Marie Curie à la rescousse

Marie Curie à la rescousse

– Oh tiens, j’avais raté ça.

– Quoi donc ?

– Barry Sharpless.

– Qui ?

– Ah ben bravo, je vois qu’on suit l’actualité. C’est l’un des lauréats du dernier Nobel de chimie, et un des rares à avoir fait coup double.

– C’est-à-dire ?

– C’est-à-dire que c’est son deuxième prix en vingt ans. Et vu qu’il a 81 ans, tout espoir de triplé n’est pas perdu, mais disons qu’il intérêt à soigner son hygiène de vie.

– Petit joueur.

– Hein ? Mais enfin tu te rends compte de l’exploit ?

– Il l’a bien eu en chimie les deux fois, ton Sharpless ?

– Ben oui.

– Eh ben quelqu’un a fait mieux. Deux personnes, en fait.

– C’est à dire, mieux ?

– Mieux en obtenant deux Nobel dans deux catégories différentes comme Linus Pauling, connu pour avoir découvert la vitamine C et récompensé en 1954 pour avoir en gros expliqué pourquoi les atomes restent collés les uns aux autres au lieu de barrer en tirant des doigts pour aller vivre leur vie parce que t’es pas ma mère, okay. Et rebelote en 1962, avec le prix Nobel de la Paix.  

– C’est le premier à avoir eu deux Nobel dans deux catégories, Pauling ?

« Hahahaaa, peasants. Gimme 5 mn. »

– Ah non, c’est le deuxième. La première, c’est Marie Curie avec un spectaculaire doublé en 1903 puis en 1911. En physique d’abord, en chimie ensuite.

– Vive la France.

– Et vive la Pologne, surtout, parce que c’est fou comme certains ont décidé de ne la considérer comme vraiment française qu’après son double Nobel. Et encore. Dans Marie Sklodowska-Curie, il y en a eu qui entendaient surtout Sklodowska. Ce qui n’est pas très gaulois, tu comprends.

– Elle révolutionne la physique ET la chimie avant d’avoir fini son petit déjeuner et on vient l’emmerder parce qu’elle n’est pas née à Gergovie ?

– En gros. Tu ne peux pas imaginer la violence des attaques qu’elle a subies de la part des habituels connards d’extrême-droite, Marie Curie. Sa célébrité ne l’a pas protégée, au contraire. Au début des années 1910, on la qualifie encore « d’institutrice polonaise » dans la presse nationaliste, avec le genre de dédain qui se classe premier sur l’échelon de la suffisance. Et de sinistres andouilles ont même réussi à l’accuser de « briser un ménage français » en 1911, quand la presse a publié une série de lettres qui laissent penser que Marie Curie et le physicien Paul Langevin entretenaient une liaison. Comme Paul Langevin était marié, tout le monde s’est assis sur le fait que cette histoire qui ne regardait personne d’autre que des adultes majeurs et vaccinés n’a jamais été confirmée. Et tout le camp conservateur lui est tombé dessus quelques semaines avant la cérémonie prévue pour son second Nobel. Le scandale a été tel que l’Académie des Sciences l’a suppliée de ne pas se rendre à la réception de son prix. Demande sur laquelle Marie Curie s’est d’ailleurs fait une joie de s’asseoir en se rendant bel et bien à Stockholm.

– Il y a un Nobel de l’Andouille ?

– On devrait soumettre l’idée. Cela étant, elle va finir par fermer le clapet de tout le monde pendant la Grande Guerre, y compris des nationalistes.

– Quoi, elle est partie pour les tranchées ?

– Tu peux garder ton ironie pour toi. Elle est vraiment montée au front.

– Hein ? 

– Eh oui. On croit tout savoir de Marie Curie mais cet épisode n’est pas si connu que ça. Lorsque la guerre éclate en 1914, Marie Curie dirige l’Institut du Radium depuis déjà cinq ans. Elle décide illico de d’interrompre ses recherches pour se tourner vers la radiographie. Ce n’est pas une de ses découvertes, attention, on la doit à l’allemand Wilhelm Röntgen, découvreur des rayons X en 1895. En revanche Marie Curie comprend vite l’intérêt médical de la radiographie sur le champ de bataille quand un médecin belge lui envoie une lettre sur le sujet au tout début du conflit : Frans Daels.

– Que la radiographie ait un intérêt médical, on le sait déjà, en 1914, non ?

Sans compter qu’on arrive enfin à remettre la main sur tout ce qui est petite quincaillerie.

– Alors oui, mais on ne s’en sert pas encore sur les zones de guerre. Or, Frans Daels, qui a été posté par l’armée belge à l’hôpital militaire de Furnes, à la frontière avec la France, est aux premières loges pour constater les dégâts des armes employées par les deux camps. Il voit défiler tous les jours des dizaines de blessés parfois atrocement mutilés. Balles de mitrailleuses, éclats d’obus, billes de métal des shrapnels… Daels, gynécologue de formation, contacte alors Marie Curie, qu’il connaît pour avoir évoqué avec elle les propriétés thérapeutiques potentielles du radium dans le traitement de certains cancers féminins.

