De la naissance des morts
– Oh, mais c’est quoi ce raffut ?!
– Ben, je fais les tests.
– Les tests de quoi ? Tu essaies une mobylette en intérieur ?
– Mais pas du tout. Je teste la tronçonneuse, ne sois pas ridicule.
– C’est à moi de ne pas être… mais pourquoi diantre procèdes-tu à des essais sur une tronçonneuse ?
– C’est le protocole. Tous les mois. Pour qu’elle démarre au quart de tour en cas d’attaque.
– D’attaque de quoi ? Tu as rasé une forêt, tu attends des représailles des Ents ?
– Mais enfin non, c’est pour la zombiecalypse. Si les zombies attaquent, je suis prêt.
– Je t’ai déjà expliqué qu’en plus de faire un boucan particulièrement malvenu, une tronçonneuse n’était du tout adaptée. C’est pas fait pour couper du tissu vivant.
– Ben si, les arbres c’est vivant. Pis en plus les zombies, en revanche, c’est du tissu mort.
– C’est pas fait pour découper des gens. Les gens c’est des os, des tendons, ça grippe et ça fusille la chaîne.
– D’une, je n’aime pas du tout cette façon que tu as de le dire avec toute l’assurance que pourrait procurer une expérience personnelle. De deux, Ash il a une tronçonneuse.
– SI tu veux jouer à ça, techniquement, Ash il n’a pas affaire à des zombies. En outre, lui et son équipe se servent aussi d’instruments plus adaptés à la découpe de viande.
– Je sens que tu vas encore être pénible et sentencieux et me dire des choses du genre « de toute façon tout ce que tu crois connaître sur les zombies est erroné ».
– C’est pas mon genre d’être pénible et sentencieux.
– Un peu, quand même.
– Je conteste. Et puis ce n’est pas le plus important.
– Non ?
– Non. L’important, c’est que de toute façon tout ce que tu crois connaître sur les zombies est erroné.
– Je retourne chercher ma tronçonneuse.
– Tu ferais mieux d’écouter.
– Non, ce coup-ci, j’en ai marre. Tu vas…ah. Bon, ben elle démarre pas. Vas-y, je t’écoute.
– Bien. Pour commencer, revenons un peu sur l’histoire d’Haïti. Attends, il y a un rapport. Haïti c’est la moitié, à peu près, de l’île d’Hispaniola, dans les Caraïbes. Hispaniola, comme son nom l’indique, c’est l’endroit où Christophe Colomb a mis le pied à terre dans ce qu’il croyait être les Indes.
– Le 5 décembre 1492.
– En effet. En tant que point d’arrivée des Européens, l’île également appelée Saint-Domingue bénéficié en avant-première de tout ce que la colonisation apporte : les indigènes sont contraints de travailler dans les mines, et reçoivent de plein fouet toutes les épidémies qui arrivent de l’ouest. Pour faire court, la population locale est très vite réduite à quasiment rien, et est donc remplacée par des esclaves venus d’Afrique.
– C’est la fête.
– Globalement. Les Espagnols s’installent surtout à l’est de l’île. A l’ouest, on trouve des boucaniers, surtout français. A la base, les boucaniers sont surtout des chasseurs, qui utilisent de grands grills ou « boucans » pour fumer de la viande de bœuf. Leur activité maritime n’est que secondaire. Cependant, dans le même temps, la fameuse île de la Tortue, située à quelques kilomètres au nord, devient le siège des flibustiers, et tout ce petit monde constitue le grand ensemble des Frères de la Côte. Dans le courant du 17ème siècle, la couronne française favorise l’implantation de colons dans l’ouest d’Hispaniola, et c’est ainsi qu’on se retrouve avec une colonie espagnole à l’est, une colonie française à l’ouest, sous le nom de Saint-Domingue, et des flibustiers au nord mais aussi un peu partout.
