Des vampires en pire

Des vampires en pire

– Ah ben voilà, nous y sommes. Mi-octobre, y’en a partout.

– Les produits de Noël ?

– Alors oui, aussi. Et sans doute les galettes des rois dans quelques jours, mais je ne pensais pas à ça.

– Encore raté. A quoi donc, donc ?

– Ben regarde autour de toi. Des toiles d’araignées, des décos macabres, des citrouilles…

– Ah non mais les citrouilles c’est parce qu’Helloween est en tournée.

– Non. Je suis désolé de te le dire, mais non. Une large partie du monde connu n’a toujours pas réalisé que c’était un des meilleurs groupes de la création.

– Tu es cruel. Oui, bon, c’est bientôt Halloween, j’avais effectivement remarqué.

– Ouais. Et je crois qu’on ne peut plus le nier, nous nous y sommes définitivement mis. Ca y est, la sarabande des esprits s’est bel et bien installée chez nous, avec tout ce qui l’accompagne.

– Alors s’il y a des gamins qui pensent sérieusement qu’il leur suffit de se pointer chez moi avec des masques pour que je le file mes réserves de chocolat, ils n’ont pas fini d’être déçus.

– Oh ben même tu pourrais…

– JAMAIS ! C’est à moi, à moi tu m’entends, A MOI, MON MIEN !

LE PRECIEUX !

– Ok ok, d’accord, me mords pas. En attendant, tu veux que je te dise, franchement s’il y a des aspects auxquels je ne me fais toujours pas, en vrai j’aime bien Halloween. L’occasion de ressortir les films qui foutent la frousse, ça ne me déplaît pas. Tu me connais, j’ai un petit faible pour…

– Oui, les histoires de vampires, j’avais remarqué.

– Coupable. Ils nous ont quand même donné quelques chefs-d’œuvre. Et puis quelque part, même si on le doit à une fête américaine, c’est quand même l’occasion de redécouvrir une figure mythique bien de chez nous. L’Europe, je veux dire. Pas comme les zombies.

– Mmm…

– Quoi « mmm » ? J’aime pas quand tu commences à faire « mmm ».

– Ben disons que c’est un peu plus compliqué que ça. En fait les vampires c’est très exactement comme Halloween. Un truc européen à la base, mais qui a fait un détour par l’Amérique, et c’est certainement à cette dernière qu’on lui doit sa forme actuelle.

– Quoi ?! Non, attends, autant la nuit de Samain a indubitablement bien muté outre-Atlantique pour devenir la fête des citrouilles et des sucreries, autant le vampire c’est un truc d’Europe de l’est.

– Oui, l’origine est là. Mais le vampire moderne, il est largement américain. Nouvel-anglais, même, pour être précis.

– Non mais qu’est-ce que tu me racontes ?

– Si je te dis Salem, et en dehors du roman de Stephen King qui traite précisément de vampires, ça t’évoque quoi ?

– Ben les sorcières, évidemment.

– J’imagine bien. L’emballement collectif qui a conduit à condamner et exécuter 19 malheureuses pour sorcellerie, des sentences à peu près aussi fondées que celles qui avaient précédé en Europe. Et dont nous pouvons convenir qu’il est devenu le symbole des navrantes dérives de l’obscurantisme religieux au Nouveau-Monde.

– Ca oui.

– La tâche d’intégrisme dans la préhistoire des Etats-Unis.

– Exactement.

– Heureusement que par la suite le pays a comme le reste du monde connu les lumières de la raison et n’est plus retombé dans les mêmes navrants travers.

– Je ne te le fais pas dire.

– Sauf évidemment si on tient compte des dizaines et dizaines de chasses aux vampires qui ont eu lieu par la suite. Et ce jusqu’à il y a très exactement 130 ans. 130 ans seulement, soit à la toute fin du 19e, deux siècles après les procès de Salem.

– Des chasses aux vampires ?

– Oui, enfin entends par là des cérémonies pendant lesquelles on a déterré des défunts pour faire subir à leurs dépouilles toutes sortes de traitements barbares, afin de détruire le démon qu’ils étaient devenus.

– Mais enfin pourquoi ?

