Ce radeau va vous méduser
– Dis-moi Sam, est-ce qu’il t’est déjà arrivé de te retrouver perdu quelque part suffisamment longtemps pour te dire que ça sentait tout même sérieusement le roussi ?
– Ben une fois je me suis perdu en sortant des ouatères au 27e étage d’une tour de la Défense et tu vas rire : impossible de retrouver les ascenseurs. Je n’arrêtais pas de revenir vers la moquette orange de l’espace détente. Épouvantable.
– Sam.
– Ce n’est pas pareil ?
– Je te chante les espaces sauvages et les déserts en feu, les steppes glacées et les crevasses les plus profondes, les jungles épaisses et l’Australie et tu me parles de moquette orange et d’ascenseurs ?
– D’accord, d’accord.
– Bon. Et maintenant, à ton avis, quel est le milieu naturel où la durée moyenne de survie est la plus faible ?
– C’est très gai pour un samedi, ton affaire. Je ne sais pas, la banquise ?
– La haute mer. 90 % des marins ou des passagers qui survivent à un naufrage cassent leur pipe en moins de trois jours.
– C’est peu.
– Et puis il y a les gars comme Poon Lim.
– Qui ?
– Poon Lim, un steward chinois qui bossait sur un navire marchand britannique. Pas franchement l’idée du siècle, rétrospectivement.
– T’es gentil, faut bien bouffer.
– Oh ça oui. Mais en 1942, ce n’était pas de tout repos, la marine marchande. On est en pleine guerre mondiale et les Allemands font absolument tout ce qu’ils peuvent pour foutre le boxon dans les lignes d’approvisionnement des Britanniques.
– Donc dans les transports maritimes…
– Voilà. Et pour ça, la Kriesgmarine dispose de 31 flottilles de sous-marins tout de même, dont une bonne moitié passe davantage son temps à faire du tir au pigeon sur des navires de commerce qu’à cibler des bâtiments purement militaires.
– Et Poon Lim s’est retrouvé au mauvais endroit ?
– Ouaip, sur le SS Ben Lomond, un navire anglais qui reliait le Cap au Canada, en passant par l’Amérique du Sud. Tout l’Atlantique à te fader dans un gros bateau vaguement armé, mais lent. Et le 23 novembre 1942, ça ne rate pas : le Ben Lomond se prend deux torpilles balancées par le U-172 et coule en deux minutes montre en main. 53 morts, un seul survivant : Poon Lim, qui saute par-dessus bord quelques secondes avant que les chaudières explosent et se retrouve à barboter en plein océan, à 1200 kilomètres de la côte, en slip et avec un gilet de sauvetage attrapé en catastrophe.
– C’est moche.
– Il a du pot dans son malheur. Après quelque chose comme deux heures, Poon Lim réussit à atteindre un radeau en bois de deux mètres sur deux et miracle, découvre dessus deux ou trois bricoles utiles : plusieurs boîtes de biscuits, un pichet d’eau de 40 litres, du chocolat, un sac de morceaux de sucre et une lampe de poche.
– Ça ressemble à ma chambre d’étudiant.
– Sam, il n’y avait que de la bière à bas prix et des capotes dans ton studio d’étudiant.
– Et du chocolat. Ça reste une comparaison valable.
– Vite fait quand même. Bref, Poon Lim entre dans une logique de survie : économiser ses vivres en priant pour qu’un bateau passe assez près pour le repérer : après tout, le Ben Lomond n’est pas le seul bateau à emprunter cette route maritime.
– Ce n’est peut-être pas seul U-Boot à traîner dans le secteur non plus.
– Crois-moi, il a dû y penser, m’enfin on voit mal un sous-marin prendre le risque d’émerger pour le seul plaisir de biter un pauvre naufragé sur sa caisse à savon.
– Même un sous-marin nazi ?
– Pas faux. Bref, Poon Lim commence par taper dans ses réserves et se bricole un système pour se protéger du soleil avec une toile trouvée à bord. Avec son gilet de sauvetage, il se confectionne une sorte de petit réservoir capable de récupérer l’eau de pluie. Pour éviter d’être largué si un remous le jette au bas du radeau, il se noue une corde au poignet et l’attache aux planches du radeau, mais avec le sel et le frottement, la peau est vite à vif et il ne peut pas supporter son système plus de quelques heures par jour. Le reste du temps, ben… Il prie pour ne pas tomber à l’eau.
– Bon, ceci dit, tu ne survis pas longtemps avec trois biscuits et un carré de sucre.
– Non. Lim décide de se mettre à pêcher. Il se bidouille deux hameçons, un petit avec un fil de la lampe de poche et un gros avec un clou arraché d’une planche. Et il pêche, avec pas mal de succès, d’ailleurs, en appâtant avec ce qui reste de sa prise précédente et en découpant ses prises avec un couteau de fortune, fabriqué avec le couvercle métallique de la boîte de biscuits.
– Il a du temps devant lui, tu me diras.
– Oui. Il capture des piafs, aussi, en aménageant des sortes de nids d’algues sur les bords de son radeau et en y collant des coquillages, récupérés sur le bois du radeau. La nuit, quand les oiseaux se pointent, Lim réussit souvent à les attraper.
-Malin.
– Quand t’as pas Netflix pour t’occuper, tu fais dans le bricolage. Les heures, les jours passent, interminables. Lim les note un premier temps en faisant des nœuds sur une corde mais finit par se dire que ça n’a pas de sens. Après une semaine ou deux, il ne marque plus que les mois, à chaque nouvelle lune.