Au début du 19ème, Saint-Domingue est dirigé par le gouverneur général Toussaint Louverture, lui-même ancien esclave affranchi qui arrive à cette position à la faveur de la Révolution. Mais à Paris, à rebours des révolutionnaires, Bonaparte rétablit l’esclavage dans les colonies. Louverture mène alors une guerre d’indépendance. Il est arrêté, déporté, et n’en voit pas l’issue, mais en 1804 l’ancienne colonie inflige sa première grosse défaite à Bonaparte et devient indépendante sous le nom indien d’Haïti.
– J’en suis bien content pour eux, mais pour l’instant j’ai pas vu la queue d’un zombie.
– Une minute. La population haïtienne a pour l’essentiel des origines africaines, et le pays développe une forme de vaudou qui lui est propre.
– Sauf erreur, la religion vaudou vient de l’ancien royaume du Dahomey.
– C’est ça, pour faire simple c’est le Togo et le Bénin actuels. La variante haïtienne inclut des éléments locaux et un peu de syncrétisme chrétien.
– Oui oui oui, tout cela est bel et bien bon…
– Et donc, zombies.
– J’ai failli attendre !
– Autant qu’on sache, le terme apparaît pour la première fois en Europe dans un roman français de la fin du 17ème, Le zombi (sans e) du Grand Pérou ou la comtesse de Cocagne. Il s’agit alors d’un esprit, certes mauvais, mais sans matérialité.
– Je suis déçu.
– Mais le zombie (avec des fois un e, et des fois pas) fait bien partie du vaudou haïtien. Il s’agit de la victime d’un sorcier (bokor), qui par ses enchantements le tue puis le ramène à la vie comme un corps dépourvu d’âme, pour en faire son esclave.
– Ha, ça commence à ressembler à quelque chose.
– En effet, et si tu veux savoir précisément à quoi, facile, il te suffit d’en faire un.
– Comment ça ?
– Eh bien la méthode est à peu près connue.
– Non mais tu sais moi je me vois pas trop me lancer dans des études de sorcier maintenant.
-Tu vas plutôt avoir besoin de faire de la pharmacochimie.
– Je suis pas sûr que ça m’aide, mais dis toujours.
– Bon, si on en croit la théorie vaudou…
– Euh, vraiment ?
– Attends. Si on en croit la théorie vaudou, le sorcier s’empare de l’âme de sa victime et la condamne à le servir. Mais le rituel s’appuie aussi sur des composantes matérielles. Parlons donc de Clairvius Narcisse.
– Allons-y.
– Le folklore haïtien fait de tout temps état d’hommes et de femmes ramenés de la mort pour servir globalement d’esclaves. Ces récits sont appuyés par des témoignages, plus ou moins directs, récents, et fiables. Cependant il ne faudrait pas croire qu’il ne s’agit que d’histoires anciennes. En 1936, une femme hagarde débarque ainsi dans un village, et est reconnue par sa famille comme Félicia Felix-Mentor, morte et enterrée 29 ans plus tôt. Une écrivaine américaine, Zora Neale Hurston, se rend sur place et mène une enquête. Elle discute avec des médecins, et se dit convaincue que Félicia n’est pas vraiment morte et revenue à la vie sans son âme, on s’en doute, mais aurait plutôt été victime d’une forme de drogue qui l’aurait placée sous le contrôle de son ravisseur.
– Ca paraît déjà plus vraisemblable.
– En effet. A noter qu’un psychiatre haïtien a écrit en 1945 un article dans lequel il considère que la femme en question n’est pas Félicia Felix-Mentor, mais qu’elle en est convaincue, en raison notamment de la prégnance du mythe zombie dans la culture locale. Il considère donc que les soi-disant zombies relèvent plus de la psychiatrie que d’autre chose. D’autres lui opposeront que si la femme en question n’est pas Felix-Mentor (entre autres choses, elle semble trop jeune), elle pourrait très bien être un autre zombie.
