Un pape dans sa bulle

Un pape dans sa bulle

– De la théologie, comme ça paf ?

– On est dimanche, tu sais. C’est le jour du Seigneur.

– Et alors ?

– Et alors tout baigné que je suis de la lumière divine, Sam, je me sens de taille à te faire t’interroger sur l’état de ton âme immortelle, et Dieu sait qu’il y a du boulot pour la rendre présentable.  

– Tu seras mignon de laisser mon âme immortelle dans l’état où tu l’as trouvée, merci.

–  Va pas m’empêcher de te parler de bulle.

– Je ne vois sincèrement pas le rapport entre la théologie et cette manie lamentable que tu as de craquer des louises dans ton bain.

– SAM.

– Je vois bien que tu fulmines, mais nos lecteurs ont le droit de savoir à quel individu ils ont affaire.

– Ah non, c’est le pape qui fulmine.

– Mais DE QUOI TU PARLES A LA FIN.

– De bulles apostoliques. Les bulles papales, du latin bulla, qui signifie sceau, parce qu’une bulle est un document scellé, une prise de position officielle sur un sujet donné que sa Sainteté destine à toutes ses brebis, contrairement aux décrétales qui s’adressent au seul clergé. Et quand le pape se décide à lâcher une petite bulle, on dit qu’il la fulmine.

– Tu veux me parler d’une bulle pontificale.

– De fait.

– A bout portant, comme ça.

– Oui.

– Sans s’échauffer un minimum.

– Allez, ça va parler sabbat et de crapauds.

« COUCOU« .

– Fallait le dire tout de suite.

– Direction le Moyen Age, à la rencontre de Grégoire IX. Le 13e siècle, très exactement.

– Bonjour Grégoire.

– Un peu de respect vis-à-vis du Saint Père, ça serait trop demander ?

– J’attends de savoir à qui j’ai affaire.

– Un pape de la catégorie plutôt dur à cuire, le genre à moyennement se laisser marcher sur les pieds par ses contemporains, partant du principe que le patron de la Chrétienté, c’est lui. Tu le connais forcément, Grégoire IX : c’est celui qui s’est permis d’excommunier Frédéric II de Hohenstaufen, empereur de son état, au motif qu’il ne le sentait pas motivé motivé pour se lancer dans la 6e croisade. Dans ses moments d’agacement, le pape le qualifiait même d’Antéchrist.

– Ah tout de même.

– Voilà. Et ça la fout quand même un peu mal de te retrouver excommunié quand tu diriges le Saint-Empire. Frédéric II tentera bien de régler le problème en envahissant les Etats pontificaux, mais ça va foirer et il devra s’aplatir pour obtenir le pardon papal. Mais bref, ce n’est pas le sujet.

– Non, tu voulais me parler des bulles de Grégoire. D’ailleurs, c’est écrit sur du parchemin ou plutôt du ahaaaaa papier bulle ?

– … Mérite même pas de commentaire. Je veux te parler d’une bulle en particulier, parce qu’il en a fulminées plusieurs, dont une qui a fixé pour un bon moment les privilèges et les devoirs des premiers universitaires. Mais celle qui nous intéresse, c’est Vox in Rama.

– Une voix à Rama ? Comme Rama, le 7ème avatar de Vishnu ? Il est plutôt ouvert d’esprit en fait ce pape.

– Nan. Rama comme dans la citation de Jérémie (31, 15) qui ouvre la bulle : « Ainsi parle l’Eternel : on entend des cris à Rama, des lamentations, des larmes amères… ». La bulle est directement adressée à trois personnages importants de l’Eglise dans la sphère germanique : l’archevêque de Mayence, Siegfried III von Eppstein, l’évêque de Hildesheim, Konrad II de Riesenberg et l’inquisiteur Conrad de Marbourg.

– L’inquisiteur ?

