Le feu, la poudre, et les mâchoires

Le feu, la poudre, et les mâchoires

– Oh là là mais j’en sais rien moi… C’est quoi ces questions ?

– C’est quand même pas si compliqué, et puis ça fait des discussions intéressantes pour l’apéro.

– Mais je veux pas de discussions plaisantes à l’apéro, moi, je veux juste des trucs qui donnent soif.

– Tu n’as besoin de personne pour ça.

– C’est…ouais, d’accord, c’est assez vrai.

– Donc je répète : pour toi, l’invention/découverte la plus importante de l’histoire humaine ?

– Ca sent tellement la question piège. Par exemple, si je dis la quinine ou la pénicilline parce que ça a sauvé plus de gens que n’importe quoi, tu vas me rétorquer que oui, mais c’est un artifice statistique et démographique, et qu’il y a eu plus important avant. Je me trompe ?

– Sans doute pas.

– Si je te réponds la roue, tu vas m’expliquer qu’après tout les civilisations précolombiennes s’en sont longtemps pas mal sorties sans, n’est-ce pas ?

– Vraisemblablement.

– Et puis je sens qu’au final tout ça te servira à me dire que c’est, par exemple, la poterie. Ou le propulseur à javelot parce qu’il a permis à l’homo je-ne-sais-pas-lequel de mieux chasser, donc de mieux se nourrir, donc de devenir plus intelligent, et ainsi de suite.

– Ah oui, ce serait effectivement bien mon genre, tiens.

– Attends, je commence à te connaître. Eh ben du coup tu sais quoi, je vais dire le feu. Ca a également eu un effet en termes de meilleure nutrition, et puis ça a servi de base technologique pour nombre d’autres choses, comme typiquement la poterie, le travail des métaux, tout ça.

Et ainsi de suite jusqu’au sommet final de la civilisation.

– Ca se tient.

– MAIS, je sens que tu vas quand même pinailler parce que ce n’est pas une invention mais juste une découverte et quand même c’est moins bien même si c’était dans l’énoncé de départ.

– Même pas. Surtout qu’il y a bel et bien eu des inventions et innovations technologiques. Parce que conserver ou entretenir un feu, c’est bien, mais en allumer un c’est mieux. Sinon on reste à la merci des circonstances. Voire on est obligé de faire confiance à n’importe qui.

C’est comme ça qu’on fait de mauvaises rencontres.

– Oui enfon bon quand même, c’est pas non plus sorcier d’allumer un feu.

– Dis donc, j’ai des souvenirs de repas froids en camping qui tendent à prouver le contraire.

– C’est pas compliqué mais faut de la pratique ! Et pis le bois était mouillé.

– Il n’empêche qu’il a bien fallu trouver comment faire, qu’il s’agisse de frotter deux machins, d’en cogner un contre l’autre, d’utiliser une loupe, etc., jusqu’à ce sommet d’ingéniosité pyromane : l’allumette.

– Pardon, l’allumette ?! Excuse-moi, c’est juste un petit bout de bois avec une flamme, entre nous le briquet qui reste allumé même en plein vent c’est quand même autre chose.

– Pas du tout. Le briquet moderne c’est l’aboutissement contemporain d’une technique très très ancienne, à savoir produire une étincelle en cognant un caillou contre un autre qui est plus métallique. Le principe de base remonte à la Préhistoire. L’allumette c’est beaucoup plus récent.

– Récent comment ?

– Le terme lui-même remonte au 11e siècle, mais il désigne alors simplement une petite buchette, le genre qu’on utilise pour faire démarrer un feu avant de passer aux véritables bûches. On connaît cependant un texte chinois de 1366 qui mentionne l’existence d‘allumettes, au sens où nous les entendons, constituées de bois de pin imprégné de soufre, en usage au 6e siècle. L’existence de telles allumettes en Chine est attestée par d’autres sources à partir du 10e siècle, et on en trouve également dans des inventaires de marchés du 13e siècle.

– C’est quelque part logique que ça vienne des gars qui ont inventé la poudre.

– Et puis au 17e, ce brave Hennig Brandt décide de voir ce que ça donne si on laisse croupir de l’urine pendant longtemps, et isole le phosphore. Un matériau naturellement lumineux, et particulièrement inflammable.