– Ca ressemble à une discussion dont on va pas sortir.
– Tu es trop pessimiste. Parce qu’encore plus près de nous, nous avons Clairvius Narcisse.
– Papiers s’il-vous-plaît.
– Clairvius Narcisse, né en 1922. Mort en 1962. Puis encore en 1994.
– C’est…peu commun.
– L’histoire est globalement la même : en 1980, sur un marché, une femme est abordé par un homme qui dit être le frère qu’elle a enterré 18 ans plus tôt.
– Ca devient n’importe quoi la drague de rue.
– Narcisse raconte qu’il a été zombifié à la demande de leur frère, pour une histoire d’héritage, et qu’il a servi d’esclave sur la plantation du sorcier, qui gardait son contrôle sur lui en lui administrant régulièrement une certaine drogue. Après deux ans, son surveillant aurait oublié sa dose quotidienne, ce qui lui aurait permis de reprendre suffisamment ses esprits pour s’échapper. Il aurait alors attendu la mort du frangin pour reprendre contact avec sa sœur.
– Mais c’est vrai ?
– Narcisse convainc ses interlocuteurs, de sa frangine aux médecins qui l’examinent, en passant par les ethnologues qui vont s’intéresser à lui. Parce qu’ils reçoivent encore beaucoup d’histoires de zombies, y compris en cette fin de 20ème siècle, et que Clairvius donne des détails. Il parle ainsi d’une poudre, qui l’aurait placé dans un tel état de catatonie qu’il aurait assisté impuissant à son propre enterrement avant d’être « ramené à la vie » par son ravisseur.
– C’est possible ça ?
– Hé ben il semblerait que oui. Le secret c’est la tétrodotoxine.
– Ca m’a pas l’air sympa.
– Tu as raison. Je pense que tu en as déjà entendu parler. On en trouve dans le fufu.
– Euh, alors non.
– Le fufu c’est le nom haïtien du fugu.
-Ca, ça me dit quelque chose.
– Le fugu, c’est le nom japonais du poisson-globe.
– Ah, j’imagine qu’ils en font des sushis.
– Des sushis, je ne sais pas, mais ils le cuisinent. Faut simplement faire plusieurs années d’étude pour en faire un plat.
– C’est compliqué à ce point d’en découper des filets ?
– Oui. Vois-tu, le fugu contient dans son foie et ses intestins des quantités importantes de la tétrodotoxine susmentionnée. Autrement dit, s’il est préparé par quelqu’un qui ne s’y connait pas, déguster sa chair parait-il particulièrement délicate peut tout simplement s’avérer mortel. Les chiffres varient selon les sources, mais au Japon on compterait encore plusieurs dizaines de morts par an.
Mais c’est comme tout, c’est une question de dose. Avec juste ce qu’il faut de tétrodotoxine, on peut induire un ralentissement du métabolisme qui peut faire passer le sujet pour mort. Or on en trouve dans le fufu et dans le crapaud des cannes, qui vivent tous les deux à Haïti. Un ethnologue est même parvenu à lister les ingrédients censés composer la potion à zombie : outre du poisson globe, des ossements humains, des bouts de crapaud venimeux, et des plantes qui pourraient perturber la respiration.
– Ca se tient.
– Narcisse raconte que la poudre était placée dans ses chaussures et sur ses vêtements, ce qui a permis son absorption par la peau. Par la suite, le sorcier récupère le « cadavre », récite quelques formules, et surtout lui administre une décoction à base d’atropine ou de datura, qui sert d’antidote, et « ramène » l’infortuné patient à la vie.
– D’accord, mais après ? Il ne devient pas un esclave obéissant pour autant.