– Ben, cette question. Pour les empêcher de faire d’autres victimes. Enfin franchement, quand tu découvres qu’il y a un vampire dans le voisinage, tu fais quoi ?

Exactement.

– Très honnêtement je ne m’étais jamais sérieusement posé la question.

– On voit tout de suite que tu n’as pas vécu dans la Nouvelle-Angleterre des années 1800.

– J’avoue que non. Parce que je n’étais pas né à l’époque, repose ce pieu ! En attendant je ne comprends rien à ton histoire.

– Il faut repartir du début. Prends ta pelle et une lanterne, on va déterrer l’origine des vampires.

– Est-ce bien prudent ?

– Arrête de faire le poltron ! Alors oui, c’est vrai, le mythe vient de l’Europe centrale. Le mot vampire est manifestement apparu dans le monde slave au 10e siècle. Il y a des histoires de démons divers qui se nourrissent de sang un peu partout dans le monde, y compris très loin d’ici, mais le vampire qui craint le soleil, qui peut prendre une forme animale, qui dort dans un cercueil et tout et tout, c’est slave. Une construction dont on peut imaginer qu’elle s’est à l’occasion appuyée sur des éléments bien tangibles et inexpliqués.

– Par exemple ?

– Oh ben des choses aussi prosaïques et terrifiantes que la rage, déjà. Un mal terrible, on ne rappellera jamais à quel point c’est une vraie saloperie, qui pousse l’individu à perdre la raison et adopter des comportements bestiaux, jusqu’à attaquer et mordre ses prochains bave aux lèvres, au risque de les contaminer à leur tour, avant d’emporter ses victimes. Ou encore la porphyrie.

– La quoi ?

– Une autre maladie, comme par hasard liée à un trouble de la production d’hémoglobine, qui teinte les urines de rouge. Mais provoque également, comme la rage, des attaques et troubles du comportement. Ainsi que l’apparition de lésions sur la peau quand elle est exposée au soleil. Qui est également un facteur déclenchant dans les troubles susnommés.

– Ah ah…

– Il est également possible qu’en raison de sa teneur en soufre, l’ail puisse aussi provoquer des symptômes chez les malades.

– Ca ressemble bien à une origine mythologique ça.

– Oui, à ceci près que c’est une maladie particulièrement rare. Elle a sans doute plus conduit les malades à être soupçonnés de vampirisme que vraiment contribué à créer le mythe. Sinon tu as aussi des personnages comme la comtesse Bathory, dont la légende est au final beaucoup plus proche d’un vampire que celle du fameux Vlad Tepes l’Empaleur.

– En attendant, si je ne dis pas de bêtise, il y a bel et bien eu d’authentiques chasses aux vampires et cérémonies d’exorcisme sur cadavre en Europe centrale et orientale.

– Absolument, et ce jusqu’à relativement récemment. Ainsi dans les années 1720, deux histoires vont connaître un grand retentissement. Elles se déroulent dans la Serbie actuelle, autour du village de Medvegia. En 1725 et 1727, deux individus sont ainsi soupçonnés d’être devenus des vampires, Peter Plogojowitz et Arnold Paole. Ce sont deux paysans, même si Paole a d’abord eu une carrière de militaire. Un point important, puisqu’il prétend avoir lui-même tué un vampire à l’époque où il était soldat, ce qui aurait fait retomber la malédiction sur lui. Après leur mort, les deux hommes auraient été aperçus rôdant dans les parages, ce qui convenons-en est déjà assez inhabituel pour des morts, et sont en outre accusés d’avoir bu le sang de voisins.

– Du haut de mes vastes connaissances en médecine, je considère effectivement que ce n’est pas tout à fait normal pour des macchabés.

– On procède donc à des exhumations. Et là que constate-t-on ?

– Je sens que tu vas me le dire.

– Eh bien voilà le tableau : les cheveux, les ongles, et les dents des supposés morts ont poussé, ils ont des traces de sang autour de la bouche, et ils poussent des grognements.

– Je ne veux pas tomber dans la superstition, mais BRULEZ-MOI CES SALOPERIES TOUT DE SUITE !

– Pose ça tu vas te blesser. C’est le moment de rappeler que tous ces signes, qui je le reconnais peuvent alarmer quiconque n’est pas familier avec les cadavres, ce qui correspond quand même à une bonne partie de la population…

Tout le monde n’a pas eu la chance d’avoir une adolescence gothique.