– Et il lui dit quoi ?

– En gros, que les rayons X seraient extrêmement utiles pour aider les chirurgiens à localiser les éclats dans les chairs, à mesurer l’ampleur exacte des dégâts et donc réduire la mortalité. Je rappelle que les antibiotiques n’existent pas, en 1914. Même bien désinfectée, la blessure due à un éclat de shrapnel ou à une esquille de bois s’infecte toujours ou presque. Reste un petit hic. Deux hics, même.

– Quels hic ?

– Et d’une, ça ne trimballe pas comme ça, un appareil de radiographie de 1914. Et de deux, c’est rare. Depuis Paris, Marie Curie recense les appareils disponibles et découvre que la France toute entière en compte en tout et pour tout… une vingtaine, utilisées par moins de 200 spécialistes qui ont encore du mal à s’imposer auprès de leurs confrères. En gros, pour beaucoup de médecins, la radiographie n’est jamais qu’une discipline annexe et vaguement inutile par rapport à l’examen clinique.

– Ah oui, des visionnaires.

– Tu sais comment fonctionne la médecine, Sam, c’est un long fleuve pas du tout tranquille. Plutôt le Mississipi que le Rhône, quoi. Bref : Marie Curie en profite pour se faire former aux rudiments de l’examen radiologique par la star de la spécialité, le radiologue Antoine Béclère. Et dix jours seulement après le début de la guerre, elle reçoit du Ministère de la Guerre l’autorisation de mettre en place une équipe de manipulateurs pour les services de radiologie avant de prendre la tête de service de radiologie de la Croix Rouge. Mais on retombe sur le premier hic.

– La taille et le poids du matériel ?

– Et sa rareté, oui. D’où la question : on s’organise comment ? Au front, la doctrine en vigueur dans les premières semaines veut qu’on évacue les soldats les moins gravement touchés vers l’arrière, parfois très loin de l’endroit où ils ont été touchés pour ne pas saturer les services de santé du front.

– Ce qui paraît logique.

– Oui, sauf qu’on ne parle pas d’une fracture du pouce, en général. Vu l’armement utilisé, la violence des combats et le nombre de soldats blessés, on ne tarde pas à expédier à l’arrière des blessés graves, avec une belle perte de chance à la clé. La stabilisation du front, à l’automne, change la donne : les positions se figent et l’armée française en profite pour réorganise la prise en charge. Convaincue qu’il faut le moins possible les déplacer, Marie Curie décide alors de créer des unités radiologiques mobiles, dotées du matériel nécessaire.

– Des cabinets de radiologie ambulants ?

– Exactement. L’idée consiste à aménager des véhicules assez volumineux pour accueillir le matériel et les opérateurs indispensables.

– Sur le papier, c’est simple.

– Concrètement, c’est nettement plus délicat. Marie Curie fait appel à tous les réseaux dont elle dispose. Elle engage ses propres fonds, sollicite les familles fortunées, fait le tour de popotes et réussit à faire équiper dès décembre 1914 une vingtaine de véhicules, aménagés par des carrossiers avec le soutien financier de l’Union des Femmes de France et du Patronage National des Blessés. En quelques semaines et avec la paperasserie que ça suppose, c’est ce qu’on appelle dans le jargon médical un putain d’exploit. Et elle ne relâche pas l’effort, jamais : alors que l’Hexagone ne comptait avant-guerre que 21 postes de radiologie, il en compte 850 en 1918. Dont 450 sous la direction de Marie Curie.

– Wow.

– Et elle paye de sa personne, en plus. Les voitures équipées que la presse et les Poilus surnomment vite les « P’tites Curie » peuvent taper les 50 km/h de moyenne dans les bons jours, pour se rendre au plus près des champs de bataille. A l’intérieur, tu as une dynamo de 110 volts reliée au moteur pour alimenter un tube à rayons X, le matériel photographique nécessaire, des rideaux, quelques écrans rudimentaires et plusieurs paires de gants destinées à protéger les mains des manipulateurs. En dehors des blessés, chaque voiture accueille trois personnes : un médecin, un manipulateur et un chauffeur, tous des civils.

– Pourquoi tu précises ça ?

– Parce que ça permet aux femmes d’y prendre une place prépondérante à une époque où les femmes dans l’armée, hein ? Bon. La propre fille de Marie Curie, Irène, 18 ans à peine, se forme à vitesse Grand V et devient vite autonome. Sa mère, de son côté, forme plus de 150 manipulatrices en radiologie à l’Institut du radium, souvent de très jeunes femmes expédiées ensuite sur les routes du nord et de l’est, au plus près des tranchées. Et Marie Curie n’est pas la dernière à s’y coller : non seulement elle passe son permis de conduire, mais elle conduit en personne 45 missions entre 1914 et 1918, dont 11 en Belgique. Et ce qu’elle voit l’a comme qui dirait marquée. Dans une lettre de l’après-guerre, elle écrit ceci : « pour haïr l’idée même de guerre, il suffit de voir une fois ce que j’ai vu si souvent pendant toutes ces années : des hommes et des garçons apportés jusqu’à l’ambulance, dans un mélange de boue et de sang ». Avec sa fille, Marie radiographie plus de 1200 blessés, pas tous très rassurés d’ailleurs à l’idée de se faire photographier le corps par ce que beaucoup prennent encore pour une machine du diable. Marie Curie, qu’on dit être sèche et cassante quand on l’emmerde, se distingue par sa patience et par sa compassion avec les soldats blessés.