– On pourrait peut-être en faire quelque chose.

– C’est précisément ce que se disent un certain nombre de gens plus ou moins ingénieux. Les travaux sur le phosphore et le soufre pour produire des moyens d’allumer rapidement et simplement du feu commencent dès après la découverte de Brandt, mais sans succès avant un petit moment. Personne ne trouve la bonne formule.

« Attendez, y’a peut-être encore d’autre choses à faire avec de l’urine. »

– Faut croire que c’est pas si facile de faire brûler un produit inflammable.

– Manifestement pas. La première allumette moderne est conçue en 1805 par Jean Chancel. Enfin à vrai dire je me demande s’il ne cherchait pas d’abord un procédé pour rassembler le plus de trucs dangereux possible. C’est un petit bâtonnet dont la tête est recouverte d’un mélange de chlorate de potassium, de souffre, de gomme arabique, et de sucre. Et on l‘allume en la trempant dans une fiole d’amiante remplie d’acide sulfurique.

– C’est précisément à ce moment qu’on a inventé l’expression « ne joue pas avec les allumettes ».

– Sachant qu’en plus ce machin infernal est cher, donc l’idée ne décolle pas vraiment. En 1828, le Londonien Samuel Jones reprend le flambeau, et crée « l’allumette prométhéenne ».

– Un nom qui vient tout seul.

– Il s’agit en fait d’une petite capsule de verre contenant un mélange d’acide sulfurique et de chlorate de potassium, enroulée dans une mèche en papier. On l’allume en l’écrasant, typiquement avec une petite pince, et le papier prend alors feu.

Evidemment, il y en avait aussi qui s’amusaient à l’écraser avec les dents. Si si.

– C‘est mieux ?

– Un peu, mais on est encore loin du compte. Tout cela n’est guère pratique, pas exceptionnellement efficace non plus, et en plus ça sent mauvais. Heureusement, dans le même temps, un autre procédé est mis au point par un compatriote de Jones, John Walker.

– Aaah, mais je le connais. J’aime beaucoup ses autres produits.

– Non, on ne parle pas eau de feu mais allumettes. Walker conçoit la première allumette à friction, c’est-à-dire qui s’allume en la frottant contre quelque chose, plutôt que de la tremper, l’écraser, ou autre truc du genre. La pointe est recouverte de chlorure de potassium et de sulfate d’antimoine, et s’allume lorsqu’elle est frottée sur du papier de verre. Ca ne coûte pas cher à produire : la boite de 50 est vendue un shilling, et est fournie avec morceau de papier de verre. Walker ne prend cependant pas la peine de breveter son invention, et il en vend en tout et pour tout quelques 168 boîtes en deux ans. C’est pas encore idéal, il arrive fréquemment que la tête se détache après ignition, ce qui peut conduire à toute sortes d’accidents domestiques.

– Si les allumettes peuvent foutre le feu, maintenant…

– En 1829, Samuel Jones revient  la charge et modernise ses références. Il commercialise une version améliorée, sous le nom d’allumettes Lucifer.

– Parce que ça donne tout de suite envie.

– Ces allumettes présentent encore des problèmes : ignition assez violente, flamme inconstante, odeurs et fumées. Pour autant, au début des années 30, plusieurs fabricants d’allumettes à friction opèrent en Europe. En 1831, le Français Charles Sauria remplace le sulfate d’antimoine par du phosphore blanc, et l’idée prend comme une trainée de poudre bien mise à feu avec une allumette digne de ce nom. Quelques années plus tard, en 1835, le Hongrois Janos Irinyi remplace le chlorate de potassium par de l’oxyde de plomb, pour obtenir des allumettes qui s’allument encore mieux et silencieusement.

– C’est marrant, je serais prêt à parier qu’il y a pourtant un marché pour les allumettes qui font plus de bruit quand elles s’embrasent.

– C’est très possible. A partir de là, la formule reste globalement la même, avec quelques améliorations : on met de la paraffine pour améliorer l‘odeur, et le bois est imprégné de produis retardateurs de flamme pour brûler plus longtemps sans se cramer les doigts.

– Ca c’est bien.