Surtout dans la Serbie du 18e siècle.

…n’ont en eux-mêmes rien d’anormal. Non, les cheveux, ongles et dents ne poussent pas après le décès, en revanche le corps se dessèche et se racornit un peu, ce qui peut donner cette illusion. Il est normal que du sang et différents liquides de décomposition s’échappent par les orifices, notamment la bouche, ça ne veut pas dire que le cadavre vient d’aller se taper une carotide. De la même façon la putréfaction produit différents gaz qui peuvent non seulement s’échapper et produire des bruits qui peuvent faire penser à des grognements, mais cet épanchement peut même aller jusqu’à produire des petits mouvements du corps, renforçant l’illusion d’une vie surnaturelle. Enfin, pour peu que le terrain ou les conditions météo soient propices, un corps peut conserver un aspect de relative fraicheur même plusieurs mois après l’inhumation, ça ne veut pas dire pour autant qu’il sort régulièrement se promener.

– Mais quand on constate tout ça avec des appréhensions bien établies et à la lumière d’une torche, ça peut conduire à des conclusions assez définitives.

– Tout juste. Par conséquent, les corps de Plogojowitz et Paole sont brûlés après avoir reçu un pieu dans le cœur. Mais surtout, pour ce qui nous intéresse, ces deux affaires font l’objet d’enquêtes officielles des autorités locales, qui remontent jusqu’à Vienne, la capitale impériale. Où le Haut Conseil de Guerre, rien que ça, réalise un rapport en bonne et due forme sur le sujet. Il paraît en 1732 et mentionne explicitement le mot vampire. C’est ainsi que l’histoire fait le tour de l’Europe, et jusqu’aux Amériques, qui accueillent une population conséquente d’Européens de l’Est, qu’il s’agisse d’immigrés ou de mercenaires, comme les fameux Hessois qui « s’illustrent » comme supplétifs britanniques pendant la Guerre d’Indépendance.

Mais si, vous voyez.

Sa tête va vous revenir, krr krr.

C’est le premier facteur qui va favoriser l’implantation des vampires de l’autre côté de l’Atlantique.

– Il y en a un autre ?

– Oui. Un autre mal insidieux et dévastateur : la consumption.

– La consommation ?

« C’est un mal insidieux et dévastateur ! »

– Il convient en l’occurrence de se méfier de la traduction automatique, je veux dire encore plus que d’habitude. Il s’agit plutôt de la consomption, ou phtisie. Une maladie caractérisée par un grand affaiblissement accompagné d’une émaciation extrême. Et aussi une terrible toux, qui finit par être sanguinolente. Les mots de consomption et phtisie disparaissent du vocabulaire médical à la fin du 19e, définitivement remplacés par la dénomination officielle de ce mal : la tuberculose.

– Ah oui ça je connais.

– Une autre bien belle cochonnerie, la tuberculose. Un mal qui te mange les poumons pendant des années, parfois de façon asymptomatique. Dans cette dernière hypothèse, le sujet se porte bien avant d’être soudainement et rapidement affaibli et anémié.

– Comme frappé par un mal mystérieux sans crier gare.

– Voilà. Et en tout de cause, quelle que soit la durée des symptômes et de l’évolution, c’est mortel. La médecine n’y peut rien, puisqu’il faudra attendre 1882 pour que ce brave Robert Koch identifie le bacille responsable, et encore plusieurs décennies avant d’avoir des traitements efficaces. Or la tuberculose frappe méchamment l’Amérique comme l’Europe pendant les 18e et 19e siècles. Au début des années 1800, c’est la cause d’un décès sur quatre en Nouvelle-Angleterre.

– Ah oui, quand même.

– Et il faut bien trouver des explications, quitte à aller chercher dans le domaine surnaturel.

– Et dans le cimetière ?

– C’est ça. La trace la plus ancienne connue d’un vampire propagateur de tuberculose dans les tous nouveaux Etats-Unis remonte à 1784. Le directeur du journal Connecticut Current and Weekly Intelligencer reçoit une lettre de Moses Holmes, conseiller municipal du village de Willington. Ce dernier invite la population à se méfier d’un soi-disant médecin, étranger, qui incite les habitants à déterrer et brûler les corps de leurs proches décédés pour arrêter la propagation de la consomption. Il dit avoir été témoin de la chose sur plusieurs corps d’enfants. Et à partir de là, ça n’arrête pas.

