C’est pas Ness qui a fait
– Mais allez, quoi.
– Nan.
– Je t’en supplie, juste cette fois. Je tiens une flemme d’anthologie.
– Et Dieu sait que quand tu tiens quelque chose, tu t’y accroches. Nan, je n’irai pas faire les courses. C’est ton tour.
– Si tu vas au supermarché, je te file ma part de chocolat.
– De la corruption ? Bravo.
– Ce n’est pas de la corruption, c’est… De la graisse dans les rouages, disons. Un moyen de te convaincre que tu ferais le bon choix.
– Tu es Satan incarné.
– Merci. Allez : trois plaquettes. Par jour.
– Nan.
– Je vois qu’on joue les incorruptibles.
– J’ai mes role models, figure-toi. Mes héros. Mes paladins.
– Laisse-toi corrompre. Viens du côté obscur. C’est chiant, les paladins.
– Pas lui. Pas Eliot.
– Attends, Eliot Ness ?
– Exactement. L’Incorruptible par excellence. Le code pénal dans une main, un calibre 12 dans l’autre, tout ça en complet-veston. Le chasseur tenace et obstiné. L’homme qui…
– … n’a pas arrêté Al Capone.
– Pardon ? Bien sûr que si, enfin ! Je l’ai vu de mes yeux clairs de jeune enfant innocent !
– Ah oui, ça remonte. Bon. Je sais que c’est une découverte douloureuse, Sam, mais j’ai le regret de t’annoncer que Brian de Palma n’est pas précisément reconnu pour ses talents d’historien. Il y a un écart assez sérieux entre son Eliot Ness et le véritable Eliot Ness.
– Il faudra qu’on parle un jour de cette manie de bousiller tous mes rêves d’enfant.
– Et c’est le type qui m’a saboté la mort de Raspoutine qui ose me sortir ça mais que veux-tu, c’est quoi qu’il en coûte notre sainte mission en ce bas monde. Tu te rappelles de la punchline « L’histoire devint légende, la légende devint mythe » sur les affiches du Seigneur des Anneaux de Jackson ? Bon ben nous on fait l’inverse.
– Eh bien allons-y, bousillons Eliot Ness.
– Oh il s’en sort bien quand même, va. Pour comprendre d’où vient la réputation de Ness, il faut revenir aux Roaring Twenties.
– Aux pardon ?
– Les années 20 rugissantes.
– Ah oui, ça sonnerait sûrement mieux prononcé en anglais.
– Mais C’ETAIT en angl… Enfoiré. Bref, les années 20, la décennie Gatsby, quoi. L’Amérique découvre les films de Chaplin, la trompette de Louis Armstrong, le piano de Duke Ellington et les romans d’Hemingway ou de Francis Scott Fitzgerald. Mais comme l’Amérique est faite de paradoxes…
– Non, sans blague ?
– … C’est aussi le temps d’un conservatisme qui tend parfois au puritanisme comme en janvier 1919, lorsque le vieil affrontement entre les Wet et les Dry se solde par le vote d’un amendement célèbre, le 18e.
– Les quoi et les quoi ?
– Les Wet, ce sont les partisans d’une libre circulation de l’alcool. Les Dry, ce sont les défenseurs d’une interdiction de toutes les boissons alcoolisées, et le 18e amendement marque leur triomphe. Le 1er janvier 1920, le Volstead Act entre en vigueur : la Prohibition commence.
– Prohibition qui nous aura inspiré pas mal de billets ici.
– Et pour cause, l’expérience était inédite à cette échelle et elle s’est soldée par un certain nombre de conséquences dont on peut dire sans exagérer qu’elles ont en partie forgé l’Amérique contemporaine.
– Comme ?
– Du jour au lendemain et dans tous les Etats-Unis, il est interdit de fabriquer, de vendre et de consommer n’importe quel breuvage dès qu’il contient un minimum d’alcool. Le whisky, le gin et le vin évidemment, mais aussi la bière et même le cidre. Du jour au lendemain, l’alcool passe du statut de drogue légale à celui de drogue illégale. Les fabricants et les négociants sont considérés comme des criminels et… les consommateurs aussi. Pour te donner une idée, il a même fallu que les catholiques négocient des aménagements pour avoir le droit de boire du vin de messe…
– Prohiber le sang du Christ, c’est compliqué.