– Oui, l’Inquisition est une institution toute neuve, précisément créée deux ans plus tôt par Grégoire qui la confie à deux ordres mendiants, les franciscains et surtout les dominicains. Le but est de lutter contre certains dogmes émergents ou déjà bien installés comme le catharisme, considérés par le Vatican comme des hérésies.

« Dieu *voit* à quelles pratiques funestes tu t’adonnes dans le secret de ta salle de bain, Sam« 

– Ça sent le fagot.

– C’est encore léger. La grande période de l’Inquisition, celle qui lui a valu une réputation plutôt exagérée d’ailleurs, ça sera pour plus tard. Mais oui, la création de cette espèce de tribunal d’exception annonce certains épisodes pas franchement glorieux. Pour l’heure, la bulle Vox in Rama concerne le territoire couvert par les trois personnages qui la reçoivent. Et si le patron commence sa missive par l’allusion aux pleurs qui montent de Rama, c’est que les rumeurs qui viennent des terres germaniques commencent à sérieusement tracasser le Saint Père, qui évoque les hérésies satanistes qui se répandent dans le Saint Empire.

– Satanistes, carrément ?

– Oui, on est plus vraiment dans des questions de foi chrétienne, ça concerne plutôt le camp d’en face, là.

– Vade Retro Satanas !

– C’est le nom de Lucifer qui revient dans le texte, en l’occurrence.

– Elle raconte quoi, la bulle ?

– Ce n’est pas une morne bulle*, je peux te dire. Elle appelle à une croisade contre les hérésies allemandes, tirant en fait les conclusions des rapports que ses trois destinataires adressent au pape depuis des mois, Conrad de Marbourg en particulier. En se basant sur la rumeur publique et sur le recueil de témoignages un peu extorqués sur les bords, celui-ci associe certaines pratiques hérétiques au Diable – on n’est plus dans la discussion sur un point de dogme, mais sur la diabolisation de l’hérésie, au sens strict. C’est la suite d’un mouvement entamé depuis plusieurs décennies déjà, d’ailleurs : ce qui était un « errement dans la foi » devient un crime contre l’Eglise et tout l’ordre social. Le manque de croyance, ou la pratique déviante, ce n’est plus une erreur mais un péché inspiré par le Diable. D’où la chasse aux hérétiques lancée par l’Eglise, qui prend tout ça au sérieux et qui est en général suivie par les autorités civiles.

« Tout ce qu’on veut c’est vous convaincre d’abandonner ces pratiques déviantes, vous savez »

– Et j’imagine que plus on cherche…

– … Plus on trouve. Les inquisiteurs envoyés en terre germanique détectent ce qui passait jusque là sous les radars et certains ont vite fait de considérer toute déviance comme une hérésie. Ce qui, dans un monde où les pratiques et les rituels des uns varient forcément d’une région à l’autre, se présente fréquemment.

– Eh ben t’as intérêt à te tenir à carreau…

– Oui. Sans tomber dans le cliché des âges obscurs version Hollywood, il fait vilain temps en Rhénanie, en particulier : à force de se promener de partout, Conrad de Marbourg s’est convaincu qu’une secte infernale sévit dans la zone, la secte des Lucifériens. Et comme il est accompagné de deux bons gros tordus bien brutaux comme il faut, Conrad Torso et un certain Johannes, il a réuni des témoignages d’autant plus convaincants et pittoresques que les malheureux interrogés sont prêts à tout pour arrêter de se prendre des tartes à travers la gueule.

– Pittoresques comment ?

– C’est là que c’est marrant : une bonne partie du fatras symbolique et de l’imaginaire médiéval et moderne qui commence à circuler dans la Chrétienté autour des rituels des satanistes naît là, en Rhénanie, et va ensuite alimenter par glissement la perception de la sorcellerie. Avec d’autant plus de puissance que la bulle papale le reprend tel quel à son compte, comme des faits avérés.

– Du genre ?