– Nous avons donc maintenant des allumettes qui ressemblent grosso modo à celles qui sont dans nos tiroirs aujourd’hui, à un point prêt, et pas n’importe lequel. Les allumettes au phosphore sont des allumettes à friction universelle : on peut les gratter contre n’importe quelle surface, et ce grâce au remarquable potentiel inflammable du phosphore blanc, que l’on appelle aussi jaune.

– Blanc, jaune, même chose.

– Non, je t’ai déjà dit que tu devrais faire des lessives plus souvent. Le fait est que selon la façon dont il est traité, le phosphore peut prendre plusieurs couleurs. C’est ainsi qu’en 1844, l’Autrichien Anton Schrötter von Kristelli découvre le phosphore rouge. Il a le double avantage de ne pas être toxique, ni sujet à la combustion spontanée. L’année suivante, le chimiste suédois Gustaf Erik Pasch met au point une méthode pour fabriquer des allumettes dites de sûreté avec ce produit.

– De sûreté ? Faut qu’un adulte soit présent ?

– Ca va te paraître évident parce que nous y sommes habitués, mais ça signifie que les composants inflammables sont séparés entre l’allumette et la surface d’allumage. Le phosphore rouge se trouve ainsi sur cette dernière, et non plus sur la tête de l’allumette elle-même. Si tu la frottes contre…un mur, une table, ton ongle, que sais-je, il ne se passe rien. Il faut utiliser la surface spéciale.

– Ah, oui. C’est comme ça qu’on a en général usé la boîte avant d’avoir fini son contenu.

– Exactement. Seulement la technique de fabrication est encore coûteuse et chère. Ce sont les frère Lundström, également suédois comme on pourrait s’en douter, qui finissent par mettre au point une technique de fabrication fiable, industrielle, brevetée en 1855, et primée à l’Exposition universelle de Paris la même année. Dès 1858, l’usine Lundström produit 12 millions de boîtes d’allumettes.

– Le marché flambe.

– Il reste encore loin de celui des allumettes à friction, qui sont sensiblement moins chères, et plus faciles à utiliser dans toutes les circonstances. Le problème, c’est qu’elles sont beaucoup plus dangereuses.

– Elles brûlent plus fort ?

– Non, pas particulièrement.

– Alors c’est précisément parce qu’on peut les enflammer partout contre n’importe quoi ?

– Certainement, mais en fait je ne parlais pas de leur utilisation.

– Euh, mes parents me l’ont suffisamment rappelé, c’est quand même bien ça le problème avec les allumettes.

– Que les allumettes soient potentiellement dangereuses une fois allumée, oui, bien sûr, mais ça ça vaut pour toutes. La « sûreté » de celles qu’il faut frotter contre une surface spécifique reste très relative de ce point de vue. Le problème des allumettes au phosphore blanc, c’est qu’elles présentent un danger réel, mais insidieux, pour ceux qui les fabriquent.

– Comment ça ?

– Il faut que je te parle Bryant – May.

– Mais qu’est-ce qu’il vient faire dans cette histoire ?

Jimi Hendrix aurait été plus logique, mais admettons.

– Non, Bryant ET May. C’est le nom d’une entreprise de commerce créée en Grande-Bretagne en 1843, par deux quakers du nom de William Bryant et Francis May. Initialement, son objet est le commerce en général, mais en 1850 elle s’intéresse de plus près au marché des allumettes. Le pays en consomme 250 millions par jour.

– En consume 250 millions par jour.

– Si tu veux. Bryant & May en vend alors 231 000 boîtes. Le chiffre passe à 108 millions en 1855, puis 280 millions en 1860. En 1880 l’entreprise se met à exporter et est de loin le leader du secteur. A cette époque, elle emploie près de 5 000 personnes. Très majoritairement des femmes, pour beaucoup irlandaises. Enfin non, pas des femmes, je veux dire des jeunes femmes. En fait, plutôt des jeunes filles. Et encore, la plupart étaient âgées entre 14 et 18 ans.

– Ah, la belle époque de la Révolution industrielle.

– Période bénie pendant laquelle l’esprit d’entreprise n’était pas constamment brimé par le droit du travail ou le souci de la santé. Le travail consistait d’abord à tremper les blocs de petits bâtons dans une solution de phosphore blanc, une tâche en général réalisée par des hommes, puis à séparer et découper les allumettes individuelles, et à les empaqueter. Ces deux dernières étapes étaient très largement réalisées par des femmes. La main d’œuvre était abondante, et par conséquent payée au lance-pierre. Et encore.