– Voilà. Au-delà de ce genre de gags et comme à chaque fois qu’on met en place une politique de ce genre comme des bourrins, l’interdiction se traduit évidemment par une hausse vertigineuse du trafic clandestin. D’autant qu’évidemment, le Canada voisin et l’Europe se font une joie d’acheminer vers les consommateurs frustrés ces alcools que les États-Unis ne produisent plus eux-mêmes, officiellement en tout cas. Saint-Pierre et Miquelon a par exemple très servi de plaque tournante, comme les Bahamas ou la région des Grands Lacs.
– Oui mais « qui aurait pu prédire… »
– Taquin, va. Tout le pays se découvre une âme de bouilleur de cru. Un peu partout, loin des regards, on se met à fabriquer de la gnôle de contrebande, un alcool frauduleux qui porte un joli nom d’ailleurs : la moonlight booze, la bibine du clair de lune. Pendant que les bootleggers font tourner les alambics à pleins régime, les bars clandestins se multiplient un peu partout, et les grandes villes, personne ne se cache vraiment pour aller siffler en douce ces quelques verres qui ont le goût de l’interdit.
– Et tout le monde fréquente les bars clandestins.
– Les speakeasies, oui. Tu t’es toi-même beaucoup amusé à évoquer ces élus du Congrès qui allaient s’enjailler dans ce genre de lieux quand ils ne picolaient pas directement au bureau. Ceci dit, l’atmosphère indulgente des premiers temps de la Prohibition ne tarde pas à se durcir. Plus le temps passe, plus les réseaux se structurent. De véritables organisations criminelles ne tardent pas à remplacer les amateurs des tous débuts et très vite, les gangs s’affrontent à coups de Thomson pour le contrôle des distilleries et des livraisons.
– Le Chicago way of life.
– Tu ne crois pas si bien dire. Proximité du Canada oblige, Chicago et l’Illinois deviennent le terrain de jeu privilégié des trafiquants, pour l’excellente raison que la région des Grands Lacs est littéralement impossible à surveiller, et ce ne sont pas les trafiquants de fourrures et de peau de castor du 17e siècle qui diront le contraire.
– Et le vrai Scarface entre en scène.
– Tout juste. Au petit jeu de la guerre de gangs, c’est un tueur à gages de 25 ans qui l’emporte : Al Capone, surnommé Scarface depuis qu’un vilain coup de rasoir lui a laissé trois balafres sur le côté gauche du visage. Capone passe les années 20 à prendre le contrôle de la ville par la douceur et par l’argent quand il s’agit de corrompre les magistrats, les élus ou les policiers, par la violence pure quand il s’agit de contrôler la pègre. C’est parfois spectaculaire : le 14 février 1929, le jour de la Saint-Valentin, Al Capone décapite le clan des Irlandais de Bugs Moran en faisant assassiner sept de ses hommes dans un garage du North Side.
– Et Ness, dans tout ça ?
– Il débarque dans l’équation en 1930. Ness a passé toute sa vie à Chicago, où il a fait ses études avant de devenir agent fédéral pour le compte du Trésor, le Fisc américain.
– Boooooooring.
– Pas vraiment. C’est bien au Trésor et pas à la police, notoirement corrompue, que Herbert Hoover confie le soin de partir en guerre contre Al Capone. Et le Trésor décide alors de jouer sur deux tableaux.
– Allons bon.
– Une première équipe est chargée de s’attaquer à Capone sur le plan fiscal. La seconde équipe, commandée par Eliot Ness, doit jouer un rôle plus direct et plus dangereux : démanteler les distilleries clandestines de Capone et couper ses circuits d’approvisionnement.
– Ce n’est pas franchement comme ça qu’on imagine un inspecteur des impôts.
– Ah non. Eliot Ness commence par le commencement, c’est-à-dire par s’entourer d’une cinquantaine d’agents fédéraux aux états de service irréprochables. Son premier cercle est encore plus resserré : une dizaine d’homme à peine, tous des durs à cuire réputés pour leur courage, leur droiture, et leur fine connaissance de la pègre. En à peine six mois, les raids qu’Eliot Ness mène contre les brasseries et les distilleries clandestines de Capone font des ravages et les résultats sont spectaculaires : au milieu de l’année 1930, Ness et son équipe a ont déjà saisi et détruit pour plus d’un million de dollars de caisses et de tonneaux d’alcool de contrebande.
– C’est beaucoup, un million, en 1930.
– Très beaucoup, oui.
– Et Capone, il chante des cantiques, pendant ce temps-là ?