– Oh ben y a qu’à se pencher, t’en as tant que t’en veux sur les rituels de la fameuse secte décrite par Conrad. D’après la bulle, les prétendants sont d’abord approchés par un crapaud mystérieux aussi grand qu’un chien.

– Ben ça nous fait un gros crapaud.  

– Ou un petit chien. En tout cas ça fout les miquettes, son truc : « une sorte de grenouille lui apparaît, un crapaud, selon certains. Il en est qui lui font un baiser sur le derrière, d’autres sur la bouche, en lui suçant la langue et en absorbant sa bave »

– Eurgh.

– Ensuite, deuxième acte : « le novice s’avance et se tient devant un homme à la pâleur effrayante. Les yeux de ce dernier sont noirs, son corps est si fin et si émacié qu’il ne semble pas avoir de chair, seulement la peau et les os. Le novice l’embrasse ; l’homme est froid comme la glace. Après ce baiser, tout résidu de foi catholique demeuré dans le cœur du novice disparaît ». Puis tout le monde passe à table avant de se réunir devant la statue d’un gattus niger, un chat noir qui revient à la vie, la queue dressée, tout ça à la faible lueur de mauvaises chandelles.

– ANIMAL IMPUDIQUE.

– Tu rigoles, mais c’est exactement ça : la suite du rituel prévoit que le nouvel arrivant embrasse le cul de ce pauvre chat, avant que ça parte en orgie sauvage et un peu homosexuelle sur les bords tandis que le vent souffle les chandelles.

– Il n’aurait pas scénarisé des épisodes de Buffy, ton Conrad ?

– Non, mais c’est ce que je te disais : une bonne partie des clichés actuels qu’on retrouve quand on parle de sorcellerie ou de satanisme vient directement de Conrad et de Grégoire IX. Une fois que tout le monde s’est bien soulagé, donc, un homme sort d’un coin sombre de la pièce, flottant dans l’air, brillant comme le soleil.

– Ah oui Lucifer, le…

– … Porteur de lumière, étymologiquement. Tout juste. Bon, le Porteur de Lumière n’a en revanche visiblement pas compris le concept de slip puisqu’il se balade cul nul, un cul velu « comme celui d’un chat ».

– Décidément, ce n’est pas leur jour, aux matous.

– Pas trop, non, et ça explique probablement en partie la mauvaise réputation du chat dans l’imaginaire médiéval. La bulle en rajoute des caisses ensuite sur les crimes commis par les Lucifériens, en dehors du sabbat proprement dit : à Pâques, ils sont censés recracher les saintes hosties dans les latrines.

– Ben c’est dégueulasse faut reconnaître.

– C’est le corps du Christ Sauveur qui finit aux chiottes, Sam.

– Pardon. Bon, mais il y croyait vraiment, à son truc, Grégoire ?

– Ah l’éternelle question… Je me garderais bien de trancher sur le degré de scepticisme ambiant, mais quelque chose me dit que ça devait varier. L’impact du texte, en tout cas, ne fait pas franchement débat. Peut-être que certains évêques n’encaissent pas la bulle**, mais c’est le premier texte ecclésiastique officiel qui affirme la réalité de cérémonies satanistes secrètes, organisées par des hérétiques avec la participation de Lucifer en personne.

– J’imagine que les rumeurs n’avaient pas attendu ta bulle pour ça, si ?

– Non. Mais on fait difficilement plus haut, en termes de niveau intellectuel et culturel, que le Pape et son entourage. Ce ne sont plus des contes de nourrices ou des histoires de grand-père, là : c’est l’Eglise et ses meilleurs théologiens ou juristes qui l’affirment, et ça va ouvrir une période… Intéressante dans l’histoire occidentale, qui va commencer à réprimer l’hérésie, puis la sorcellerie avec une violence d’autant plus implacable qu’elle est convaincue de la réalité de ce qu’elle poursuit.

Forcément.

_________

*Evidemment que oui.

** Pareil.

2 réflexions sur « Un pape dans sa bulle »

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