– Vraiment ?

– L’épidémie réelle entraîne l’imaginaire. Ainsi, en 1793, dans la bourgade de Manchester, Vermont. Rachel Harris est emportée par la consomption. Son veuf épouse sa demi-sœur Hulda, parce que bon que veux-tu la population est limitée et autant que ça reste dans la famille. Elle tombe malade à son tour. En février 1793, le corps de Rachel est exhumé. On en brûle le cœur, le foie, et les poumons. Il y a 500 personnes présentes.

– Ah oui, quand même.

– On ne doit certainement pas sous-estimer le manque sans doute à peu près total d’autre chose à faire et ça fait de l’animation, on parle quand même de détruire un vampire. Mais il s’agit aussi d’un rituel collectif pour protéger l’ensemble de la communauté de la propagation du mal. On crame un démon, et on se protège collectivement. Même si bon, de ce point de vue, Hulda finit quand même par mourir en septembre.

– Oui mais ça aurait pu être pire, on sait pas.

– Ben oui, évidemment. En 1799, c’est le Providence Journal qui reçoit l’histoire d’un prénommé Stukeley, agriculteur relativement prospère de Rhode Island. Il fait dans la pomme. Et aussi les enfants, puisqu’il en a 14. Une nuit, il rêve que la moitié de son verger noircit et meurt. Peu de temps après, son aînée Sarah est emportée par la consomption. Puis une deuxième fille, qui pendant qu’elle est malade raconte avoir rêvée de Sarah, et l’avoir vue assise sur da poitrine pendant la nuit.

– C’est sûr que ça ne facilite pas la respiration.

– Au total, 6 des enfants connaissent le même sort, un 7e est malade, et la mère dit rêver également de Sarah. Après consultation avec les anciens du village, on décide d’exhumer les corps parce que manifestement c’est une affaire surnaturelle. Plusieurs familles des environs se réunissent pour procéder. Les dépouilles des 5 derniers morts en date semblent dans un état normal de décomposition, mais pas celui de Sarah. Il présente les signes classiques : elle semble bien préservée, on dirait que les cheveux et ongles ont poussé, il y a des traces de sang coagulé. On brûle son cœur, mais cela ne sauve pas le 7e frère. La moitié de la descendance disparaît ainsi, réalisant la prophétie du rêve.

– C’est quand même un peu gros, non ?

– C’est la raison pour laquelle le Providence Journal refuse l’histoire, qu’il considère comme sensationnaliste.

– Non mais déjà le gars s’appelle Stukeley, c’est pas crédible.

– Pourtant si. Les vérifications réalisées par un historien et folkloriste local indiquent qu’il y a bien eu un Stukeley Tillinghast, propriétaire de verger, qui a vécu ce drame. En fait Mme Tillinghast n’avait « que » 11 enfants, et « seulement » 4 d’entre eux sont morts de tuberculose, mais l’exhumation du corps de Sarah, avec tout ce qui a suivi, est confirmée. Je continue ?

– Je t’en prie, vu comme on se marre.

– Toujours dans la région de Providence, Rhode Island, en 1827, une autre famille d’agriculteurs, les Young. Le 6 avril, la jeune Nancy, qui s’occupait notamment de tenir les comptes de l’exploitation, succombe à la consomption. Quelques mois plus tard, sa sœur Almira tombe également malade. Les médecins n’y peuvent mais, et elle raconte un jour avoir vu dans un rêve sa sœur, resplendissante, lui dire qu’elle irait bientôt mieux.

– Mouais, je me méfierais.

– D’autant que l’état d’Almira ne s’améliore pas du tout, ce qui pousse son père à se tourner vers les anciens du village vu que les médecins n’arrivent à rien. On lui dit alors qu’il est bien possible que sa famille soit victime d’un esprit malfaisant.

– Allez hop, exhumation !

