Coney’s Couney
– Approchez, approchez ! Mesdames et messieurs, approchez. Venez découvrir, venez contempler le spectacle extraordinaire que nous vous proposons ! N’ayez pas peur d’abandonner vos idées reçues, prenez le risque d’être émerveillés par les prodiges de l’esprit humains ! Allons allons, prenez place.
– Oh, c’est quoi ce raffut ?
– Ha ! Je vois que s’avance un incrédule ! Viens mon enfant, ne t’alarme pas et prépare-toi à être stupéfait par ces merveilleu…
– Non mais c’est quoi à la fin ce cirque ?
– Je pensais plus à une fête foraine, mais nous sommes bien dans le registre circassien.
– Je t’ai toujours reconnu une affinité certaine avec une profession exercée sous chapiteau, mais elle implique plus un nez rouge et des chaussures surdimensionnées qu’un haut-de-forme.
– Tu connais ma sainte horreur des clowns. Et puis les histoires de cirque ont tendance à me déprimer.
– Allons allons, on peut sans doute trouver un compromis.
Welcome to the show
Mais alors, pourquoi ce numéro de camelot ?
– J’ai eu une idée.
– Bouge pas, j’appelle les secours.
– Hilarant. Mais tel est pris qui croyait prendre, parce que grâce à ma future attraction, les secours seront déjà là.
– Je…
– Imagine, tu es à la fête foraine, et là, entre une grande roue et un stand de tir, un de ces spectacles en intérieur qui promettent monts et merveilles.
– Oui, ne me refais pas l’article, je t’ai entendu. Ce serait quoi ? L’homme-serpent, la femme à barbe, les siamois-sirènes-nains ?
– Pas du tout. Je pensais à un service de chirurgie thoracique. Des opérations à cœur ouvert, ce genre de choses. Pas bête, non ?
– Alors, euh, comment dire… Ce n’est pas que je sois hostile à l’idée de recruter des médecins pour des spectacles outranciers…
« Je suis obligé d’insister, est-ce que je pourrais quand même voir vos diplômes ? »
Mais, pour rester concis, CA VA PAS BIEN NON ?!
– Quoi, je ne vois pas où est le problème.
– A faire de la médecine un spectacle ? Y’a rien qui va dans ce projet, enfin. Et l’hygiène, et le secret médical, et la recherche du sensationnel au détriment du soin ? Tu m’expliques en quoi la médecine pourrait en bénéficier ?
– Ah oui, et Martin Couney alors, hein, tu en fais quoi ? Il n’a pas fait avancer le soin, peut-être ?
– Euh…qu’est-ce que qui ?
– Martin Arthur Couney. Je vois que tu n’es pas familier.
– Je confirme.
– Ok. Si tu ne connais pas Couney, tu as peut-être déjà entendu parler de Coney ?
– C’est la même famille ?
– Nan. Coney comme Coney Island, banane.
– Ah, oui. Une péninsule de Brooklyn, New York, qui…c’est un peu un parc d’attraction, c’est ça ?
– Ca a surtout été vrai entre le 19ème et la deuxième moitié du 20ème siècle, essentiellement, mais c’est effectivement l’idée. L’apogée de Coney Island comme destination de loisirs et d’attraction correspond à la période 1900-1940. Avec par exemple l’ouverture du Luna Park en 1903. A l’époque, le programme avait de quoi attirer le chaland.
– Par exemple ?
– Si tu baguenaudais à Coney Island en 1903, une glace à la main, tu pouvais profiter d’attractions foraines « classiques » aujourd’hui, comme plusieurs parcours de montagnes russes qui permettaient aux visiteurs de faire l’expérience de vitesses et de sensations dont ils n’avaient pas connaissance alors que l’automobile restait rare. Mais aussi de quelques grands spectacles qui n’existaient nulle part ailleurs. Comme une reconstitution de la Guerre des Boers mettant en scène un millier de figurants, dont bon nombre de vétérans du conflit. Ou une démonstration des pompiers de New York se livrant à un exercice grandeur nature sur un bâtiment en flammes. Dans le même ordre d’idée, tu avais aussi une reconstitution d’éruption du Vésuve. Ou encore Lilliputia, un authentique village philippin entièrement habité de pygmées.
– Ouais, authentique.
– Tu avais évidemment les spectacles de bizarreries, monstres, et autres infortunés plus ou moins difformes. Et puis, au milieu de tout ça…
– Quoi ?
– Un service de néonatalogie.
– On ne soulignera jamais assez le risque d’accouchement prématuré provoqué par les manèges.