Dans la série des Irène badass, on demande Irène Adler et Irène Curie.

– Peut-être qu’ils ne la font pas suer avec sa carte d’identité ou sa vie privée, eux.

– Voilà. Dans un essai publié en 1923, La radiologie et la guerre, Marie Curie explique à quel point l’examen peut être déterminant. « J’ai gardé le souvenir d’un jeune blessé, dépérissant depuis quelques semaines, avec le bassin fracturé. On avait peu d’espoir de le sauver. Ayant pris tout d’abord la radiographie du bassin, on procéda à la radioscopie des membres inférieurs. Celle-ci fit apercevoir au-dessus du genou un éclat d’obus de dimensions considérables qui fut repéré et aussitôt extrait d’une poche de pus à grande quantité de liquide. (…) le jeune organisme reprit le dessus, et le blessé qu’on avait jugé perdu fut en état de réparer ses graves lésions osseuses ».

– Merci la radiologie.

– Et merci Marie Curie. Mais ce n’est pas à toi que j’apprendrai à quel point les réserves de la connerie humaine sont inépuisables, hein ?

– Oh ça n… HEY.

– Les réflexes misogynes et xénophobes de l’affaire Langevin n’ont pas disparu et l’initiative de Marie Curie ne fait pas l’unanimité.

– Pardon ?

– Eh oui. Dans l’armée française comme du côté des forces belges, certains officiers s’agacent de voir une femme certes célèbre mais simple civile multiplier ainsi les allers-retours sur le front. Question de prééminence du militaire sur le civil, question de posture aussi.

– Mais ils sont cons ou ils sont cons ?

– Les deux, je dirais. Pas de quoi impressionner Marie Curie qui envoie joyeusement bouler le directeur du service de santé militaire belge. Après avoir reçu une lettre incendiaire de sa part, elle lui répond qu’elle « fait des examens radiologiques dans le but de rendre des services. Le roi et la reine des Belges m’ont tous les deux exprimé leur désir de me voir continuer mes efforts ».

– La version polie de « va te faire cuire le cul ».

– Mais j’ose à peine imaginer son état d’agacement, d’autant qu’elle n’était pas réputée pour aimer perdre son temps avec ce genre de conneries protocolaires de merde. Bref : en tout et grâce à Marie Curie, plus d’un million de soldats alliés ont bénéficié d’un examen radiologique pendant le conflit, ce qui aura bien aidé à sauver la vie d’une partie non négligeable d’entre eux. Mais tu sais le plus beau ?

– Non ?

– Personne n’a récompensé Marie Curie.

– Pardon ?  

– Eh non. Elle a organisé le truc, elle a conçu l’appareil opérationnel, elle l’a financé, elle s’est investie nuit et jour pendant quatre ans, elle a voyagé des dizaines de fois sur le front, elle a entraîné sa propre fille dans l’affaire, et tchi. Que dalle. Pas l’ombre d’une reconnaissance officielle au lendemain du conflit.

– MAIS ENFIN.

– Marie Curie n’a rien réclamé, d’ailleurs – pas le genre, elle avait déjà refusé la Légion d’honneur avec son défunt mari après son premier Nobel. Mais l’agacement des états-majors a clairement joué. Certains militaires n’ont clairement pas digéré le fait de s’être fait prendre de vitesse par Marie Curie, qui cumulait trois défauts à leurs yeux.

– Trois ?

– Ben oui : c’était une civile, une scientifique et une femme. Et en plus, elle avait eu le culot de réussir à organiser mieux et plus vite que l’armée le dispositif et les protocoles essentiel à la bonne prise en charge des blessés.

– Quelqu’un est vexé.

– Voilà. Au passage, le conflit aura au moins eu le mérite de faire entrer dans les mœurs un examen encore rarement pratiqué avant 14. Au lendemain de la Grande Guerre, la France compte 850 radiologistes en France dont 700 formés pendant la castagne. L’utilité de la radiologie en chirurgie est définitivement acquise.

– Grâce à Marie Curie.

– En personne.

3 réflexions sur « Marie Curie à la rescousse »

  1. J’adore toutes vos histoires en général, mais j’avoue que celles qui permettent de mettre en lumière des actions de femmes qu’on a trop souvent mises dans l’ombre, me touchent particulièrement.
    On en veut donc d’autres s’il vous plait 😁

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