– Non, mais je te rappelle que selon le témoignage de Narcisse, il recevait quotidiennement une forme de drogue hypnotique qui le maintenait dans cet état. En outre, il est possible qu’en raison des effets de la tétrodotoxine elle-même et d’un passage plus ou moins prolongé dans l’atmosphère pauvre en oxygène d’un cercueil, le zombie subisse des lésions nerveuses et cérébrales, ainsi que des nécroses sur tout ou partie du corps, ce qui pourrait en plus le rendre insensible à certaines sensations physiques.
– Je dois admettre que ça commence à ressembler pas mal à un zombie.
– Ajoute là-dessus le côté psychologique : baignée dans une culture dont le zombie fait partie, la victime est naturellement portée à croire qu’elle en est devenue un, et à se comporter comme tel.
– C’est assez terrifiant, mais convaincant.
– Cela dit, ce n’est pas la question.
– Comment ça ?
– De toute évidence, on n’a pas attendu ces études pour que le zombie quitte Haïti pour conquérir Hollywood.
– C’est vrai. Si je ne m’abuse, la fameuse Nuit des Morts-Vivants de Romero date de 1968.
– Exact, mais c’est loin d’être le premier film sur le sujet.
– Non ?
-Et non. Par le biais de circonstances sur lesquelles nous ne reviendrons pas cette fois, Haïti est occupée par les Etats-Unis entre 1915 et 1934. Il y a donc des contacts culturels. C’est ainsi que sort en 1932 le premier film de zombie, White Zombie, sorti en France sous le titre Les morts-vivants.
– C’est quoi l’histoire ?
– Elle est classique. Un jeune couple d’Américains est invité pour leur mariage dans la plantation haïtienne d’un ami, qui est secrètement amoureux de la jeune femme. Il demande alors à un sorcier vaudou de la faire passer pour morte le temps que son jeune époux reparte, puis de la ramener pour la faire sienne.
– La victime est une jeune blanche, d’où le titre.
– Ca va plus loin que ça. Le sorcier est blanc aussi.
– Hein ?
– Oui, j’imagine ta déception à l’idée de savoir que le vilain n’a pas été représenté de façon bien caricaturale avec sans doute un os à travers le nez. Mais en fait il faut bien comprendre que c’est lui qui porte le film, puisqu’il est incarné par Bela Lugosi.
– Alors oui, évidemment.
– Toujours est-il que le zombie débarque dans le cinéma américain, avec ses racines haïtiennes. A noter que c’était encore vrai dans un autre classique du genre sorti en 1943, I walked with a zombie (Vaudou en français). Où il est déjà question de zombie et de marche. Dans cette histoire, la femme du responsable d’une plantation est victime d’une étrange langueur dont il s’avérera plus tard que c’est le résultat d’un rite vaudou. Pas une zombie au sens propre, mais bon.
– Faudra attendre encore un peu pour arriver au zombie classique qu’on connaît tous.
– Qui est cependant encore loin d’être toujours le même, selon qu’il avance lentement ou vite, qu’il dévore avidement ses victimes ou juste des bouts, qu’il est le résultat d’une malédiction ou d’un virus, voire qu’il parle ou non…
– C’est vrai que…attends, qu’il parle ?
– Et oui, on en a vu utiliser des radios. Mais on y reviendra, ne serait-ce que pour expliquer comment prédire les résultats des élections grâce aux zombies. Pour l’instant, retiens que le premier film de zombie s’appelle White Zombie.
– Mais c’est pas un truc que tu écoutes ça ?
– Si. White Zombie est un groupe de metal plutôt industriel, fondé par Rob Zombie.
– Un nom prédestiné.
– Il n’est pas né avec. Mais il l’a légalement adopté au cours de sa carrière, et maintenant il fait aussi des films, de zombie donc. Et en revanche tu peux être sûr que le nom du groupe est une référence au film. Ils ont aussi utilisé des images du Cabinet du docteur Caligari pour le morceau Living Dead Girl, qui raconte l’histoire…ben d’une fille mort-vivante.
– La boucle est bouclée.
– Tu dis ça, tu l’as pas vu.
– Bon ,d’accord.
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