi les magasins de standing du West End, les Eléphants font main basse sur des quantités appréciables de marchandises précieuses, qu’elles écoulent via un réseau de receleurs, marchands sur gage, ou tout simplement petits magasins qui remplacent les étiquettes.

– Bravo le petit commerce.

– Faut bien vivre mon bon monsieur. Le gang amasse ainsi des sommes conséquentes qui permettent notamment à ses membres…d’entretenir leurs époux, qui restent oisifs chez eux ou sont en prison.

– Ben c’est…madame travaille pour faire vivre le ménage, c’est progressiste.

– Le fait est que ce sont des entrepreneuses qui mènent leurs propres projets sans se soucier de ce qu’en pense la société. Pour le reste, bon. Les 40 Eléphants vont connaître leur apogée dans l’Entre-deux-guerres, grâce à leur reine de l’époque, Alice Diamond, dite Diamond Annie.

– Un nom prédestiné pour une voleuse de bijoux.

– En effet. Alice nait en 1896, et grandit essentiellement dans la rue. C’est une dure à cuire de près d’un mètre quatre-vingt, qui prend la tête des Eléphants âgée de 20 ans à peine. Elle assure la succession d’une dénommée Mary Carr. L’occasion de faire quelques présentations, parce qu’elles étaient quelques-unes à s’être choisi des noms qui valent le détour : Diamond Annie avait pour seconde Maggie Hill, bon, mais travaillait aussi avec des Gertrude Scully, Shena Suck, Ruby Sparks, Ivy Coates, ou Olive Majestic.

– Le film s’écrit tout seul.

– Pour te situer le personnage, Diamond Annie se baladait avec des rasoirs et gourdins sur elle. Elle avait aussi des bagouzes en diamant à chaque doigt, qui lui rendaient la mandale assez dangereuse. Elle a tabassé quelques policiers et concurrents comme ça. Oui parce que sous son règne, les Eléphants font comprendre à tout le monde que le vol à l’étalage, c’est leur rayon exclusif. Tous les autres malfrats qui s’avisent de pratiquer la même chose sont proprement mis à l’amende dans les deux sens du terme. D’abord on les secoue un peu, ensuite ils doivent payer leur tribut s’ils veulent continuer.

– On touche pas au grisbi d’Annie.

Vous pouvez essayer. On regarde.

– Non, même si au final elle en refile une bonne part à son amant, le chef du gang voisin de l’Elephant and Castle, le sinistre Bert McDonald. A l’époque, la réputation des 40 Eléphants est telle que leur seule arrivée dans les magasins ciblés peut suffire à provoquer un mouvement de panique, ce qui nuit un peu à la discrétion requise. D’où une extension de leurs activités au reste du pays, en particulier les zones rurales et les stations de bord de mer. Les Eléphants sortent donc de Londres pour rôder dans tout le pays, jusqu’à Coventry ou Liverpool. Elles se déplacent en train, et organisent le transfert du butin via des valises laissées en consigne dans les gares. Elles investissent aussi dans des voitures plus rapides que celles de la police pour leur permettre de prendre la fuite.

On recherche une jolie conductrice.

– Ca ne rigole plus du tout.

– Comme toute entreprise florissante qui cherche à se développer, non seulement elles étendent le périmètre et l’échelle de leur cœur de métier, mais elles se diversifient aussi.

– Comment ça ?

– Elles se font engager comme femmes de chambres, par définition dans des familles un peu fortunées, en utilisant de fausses lettres de recommandation. Et une fois dans la place, elles dévalisent la maison. Celles qui avaient encore moins froid aux yeux et ailleurs séduisaient aussi des hommes mariés avant de les faire chanter.

On se serait peut-être fait avoir par Mlle Florrie Holmes (pas de lien avec l’autre, autant qu’on sache).

– Donc les affaires marchent.

– Plutôt, oui. Ce qui permet à Diamond Annie de prendre sa revanche sociale, elle qui considérait que les lois, la police, et la justice n’étaient que des instruments bourgeois pour accaparer la richesse et empêcher quiconque d’autre d’en profiter. Par conséquent, dans les années 20, les Eléphants imitent le style de vie de la jeunesse dorée et des vedettes de la société londonienne, les bright young things et autres flappers. Elles organisent des soirées dispendieuses, fréquentent les clubs et restaurants, consomment alcool et drogues.

– Elles vont bien finir par se faire serrer avec tout ça, quand même ?

– Ca arrive. Mais quand elles sont arrêtées, elles écopent de peines plutôt courtes, en général 12 mois de travaux pénitentiaires ou 3 ans d’incarcération. Puis reprennent leurs activités à la sortie. Elles sont par ailleurs très disciplinées, sous l’autorité d’Annie. Cette dernière édicte plusieurs règles de conduite, comme ne jamais boire la veille d’un coup, ne jamais porter les fringues volées, ne jamais aider la police.

– Ca paraît du bon sens.

– Oui, mais pourtant ce sont les règles strictes qui provoqueront la chute de Diamond Annie. Pas celles sur la préparation des opérations ou l‘utilisation des marchandises volées, mais celles relatives à a vie privée des membres du gang.

– Comment ça ?

– L’amour plus fort que le crime… Enfin, presque. Diamond Annie avait son mot à dire sur les fréquentations et relations de ses filles. Leurs mecs devaient recevoir son approbation, ce qui signifie concrètement qu’elles n’avaient pas le droit de fréquenter des hommes qui n’étaient pas « du milieu ». En 1925, une dénommée Marie Britten pense pouvoir se passer de l’avis de sa reine, et se marie en dépit de son opposition.

– Elle le prend comment ?

– Pas bien. Alice Diamond et Maggie Hill organisent une expédition punitive contre la récalcitrante et sa famille. Ca dégénère en grosse baston avec la police, l’épisode reste sous le nom de bataille de Lambeth. Diamond et Hill prennent entre un an et demi et deux ans de prison. Elles sont remplacées à la tête du gang par Lilian Rose Kendall, surnommé la Bob Haired Bandit.

– La bandit coupée au bol ?

– Evitons de traduire.

Mais, oui.

Lilian, qui est accessoirement l’amante de Ruby Sparks, et entre nous Ruby Sparks and the Bob-Haired Bandit est un nom de groupe punk qui n’attend que ça, ajoute un corde à l’arc des Eléphants, puisqu’elle utilise une nouvelle technique pour dévaliser les magasins.

– A savoir ?

– Puisque l’arrivée du gang provoque la panique, plus la pleine de vouloir faire dans la dentelle. Elle lance donc des voitures dans les vitrines avant de les nettoyer.

– La voiture-bélier-éléphant.

– C’est ça. Quand Diamond Annie sort de prison, elle se range des voitures, béliers et autres.

– Tu vas me dire qu’elle est réformée et vit une existence d’honnête citoyenne ?

– Elle devient tenancière de bordel. Au moins elle pique plus dans les magasins. Toutefois, en dépit des innovations de Lilian Rose, les 40 Eléphants sont sur la pente descendante. Le gang se maintient quand même encore quelques décennies, avant de disparaître dans les années 50. Soit au moins 80 ans d’activité, et peut-être le double.

– Ca vit vieux les éléphants.


[1] C’est tout à fait une question que les experts du sujet discutent.

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