– Tout juste. Le cercueil est sorti de terre et brûlé, sans être ouvert. La famille est invitée à respirer la fumée pour se purger du mauvais esprit. Almira meurt quelques mois plus tard, rejointe au cours des années suivantes par 4 de ses frères et sœurs.

– Pas très efficace, la fumigation de cercueil brûlé.

– Non, c’est surprenant hein ? Dans les années 1830, à Griswold dans le Connecticut, un homme d’une cinquantaine d’années est enterré, dans une sépulture emmurée et un cercueil peint en rouge, la tête posée sur les tibias, eux-mêmes croisés sur sa poitrine.

– Vampire ?

– Vraisemblablement.

Ou pirate, pas de conclusion hâtive.

De toute évidence on voulait qu’il reste dans sa tombe. Aussi, une autopsie réalisée quand elle est découverte dans les années 1990 met en évidence des signes de tuberculose.

– Non mais attend une minute. Je veux bien entendre le poids des superstitions, le folklore venu d’Europe, tout ça. Mais il me semblait que c’était quand même des gens très pieux, les Américains de l’époque.

– Ben oui, justement.

– Non mais pieux…pieux au sens religieux, pas pieux en bois. Il me semble que pour un prêtre l’intégrité d’une sépulture et d’un corps ça n’est pas rien.

– Tu as tout à fait raison sur ce dernier point. En revanche, contrairement à ce qu’on pourrait penser, les habitants de la Nouvelle-Angleterre au début du 19e ne sont pas particulièrement dévots. Environ seulement 10 % d’entre eux étaient affiliés à une église. Rhode Island fut fondé comme une terre d’accueil pour les dissidents religieux. Au point que des missionnaires étaient envoyés dans le secteur depuis des régions plus croyantes. On dispose de rapports dans lesquels ils se plaignent d’arriver dans des territoires à la limite du paganisme. Il n’y a pas de bible dans de nombreuses familles, les habitants ne fréquentent pas les églises. Ce sont les superstitions et croyances paysannes qui règnent. D’ailleurs, soyons honnêtes, dans quelles circonstances es-tu devenu familier avec le nom de Nouvelle-Angleterre ?

– Euh…les bouquins de Lovecraft.

– Et pour cause, il était de Rhode Island. Est-ce que ces lectures t’ont frappé par la représentation des habitants de la région comme particulièrement éclairés ?

– Ah ben non, c’est tout l’inverse. La nature est sombre et hostile, et les habitants sont des rustres qui tiennent parfois autant de l’animal que de l’homme et s’adonnent volontiers à des cultes impies. En effet, ça colle.

– Un historien de Rhode Island qui s’est penché sur la question a recensé pas moins de 80 exhumations avec rites de purification et exorcismes en Nouvelle-Angleterre entre la fin du 18e siècle et celle du suivant. Et d’après lui il y en a encore beaucoup à découvrir, puisque ce ne sont là que celles qui sont mentionnées dans des chroniques, notamment les journaux personnels de prêtres, ou la presse. Henry David Thoreau mentionne par exemple une exhumation dans son journal à la date du 29 septembre 1859.

– Ce qui me trouble, c’est que si on en parle dans la presse, c’est que ce n’est pas particulièrement un truc qui se fait en cachette.

– Non, au contraire. Typiquement, une famille est touchée par la tuberculose, et l’une des premières victimes est alors accusée de s’être transformée en vampire et de se nourrir des autres. Après consultation avec les voisins, ou sur leur demande, l’exhumation est pratiquée par la seule famille, ou avec participation du voisinage/de la ville. Ca pouvait même être une grande manifestation publique au centre de la bourgade, comme à Woodstock, dans le Vermont, en 1830.

– La prochaine fois on pourrait organiser un festival de rock.

– La musique du démon ! Préparez un autre bûcher !

– C’est donc bien accepté par la communauté.

– C’est pour son bien. Il est même arrivé que l’exhumation soit avalisée par le médecin ou le prêtre. Dans certaines zones, on se contentait de retourner le corps. Ailleurs, on allait jusqu’à lui arracher le cœur, et parfois d’autres organes, pour les brûler. Et éventuellement respirer les fumées voire manger les cendres comme prévention contre la maladie. Et se remplir les poumons de cendres de cadavre pour se prémunir contre la tuberculose, eh ben c’est pas une idée si brillante que ça, en fait.