– J’imagine.

– Je ne suis pas sûr. Les journées duraient de 6h à 18h, voire 22h, pour l’équivalent de quelques centimes de l’heure. Les ouvrières étaient moins bien payées que leurs collègues masculins.

– Ah ben pour le coup ça c’est moderne, ils avaient de l’avance.

– Non, c’est…bref. Tout ce petit monde avait royalement droit à deux pauses par jour, tout pipi en dehors de ces heures et c’est l’amende.

– Ca me rappelle quelque chose.

« Faut savoir s’inspirer de l’histoire »

– Et puisqu’on parle d’amendes, c’était un véritable festival. Il y avait toute une batterie de pénalités et de retenues pour des motifs plus ou moins foireux : un poste de travail mal rangé, des allumettes brûlées, avoir les pieds sales, alors que la plupart étaient pieds-nus, le fait de s’asseoir…

– Mais, attends.

– Oui oui, fallait faire sa journée de 12 heures en restant debout. Tu étais également pénalisé si tu parlais ou arrivais en retard. Quelques minutes à la bourre pouvaient ainsi coûter la moitié d’une paie journalière. C’est pas tout, celles qui travaillaient à la confection des paquets devaient fournir la colle et apporter leur propre brosse.

– Ah ben oui, tant qu’à faire.

– Et puis les patrons pouvaient aussi décider de taper dans la paie pour des raisons encore plus absurdes, comme quand Bryant et May prélèvent une part du salaire des employés pour financer une statue londonienne en l’honneur du premier ministre William Ewart Gladstone.

– Eh ben heureusement que cette boîte a été fondée par deux bons chrétiens…

– La fraternité c’est bien, mais la valeur travail c’est mieux. Cela étant, tu vas me dire et tu n’auras pas tort que ce genre de conditions dégueulasses se retrouvait plus ou moins dans toutes les usines de l’époque, et que le Londres dans son ensemble était une machine à broyer les travailleurs.

– Ca me semble en effet assez juste.

– Je suis tout à fait d’accord, mais le secteur de l’allumette avait quelque chose de bien particulier : les phossy jaws.

– Les quoi ?!

– On pourrait traduire ça par « mâchoires phosphées », mais le terme plus exact et surtout qui rapporte énormément plus au scrabble est ostéochimionécrose.

– Ca sonne comme une belle saloperie, mais encore ?

– Pour faire simple parce que je connais ton amour pour la chimie, le phosphore est un élément très réactif, en particulier avec le gaz carbonique et l’eau. Autant de choses qu’on retrouve pas mal dans, par exemple, l’haleine d’ouvriers qui triment 12 heures par jour dans un atelier d’allumettes étroit et mal ventilé. Ce qui crée des bisphosphonates, qui attaquent les os. Plus exactement qui les empêchent de se reconstituer. Aujourd’hui ça en fait par exemple une forme de traitement contre le cancer, avec comme effet secondaire la même dégradation des mâchoires, mais quand en d’autres circonstances ça rentre en contact avec les tissus osseux qui ont besoin de se régénérer souvent, comme les mâchoires…

– Ca te pourrit les dents.

– C’est très exactement ça. Les travailleurs des allumettes, exposés au phosphore, souffraient de gonflements et œdèmes au visage et aux mâchoires, et de douleurs dentaires. Puis de pertes de leurs dents et de nécroses des mâchoires, qui finissaient par pourrir.

– Uhhhhh…

Uhhhh en effet.

– A ce stade, l’alternative se résumait alors entre l’amputation et attendre que la mâchoire tombe toute seule. Ou comment avoir des ouvriers qui finissent avec des gueules de zombie. ‘Tention, c’est pas joli à avoir.

La gueule de l’emploi, version victorienne.

Et histoire d’en rajouter sur le spectaculaire, les os exposés brillaient dans le noir, parce que phosphore. Sachant que ne plus avoir de mâchoires ne signifiait aucunement qu’on était tiré d’affaire. En toute logique, le phosphore attaque alors les autres tissus : on pouvait aussi y perdre les yeux, avec nécroses des orbites, ou du visage, ou de la gorge. Ou cancer de la peau, parce que oui le phosphore est cancérigène. Ou encore œdèmes cérébraux, insuffisances rénales, hémorragies pulmonaires. Bref, travailler dans un atelier d’allumettes c’est mortel, je ne te fais pas un dessin.