– Pas trop, non. Il multiplie les tentatives de corruption, sans succès. Provocateur, Eliot Ness décide même de jouer sur cette image : chaque fois qu’on approche ses hommes, il prévient la presse et met tout sur la table…
– C’est… dangereux.
– Mais la presse adore et ne tarde pas à trouver un surnom à cette bande de chevaliers blancs qui n’ont pas froid aux yeux : les Untouchables, les Incorruptibles.
– L’expression date de l’époque ?
– Eh oui. Et rien n’y fait : même quand un de ses amis les plus proches est abattu en guise d’avertissement, Ness persiste et les raids de ses agents continuent. Semaine après semaine, les Incorruptibles portent des coups de plus en plus rudes à Al Capone, dont l’étoile commence à sérieusement pâlir.
– Donc j’avais raison. C’est bien lui qui fait tomber Capone.
– Ben non. Ness lui fait indubitablement très mal, mais ce n’est pas lui qui aura le plaisir d’accrocher sa tête à son palmarès alors qu’il a de quoi l’accuser de plus de 5000 crimes et délits fédéraux.
– Mais c’est qui, alors ?
– Tu te rappelles de l’autre équipe, celle des fiscalistes du Trésor qui planchent sur les déclarations de revenus de Capone ?
– Les gratte-papiers, là ?
– Voilà. L’équipe B, menée par Frank Wilson, mène un travail de fourmi en épluchant pendant des mois la moindre dépense de Capone, de ses diamants à… ses sous-vêtements.
– Mais non ?
– Si si. Dès que Capone fume un cigare en public, un agent note scrupuleusement le montant correspondant, et c’est ce qui finit par conduire le gangster devant un tribunal. Grâce au travail de Frank Wilson, tout aussi incorruptible qu’Eliot Ness au passage, le verdict tombe. Le 17 octobre 1931, Al Capone est condamné à la plus longue peine de prison jamais prononcée aux Etats-Unis pour fraude fiscale : 17 ans, dont 11 fermes.
– Outch.
– Et Eliot Ness n’a joué strictement aucun rôle dans ce procès. Il n’a même pas témoigné.
– C’est quand même moche…
– Et ce n’est pas fini. En 1933, l’échec du 18e amendement est si évident que Franklin Delano Roosevelt abroge finalement le Volstead Act. L’alcool coule à nouveau à flot dans toute l’Amérique. La loi pour laquelle Wilson, Ness et ses Incorruptibles se sont battus n’a pour ainsi dire servi à rien. Son équipe est logiquement dissoute.
– Enfin j’imagine qu’il a retrouvé un poste à sa mesure rapidement, vu les services rendus.
– Des clous. Sa lutte contre Capone lui avait déjà coûté son mariage et sur le plan professionnel, elle lui a rapporté très exactement : que dalle.
– Mais enfin ?
– Le FBI n’a pas voulu de lui, sans doute en raison de ses liens avec la presse, et Ness n’a jamais retrouvé de mission à la hauteur de ses talents. Dans la deuxième partie des années 30, il a bien participé à l’enquête lancée contre le Torso Killer, un célèbre tueur en série de Cleveland, mais sans réussir à mettre la main sur cet assassin qui avait la manie de découper ses victimes en morceaux.
– C’est d’une tristesse…
– Oui. Petit à petit, sa réputation s’abime il doit même démissionner de son poste à Cleveland en 1942, après avoir provoqué un accident de la route sous l’influence de… l’alcool.
– Moche.
– Légal mais triste. Ness enchaîne alors les postes ici ou là dans le privé mais quelque chose s’est brisé. Et comme l’Histoire est une entité sans âme, l’ironie noire ne s’arrête pas là. En 1957, la publication des mémoires de Ness fait un tabac avec plus d’un million et demi d’exemplaires vendus.
– Ah ben voilà, ça le relance.
– Pas trop, non, vu qu’il est mort d’un infarctus trois semaines avant la sortie de son bouquin.
– Oh mais merde…
– Sa carrière post mortem commence, si ça peut te consoler. En 1959, un premier feuilleton très librement tiré de ses souvenirs est lancé avec Robert Stack dans le rôle de Ness, trente ans avant Costner. Il fait un tabac et accessoirement, il est rigolo à regarder parce que tu peux y apercevoir des p’tits gars tous jeunes comme Peter Falk, James Coburn, Leonard Nimoy ou Robert Redford.