– Je suis surpris.

– Il faut par ailleurs garder en tête que non seulement la vie rurale dans la Nouvelle-Angleterre du 19e siècle n’est pas particulièrement marrante de base, mais en plus, dans le dernier quart du siècle, la Guerre de Sécession comme la migration vers des terres supposément plus accueillantes et fertiles à l’ouest ont largement dépeuplé la région. Y’a pas grand monde au km². Le pays lui-même semble avoir été drainé de sa force vitale.

– Comme le sont ses habitants par la consomption.

– Exactement. Dans ce contexte, empêcher la propagation d’une maladie aux voisins est d’autant plus crucial, et les voisins en question ne vont pas hésiter à demander aux familles les pratiques les plus discutables s’il s’agit de mettre fin à l’épidémie. Détruire un vampire représente un devoir à l’égard de sa famille et des autres. Ce qui nous amène à l’histoire tragique et édifiante de Mercy Brown.

– Je sens qu’il ne va pas falloir que je m’attache trop à elle.

– Sans doute pas. Mais c’est la plus célèbre des vampires de Nouvelle-Angleterre. Nous sommes à Exeter, Rhode Island. Une bourgade rurale, habitée par des familles de fermiers, qui faisaient de leur mieux pour tirer quelque chose d’une terre assez peu fertile. En 1892, le village compte 961 âmes, contre plus de 2 500 en 1820.

– Il a effectivement été saigné.

– En décembre 1882, Mme Mary Eliza Brown succombe à la maladie. Suivie par sa fille Mary Olive l’année suivante. Puis le fils Edwyn tombe malade, et part de soigner dans le Colorado. Il se passe près d’une décennie, et Mercy développe les symptômes d’une consomption galopante, c’est-à-dire qui progresse très vite. Ce qui signifie sans doute qu’elle était infectée depuis plusieurs années, mais sous une forme asymptomatique. Elle meurt en janvier 1892. La santé de son frère, qui s’était améliorée au point qu’il était revenu, se dégrade rapidement.

– Evidemment aujourd’hui on dirait que tout ce petit monde s’entre-contamine joyeusement, mais je pense que ce n’est pas l’hypothèse retenue.

– Non. Les voisins commencent à suggérer au père de famille que c’est peut-être sa mère ou l’une de ses sœurs qui aspirent la vie d’Edwyn. Tout ceci est dûment rapporté par le Providence Journal, qui explique que le voisinage insiste pour une exhumation. Le père finit par céder, bien qu’il soit convaincu que ça ne rime à rien, et on sort les pelles le 17 mars.

– Je sens qu’on va encore se saloper.

– Les corps des trois femmes de la famille sont sortis. Ô surprise, si ceux de Mary Eliza et Mary Olive sont largement momifiés, celui de Mercy semble à peu près intact ! Incroyable non ?

– Euh…non ?

– En effet, c’est pas du tout étonnant. Mercy est morte en janvier. Il faisait si froid que le sol était trop dur pour creuser la tombe. Sa dépouille a été entreposée dans une crypte du cimetière, qui s’apparente de fait à un réfrigérateur.

Celle-là. Précisément.

Donc c’est totalement normal, de même que le fait de retrouver des caillots de sang au niveau du cœur. Qui est découpé, avec le foie, pour être brûlé. Le docteur note par ailleurs la présence de germes tuberculeux dans les poumons. Ce qui n’arrête évidemment pas les villageois.

– Et le fait que la supposée cause de cette mini-épidémie soit la dernière malade en date ne choque personne ?

– Ne tente pas d’induire de la confusion avec ta logique diabolique ! Le cœur et le foie sont brûlés, et Edwyn mange les cendres.

– Uuuuuh…

– Oui, mais ça lui permet de vaincre la maladie. Pendant deux mois, avant de rejoindre sa mère et ses sœurs.

– Ca valait la peine, vraiment.