– Non merci, c’est bon, j’ai eu mon compte. Bon ben alors on fait quoi ?

– Attends, c’est qui « on » ?

– Ben je…euh…les responsables des ateliers. Les patrons quoi.

– Oh là là, hola, ne nous emballons pas, stop. Comme tu y vas. Responsables, c’est un bien grand mot. Non non. D’abord, après tout, est-ce qu’on sait s’il y a un lien entre ces quelques petits soucis dentaires et l’activité, hein, je te le demande ?

– Mmm…oui ?

– Oui, absolument. Le syndrome des mâchoires nécrosées est observé en Autriche dès 1838. Sur une ouvrière fabricante d’allumettes, qui y travaillait depuis 5 ans. Dickens en parle dans un article en 1852, et les revues médicales en discutent dans les années 50 et 60.

– Hop hop, tu as oublié un truc. On reçoit du courrier, tout ça.

– Ah oui, pardon.

Voilà. Lui. Dickens.

Bryant & May reçoit de nombreux rapports de personnes qui se plaignent de problèmes dentaires, de vomissements, de mâchoires qui brillent, et autres problèmes de santé, mais continue néanmoins à utiliser le phosphore et à se débarrasser de tous ceux qui commencent à montrer des symptômes.

– Comment ça s’en débarrasser ?!

– Non, pas jusque-là. Pas besoin. Déjà, les dentistes payés par Bryant & May pour examiner les malades concluent que les individus en question étaient plus âgés et appartenaient à des classes sociales inférieures, sans doute par opposition à toutes leurs ouvrières riches de la haute société, d’où leur terrible état de santé bucco-dentaire.

« Une hygiène de vie déplorable. C’est pas compliqué, ils ne font que travailler toute la journée. Il faut savoir s’arrêter et prendre soin de soi de temps en temps, tout de même. Et je ne vous parle pas de la qualité de leur alimentation. »

– Bande de…

– C’est simple : les salariés qui se plaignent de douleurs aux dents reçoivent l’instruction de se les faire arracher, ou de prendre la porte. C’est pas comme si on ne pouvait pas les remplacer facilement parce que les rues sont pleines de crève-la-faim. Alors ce qui est vrai, c’est que les conditions de vie ouvrière dans le Londres de l’époque n’arrangeaient certainement rien, mais les causes du problème étaient bel et bien l’exposition au phosphore.

– Et ça touche beaucoup de monde ?

– Dans l’ensemble, environ 1 personne sur 10 travaillant dans les ateliers développait des symptômes après 5 ans. Dans les bureaux et zones où l’on ne travaillait pas sur le phosphore, rien. Sachant que si tu n’en mourrais pas directement, tu pouvais claquer de malnutrition parce que va te nourrir sans mâchoire ni dents, hein.

« Vous auriez pu y penser avant de vous faire amputer. Mais non, bien sûr, toujours la solution de facilité, et les conséquences on y réfléchit plus tard. »

– Mais, euh, je vais peut-être dire un gros mot, qu’en pensent les pouvoirs publics ?

– S’ils doivent commencer à mettre le nez dans tous les ateliers et usines du pays, en imaginant seulement qu’ils en aient envie… En 1864, le Parlement interdit de prendre ses repas dans les ateliers des manufactures d’allumettes, mais c’est tout, et ce n’est pas de nature à changer quoi que ce soit. Le pire, si l’on veut, étant que Bryant & May achète dès 1862 auprès des frères Lundström un brevet pour des allumettes de sûreté, sans phosphore blanc, et se met donc à en produire au début des années 60. Mais les prix ne sont pas compétitifs par rapport à ceux des allumettes au phosphore.

– Ah ben alors évidemment…

– La Finlande bannit les allumettes au phosphore blanc en 1872, suivie par le Danemark en 1874, mais ce sont alors les seuls. Faut dire que ces pays sont peut-être plus sensibles que les autres aux histoires d’allumettes.