– Les mois ? Mais il est resté combien de temps sur sa palette à la con, là ?
– Longtemps. Mais qu’il soit ou non cramé par le soleil, séché par le sel et le vent, Lim peut compter sur une ingéniosité sans limites, même quand une tempête ravage son radeau et fout à l’eau l’essentiel de ce qu’il avait patiemment réussi à construire.
– Il a dû prendre un coup au moral.
– Probablement. Ce qui lui a sauvé la vie, c’est qu’il a là-encore réussi à attraper un oiseau et à boire son sang pour survivre.
– Eurgh.
– A mon avis, il a dû trouver ça délicieux. Et puis ça a dû lui remonter le moral, ce qui était plutôt une bonne idée au moment où il a commencé à voir des ailerons.
– Oh putain des requins.
– Il a dû se dire la même chose, mais en chinois. Mais il ne s’est pas démonté du tout. Il a même décidé de les pêcher.
– Pardon ?
– Et il a réussi plusieurs fois, avec des petits requins qu’il arrivait à hisser sur le radeau une fois hameçonnés.
– Mais comment tu sais que c’est un petit requin avant de l’avoir ramené à bord ?
– Je pense que c’est le moment où ta conscience te dit de te taire, ça. En tout cas, une fois le bestiau ramené près de toi, c’est pas fini, ça met une éternité à mourir en essayant de te bouffer, ces cochonneries. Du coup, Lim l’assomme à grands coups de cruche.
– Tu te fous de moi ?
– Pas du tout, c’est là-dedans qu’il avait trouvé sa réserve de flotte, au début.
– Tu es en train de me dire qu’un naufragé chinois de 50 kilos s’est retrouvé à taper comme un sourd sur un requin avec un gros pot d’argile, debout sur un cageot au beau milieu de l’Atlantique ?
– Ouaip, pour l’assommer, lui arracher le foie et boire son sang.
– …
– Aaaah MacGyver peut aller se rhabiller, oui. Mais le plus dur dans l’odyssée de Lim, ce n’est pas les requins, c’est les bateaux qui ne s’arrêtent pas.
– Pardon ?
– Eh oui. Il a croisé plusieurs fois la route des bâtiments qui passaient dans la zone, mais aucun ne s’est arrêté. Volontairement.
– Mais ENFIN.
– C’est dégueulasse, hein ? Mais le contexte permet de comprendre. Après avoir repéré une nouvelle proie, il arrivait que des U-Boot fassent dans la ruse de guerre en laissant un peu plus loin sur sa route un homme en surface, déguisé en naufragé. Une fois le navire sur le point de s’arrêter, ça devenait un jeu d’enfant de la cartonner.
– Mais comme c’est sale.
– C’est la guerre, ça rendait les capitaines un poil méfiants et ça n’a pas arrangé les bidons de ce pauvre Lim. Je te passe le désespoir de voir passer à 50 mètres de toi un bateau qui ne s’arrête pas… Il a failli être secouru une fois, quand une escadrille d’avions américains est passée trois fois au-dessus de lui et a largué une bouée de repérage mais il ne devait pas être copain avec la loi de Murphy, ce pauvre Lim : une tempête a éclaté et l’a déplacé sur plusieurs dizaines de miles avant l’arrivée des secours.
– Mais comment est-ce qu’il a fini par s’en sortir ?
– Les courants marins, mec. Poséidon a dû en avoir marre ne de pas arriver à buter, il est passé à autre chose et le jeu des vagues fait que l’océan a fini par le dégueuler sur une plage, le 5 avril 1943, quatre mois après le naufrage du Ben Lomond, Lim a fini par arriver près de l’embouchure de l’Amazone. Il l’a vu venir, d’ailleurs : la couleur de l’eau changeait, devenait moins sombre. Pour finir, il s’est fait repérer par trois pêcheurs brésiliens qui l’ont récupéré plutôt en bonne forme, d’ailleurs, pour un gars qui avait passé plus de quatre mois en pleine mer. Il avait perdu 9 kilos, il était écorché et traumatisé de partout, couvert de marques et de petites blessures, mais loin d’être mourant. Il marchait tout seul, sans aide. Un mois d’hosto et paf, comme neuf.
– Et qu’est-ce qu’il est devenu ?
– Le recordman du monde dans la discipline « survivre en mer avec sa bite et son canif », déjà : 133 jours. Son record n’est tombé qu’au 21 siècle. Le consulat britannique l’a récupéré à Belém et l’a accueilli en Grande-Bretagne pour toute la fin de la guerre. Georges VI lui a décerné la médaille de l’Empire Britannique, ce qui ne fait pas mal et la Royal Navy lui a piqué pas mal d’idées pour les intégrer dans ses manuels de survie en mer. Après la guerre, Lim a fini par être naturalisé américain et il est mort paisiblement à Brooklyn, en 1991. Au sec.
2 réflexions sur « Ce radeau va vous méduser »
Mais on sait d’où venait le radeau à la base ? Parce que c’est plus qu’un coup de bol à ce niveau : trouver deux planches, ok, trouver un radeau avec des vivres et une lampe de poche… Ya un⋅e autre naufragé⋅e qui a dû faire la tronche qu’on lui ait topé son embarcation (ou alors iel était déjà dans/sous l’eau).
Belle histoire, de toutes les manières (j’aime beaucoup c’que vous faites, et, grande amatrice de Tu parles d’une histoire, j’entends votre voix en lisant, c’est… perturbant).