– L’histoire se diffuse bien au-delà de la région d’Exeter. C’est qu’on est quand même dans les années 1890. Dans le même temps, le monde s’électrise, se met au téléphone, et les premières automobiles parcourent les rues. A la ville, on reçoit ses histoires avec un frisson d’horreur et de commisération pour les populations attardées des campagnes. Un anthropologue a vent de la nouvelle et vient sur place. Il publie un article sur les vampires de la Nouvelle-Angleterre dans le journal American Anthropologist. On en parle dans le Boston Daily Globe, et jusque dans le London Post. En 1896, le New York World sort un article sur le sujet, que l’on retrouve dans les papiers du manager d’une troupe de théâtre londonien en tournée aux Etats-Unis. Un aspirant romancier irlandais qui se prénomme Bram.

– Le Bram ? Stoker ?

– Lui-même. Bon alors Dracula est publié en 1897, il est donc peu vraisemblable que le livre ait été intégralement inspiré par l’histoire, en revanche il est possible que Mercy, qui était également surnommé Lena, soit devenue Lucy, c’est un peu une contraction des deux noms. Lucy, la jeune femme rayonnante éteinte par la maladie, qui ressort resplendissante de son tombeau et doit faire l’objet d’une cardiectomie improvisée.

– Ca se tient.

– En passant, une source possible d’inspiration pour Stoker est peut-être les embaumeurs et thanatopracteurs dont la pratique se développe dans les années 1880 au Royaume-Uni. En drainant le sang puis en injectant un fluide spécifique à partir d’une incision pratiquée au niveau de la carotide, tu noteras la similitude après le procédé qui est censé produire un nouveau vampire, ils parviennent à préserver le corps et à lui donner un aspect très proche de la vie. Ce qui constitue un motif d’émerveillement et de crainte pour les contemporains. Ce n’est pas normal que des morts gardent cet aspect.

– Et on pourrait s’attendre à ce qu’ils se réveillent.

– Voilà. D’ailleurs, puisque les morts peuvent avoir l’apparence de vivants, et vice-versa, la crainte des enterrements de vivants se développe. En 1896, l’Angleterre voit la création d’une association pour la prévention des enterrements prématurés. Le fait que le corps de Lucy ne montre aucun signe de décomposition est présenté dans le roman comme un signe de sa condition surnaturelle. Et puisqu’on parle de Lucy, tu auras remarqué quelque chose.

– Euh, elle était bien jolie ?

– Précisément. Les vampires traditionnels d’Europe de l’Est, typiquement les Plogojowitz et Paole dont je t’entretenais (avec un vampire) plus tôt, sont des hommes pas présentés sous un jour particulièrement flatteur. Là je t’ai parlé de Nancy, Sarah, Rachel, ou Mercy. Des jeunes femmes, fauchées dans la fleur de l’âge et de la beauté. Une beauté préservée par-delà la mort, notamment quand elles se manifestent auprès de leurs proches.

– Y compris quand il s’agit de les condamner.

– Tu peux y voir l’apparition de la figure diaphane de la « fiancée du vampire », dont Mina et Lucy sont les premières figures populaires dans Dracula.

Comme on peut le voir ici.

Ou là.

Un autre portait.

Sous un autre angle.

Celui-ci aussi, ici assis avec Lucy

CA SUFFIT ON A COMPRIS !

Et évidemment à partir de là le vampire devient un séducteur, lui aussi jeune, beau, et pour le dire simplement sexy. C’est en ce sens que je te dis que le vampire moderne doit largement son aspect à son passage par l’Amérique. Alors qu’à la base c’était un paysan slave mal décomposé.

On a fait du chemin.

Pour en finir avec cette pauvre Mercy et la littérature, elle est nommément mentionnée par Lovecraft dans The Shunned House. L’histoire d’un homme hanté par l’esprit de certains de ses aïeux, dont Mercy. Et je me dois de préciser que son père, Georges Brown, est mort en 1922. Il y a un siècle tout juste disparaissait le père du dernier vampire connu de Nouvelle-Angleterre.

– Bon ben avec tout ça il va bientôt faire jour. Temps d’aller se pieuter.

Vous pouvez soutenir En Marge ici. Sinon on reviendra vous hanter.

2 réflexions sur « Des vampires en pire »

  1. Et c’est le bon moment pour sortir un de mes dialogues favoris de Pratchett : « Comment on tue un vampire ? » « On lui enfonce un pieu dans le cœur… » « Mais ça, ça tue n’importe qui ! »

    Quel génie.

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