– Hein ? Mais non, ne raconte pas n’importe quoi.
– Alors explique-moi le service de néonatalogie au milieu des attractions.
– C’est très simple : c’était une des attractions.
– Quoi ? Mais ?
– Approchez approchez ! Venez vous émerveiller devant les couveuses, avec d’authentiques bébés vivants !
« Combien de coups au but pour ce bébé ? »
– Tu peux m’expliquer ce que fichait un service médical au milieu d’un parc d’attractions ? C’était à ce point la crise du logement que les hôpitaux n’avaient plus de place pour installer leurs lits dans leur bâtiment ?
– Ah non, pas du tout. Ce n’était pas l’extension d’un établissement local, non non. Avant tout parce qu’à l’époque aucun hôpital américain ne proposait ce genre de prise en charge. Mais aussi parce qu’il s’agissait bien, j’insiste, d’un spectacle payant. Au sens où les badauds achetaient des tickets pour venir voir des bébés dans des couveuses, comme toi il y a quelques années pour voir un « véritable » loup-garou.
– UNE fois. Tu veux dire que c’était véritablement…exceptionnel de voir des bébés ?
– Pas n’importe lesquels. Des prématurés.
– Si j’en crois mes cours de démographie, on avait déjà découvert la reproduction en 1900. Les familles avaient même en moyenne plus de naissances qu’aujourd’hui. Autrement dit, je persiste à ne pas comprendre ce qu’il y avait d’extraordinaire à visiter une maternité.
– Une fois encore, on ne parle pas de bébés lambdas, mais de prématurés. Et le soin spécialisé des prématurés, à l’époque, était rare au point de constituer une curiosité.
– Comment ça, ils en faisaient quoi de leurs prématurés ?
– Oh, j’en vois un qui a séché ses cours de néonatalogie. Reprenons, donc. Avec une innovation française, oui monsieur. En 1880, l’obstétricien Stéphane Tarnier visite le Jardin d’acclimatation de Paris. Il y observe des couveuses destinées aux oiseaux exotiques. Ce sont, pour le dire assez simplement, des sortes d’étuves dans lesquelles on place les œufs ou les oisillons pour qu’ils se développent. Ca lui donne l’idée d’en concevoir pour bébés prématurés. Un endroit où ils sont protégés de l’extérieur tout en bénéficiant d’une atmosphère idéale en termes de température ou de d’humidité.
Comptez deux-trois semaines à thermostat moyen.
– Pas bête, docteur Tarnier.
– Non. Il ne s’arrête pas là, puisqu’il conçoit également un modèle de forceps, et devient le premier titulaire de la toute nouvelle chaire de clinique d’accouchement de la Faculté de Médecine de Paris. Où il est remplacé à sa mort, dans les années 1890, par Pierre Budin. La France est alors à l’avant-garde dans ce domaine de la médecine.
– J’en suis tout gonflé d’orgueil.
– Parce que tu y es pour beaucoup. Le problème est que les couveuses donnent de bons résultats, mais que leur usage ne se développe pas.
– Pourquoi ?
– Déjà, les soins aux prématurés sont coûteux.
– Mais enfin, la vie ça n’a pas de prix.
– Ben justement, quand il s’agit de prématurés… Beaucoup, y compris à la Faculté de médecine, considèrent ces bébés comme trop faibles, pour ne pas dire condamnés d’avance, pour qu’on investisse dans des soins pour les aider à finir leur développement. Dans une logique eugéniste, et l’eugénisme est assez en vogue à l’époque, c’est une perte de temps, d’énergie, et de moyens. S’ils sont nés prématurément ça doit venir d’une forme de tare, et on rendra plutôt service à la race humaine en laissant la nature faire son œuvre.
– C’est-à-dire éliminer les plus faibles ?
– C’est ça.
– Je veux bien entendre que la mortalité infantile était par ailleurs bien plus élevée à l’époque, mais ça passe quand même mal.
– Je suis d’accord, mais il n’empêche que cette vision était suffisamment répandue pour que le développement des soins aux prématurés ne constitue pas une priorité. Pierre Budin va donc s’efforcer de populariser ses couveuses. Et pour cela, quoi de mieux qu’une démonstration, a fortiori pendant une Exposition Universelle ?
– Ce n’est pas ce à quoi j’aurais pensé en premier.
– Je te rappelle que le principe d’une Exposition Universelle est de présenter au monde les dernières avancées technologiques et scientifiques. Ce n’est donc pas aberrant. Budin s’en va donc à l’Expo de Berlin de 1896 avec quelques couveuses sous le bras. Elles y rencontrent un succès significatif, ce qui n’échappe pas à certain Martin Cohn ou Cohen. Ce jeune médecin allemand est attaché aux questions de soins néonataux, et est conquis par l’idée. Il se dit alors que puisque les hôpitaux et médecins ne veulent pas des couveuses, il n’a qu’à prendre les choses en main, c’est-à-dire monter des exhibitions pour payer les soins.
– C’est original, la show-room hospitalière.
– Il organise sa première exhibition en Angleterre, pour l’Exposition de l’Ere Victorienne de 1897 à Londres. Elle attire 3 500 visiteurs le jour de l’ouverture, avec un article enthousiaste dans le Lancet. L’année suivante, il traverse l’Atlantique et monte sa première initiative aux Etats-Unis pour la Trans-Mississippi and International Exposition d’Omaha.
– Ca marche aussi ?
– Oui. Martin change son nom en Couney, et s’installe aux Etats-Unis. Il décide de se lancer dans une installation durable, au milieu du grand parc d’attraction qu’est Coney Island. Parce que le modèle économique de son service de soins aux prématurés repose sur le public. Il ne dépend pas d’un hôpital ou autre, c’est une initiative personnelle.
– Il pourrait quand même ouvrir une clinique comme tout le monde non ?
– Non. Il fait venir ses couveuses, ou incubateurs, directement depuis l’Europe. Ce sont des appareils en acier et en verre long de 1,5 mètre. Les bébés étaient posés sur une couche en tissu fin, sous laquelle courait un circuit d’eau chaude alimenté par un chauffe-eau régulé par thermostat. Un autre système faisait circuler de l’air depuis l’extérieur, en le faisant passer par des filtres en laine imbibés de désinfectants.
– Ca a un coût.
– Eh oui. A l’époque, une journée de soins néonataux coûte 15 dollars, soit plus de 400 au cours actuel. C’est prohibitif pour la plupart des parents. Couney accepte gratuitement tous les prématurés, sans aucun critère social, ou racial. Il les prend en charge pour rien, en finançant l’installation par les tickets des visiteurs qui se pressent pour voir « les prématurés du docteur Couney » dans leurs machines.
– Je peux faire un numéro de ventriloque si vous voulez…
– Martin, merde !
Couney insistait pour dire que son établissement de Coney n’était pas une attraction mais un mini-hôpital. II était méticuleusement entretenu et nettoyé. Outre l’hygiène, il accordait également une grande importance à l’allaitement au lait maternel, et avait donc 5 nourrices dans son équipe, qui comptait également 2 médecins et 15 infirmières et techniciens. Dont sa propre fille Hildegarde, infirmière, elle-même née prématurée.
– On comprend qu’il soit attaché à sa cause.
– Logique, en effet. D’ailleurs, à l’inverse des préconisations de la plupart des médecins hospitaliers de l’époque, Couney encourageait les infirmières à toucher les prématurés et à les prendre régulièrement dans leurs bras, pensant que des soins affectueux étaient bons pour eux. Un cuisinier était sur place pour préparer les repas des nourrices. Et si l’une d’entre elles était prise à fumer, boire, ou manger un hot-dog, elle était virée sur le champ.
Ne jetez pas de nourriture aux nourrices.
– Ca m’a tout l’air d’un établissement impeccable.
– Mais oui. Dont le fonctionnement repose cependant sur la vente de tickets, à 25 cents la visite. Il faut donc faire un peu le spectacle. Couney demandait ainsi à ses infirmières d’habiller les bébés dans des vêtements plusieurs fois trop grands, pour souligner encore leur petite taille. Ou à passer leurs alliances à leurs poignets.
– On pourrait jongler avec, aussi.
– Mais c’est fini oui ?!
Résultats, les Incubateurs de Couney deviennent l’une des attractions les plus populaires de Coney Island. Il tient boutique au Luna Park de 1903 à 1943, et aussi à Dreamland de 1904 à 1911. Couney se démène par ailleurs pour faire la promotion de ses méthodes. Il organise ainsi des conférences, dans lesquels il cite d’illustres prématurés comme Newton, Napoléon, Hugo, Darwin, ou Twain.
– Ses couveuses ne désemplissent pas, mais est-ce qu’il est entendu ?
– On ne va pas se mentir, Martin Couney a des ennemis. En raison de ses choix en matière d’installation et d’exposition, il est controversé. La société new-yorkaise de prévention des cruautés contre les bébés, entre autres, le poursuit à plusieurs reprises en l’accusant de mettre les prématurés en danger en les exposant, et de les exploiter. Cependant toutes les plaintes et démarches pour le faire fermer échouent.
– Pas plus mal. Il était peu orthodoxe, mais utile. Enfin, je dis ça…
– Si si. Couney ne fait pas qu’assurer le spectacle, il améliore réellement les chances de survie des bébés qui lui sont confiés. En 1914, il rencontre à Chicago le docteur Hess, qui deviendra le père de la néonatalogie américaine, et commence à travailler avec lui. Dans le même temps, des médecins, et non plus seulement des parents, lui adressent leurs prématurés.
– Mais pourquoi ils ne s’en occupent pas eux-mêmes ?
– Tout simplement parce qu’ils n’ont pas ses moyens et équipements. Aux Etats-Unis, les couveuses vont rester rares pendant encore plusieurs décennies. Les idées de Couney progressent, mais encore lentement.
– Il est arrivé un peu avant terme, hé hé.
– Il faut vraiment attendre les années 30 pour que les choses avancent. Lors de la Foire Internationale de Chicago, entre 1933 et 1934, Couney et Hess montent une grande démonstration de « Bébés vivants dans des incubateurs », construite pour 75 000 dollars, soit 1,4 million d’aujourd’hui. C’est une forme de consécration pour Couney, qui est enfin reconnu pour son rôle pionnier.
– La gestation a été un peu longue.
– Le 25 juillet 1934, Couney organise une réception de retour (homecoming) pour les bébés couvés l’année précédente : 41 sur 58 sont présents. Elle est retransmise à la radio locale, qui insiste pour dire qu’il s’agit d’une réelle installation médicale, et pas d’une exhibition.
– On peut comprendre qu’il y ait eu confusion, quand même.
– Les premiers services dédiés au soin des prématurés de la côte Est sont installés à New York en 1939. Et même alors les médecins soulignent qu’il n’est pas facile de trouver un bon modèle économique pour ces installations.
– Je pense qu’il faudrait développer la vente de barbe-à-papa et de pommes d’amour dans les hôpitaux.
– Le chef du service d’orthodontie dit qu’il est d’accord. Couney ferme finalement son établissement de Coney Island en 1943, alors que ses méthodes se sont imposées dans la plupart des hôpitaux. Pendant sa carrière de près de 50 ans, il se serait occupé de près de 8 000 prématurés, et en aurait sauvés autour de 6 500. En vertu de quoi sa contribution est encore saluée de nos jours.
– Eh bien bravo.
– Le plus beau étant qu’il n’était sans doute pas médecin.
– Hein ?!
– Il n’y a aucune trace de ses études supposées à Leipzig et Berlin. Lors du recensement de 1910, il indique travailler dans le domaine des instruments chirurgicaux. Il prétend de la même façon avoir inventé un modèle d’incubateur, mais on ne trouve aucune trace de brevet enregistré pour ça à son nom aux Etats-Unis. Pourtant, dans le recensement de 1930, il se déclare médecin.
– Espèce de…en même temps…
– C’est d’autant plus savoureux que parmi les médecins qui lui ont rendu et ont salué ses travaux, il y avait le président de l’Association Médicale Américaine, Morris Fishbein.
– Le nom me dit quelque chose.
– Mais oui. On en a déjà parlé. Il était connu faire la chasse aux faux médecins et truands, notamment celui greffait des testicules de bouc aux gens.
– Savoureux.
– Couney a joué un rôle majeur dans le développement des soins néonataux aux Etats-Unis en se défendant contre des accusations d’exhibitionnisme médical et d’exploitation des bébés, alors que dans le même temps si on avait fouillé un peu il encourait une grosse amende et plusieurs années de prison pour s’être prétendu médecin.
– Welcome to the show.
2 réflexions sur « Coney’s Couney »
Salutations,
Je me demande s’il n’y a pas ce genre de choses sur le front de mer, au début de la série Boardwalk Empire ; ça semblait bizarre, une sorte de boutique pour exposer les nouveaux-nés…
Sinon, la guette des Boers, c’est une tentative de contrepet avec la guerre des boet’ons ? (on fait ce qu’on peut, ça va)
…et comme il y a longtemps que je ne l’ai pas dit : c’est bien chouette, ce que vous faites – pro bon, en plus. Veuillez transmettre à votre autre vous-mêmes (oui, je sais que vous ne faits qu’un, ça suffit, votre manège)
Alors ça, je peux pas dire j’ai pas vu. Quand à la guette des Boers, même pas, c’est une bête coquille.
Merci. Je me transmets, ça lui fera plaisir.