M. Andersen joue sur la sensibilité pour perturber le jeu de la concurrence non faussée, c’est écœurerant.

– Donc les gens se tuent littéralement au travail, et rien ?

– Pas exactement, figure-toi qu’il y en a que ça choque quand même un peu. J’ai mentionné Dickens, mais surtout, en 1888, la militante socialiste et journaliste Annie Besant s’intéresse à la question. Elle va à la rencontre d’ouvrières de la manufacture Bryant & May de Bow, à Londres, et en tire un article qu’elle publie dans son journal The Link le 23 juin 1888. Elle n’y va pas par quatre chemins, puisqu’elle parle de conditions de travail carcérales, et intitule tout simplement son papier Esclavage blanc à Londres. Où il est question des conditions de travail en général, et des conséquences du phosphore en particulier.

– Et alors ?

– Et alors Bryant & May réagit très rapidement.

– Ah, quand même.

– Non. Les responsables de l’atelier exigent que tout le personnel signe une pétition pour souligner combien ils sont tous heureux au boulot, et vraiment cet article c’est n’importe quoi.

– Sérieusement ?

– Mais oui. Aussi, ils auraient mis dehors les employées qui ont parlé à Besant, il y a un doute sur ce point. Résultat, la manufacture se met en grève.

C’était l’étincelle qui…vous voyez le principe.

Ce sont ainsi 1 500 travailleurs de l’allumette, essentiellement des travailleuses, qui quittent leur poste et manifestent. On parle de la matchstick girls strike, la grève des filles aux allumettes.

– Match ,strike, c’est bien vu en termes de communication.

– Ca peut pas faire de mal. Des organisations socialistes et figures intellectuelles les soutiennent et collectent des fonds. Besant aide les ouvrières à s’organiser et à mener des négociations avec les patrons. Le mouvement bénéficie d’un soutien populaire important. Une délégation rencontre des députés le 11 juillet, et l’un d’entre eux en parle en séance. Des négociations sont organisées avec Bryant lui-même, et les grévistes obtiennent la fin du système des amendes, et la réintégration de plusieurs d’entre elles qui s’étaient plaintes.

– Bien. L’ont pas volé.

– Certainement pas. C’est le premier mouvement de ce type mené par des ouvrières non qualifiées au Royaume-Uni, et le début d’un mouvement de syndicalisation dans les professions peu reconnues. En 1891, l’Armée du salut ouvre son propre atelier dans le même quartier, en proposant de meilleures conditions de travail et de salaire, et pour produire des allumettes de sûreté. Malheureusement, en raison de ces changements et de l’abolition du travail des enfants, la manufacture n’est pas compétitive et doit fermer.

– Ah ça, on nous avait prévenu de conséquences nuisibles de ces lois sociales…On n’est pas encore sorti d’affaire, quoi. Et pour cette histoire de phosphore ? Parce que sauf erreur il n’en est pas question.

– Non, en effet. L’utilisation du phosphore blanc se poursuit. Les pouvoirs publics n’agissent pas, notamment parce que Bryant & May cache l’ampleur du problème. En 1895 la loi oblige finalement à signaler tous les cas de phossy jaw. Cependant le risque de voir des allumettes produites à l’étranger dominer le marché intérieur est jugé trop grave pour prendre des mesures contre le problème lui-même.

– Sérieusement ?!

– Ben oui. Heureusement la solution va bel et bien venir d’ailleurs. En 1864 Georges Lemoine met au point le sesquisulfure de phosphore, bien moins toxique que le phosphore. Il suggère de l’utiliser pour la fabrication d’allumettes, cependant il faut attendre les travaux d’Henri Savene et Emile Cahen en 1898 pour démontrer que le sesquisulfure permet de produire des allumettes non toxiques et non explosives. La fabrication d’allumettes fait en France l’objet d’un monopole d’Etat depuis 1872, confié à la Société Générale des Allumettes Chimiques. Suite aux travaux de Savene et Cahen, elle dépose la même année un brevet pour des allumettes au sesquisulfure, tandis que les allumettes au phosphore blanc sont interdites.

– Pas trop tôt.

– La Suisse suit en 1898, et les Pays-Bas en 1902. En septembre 1906, la Convention de Berne interdit l’utilisation du phosphore blanc. Finalement, le Royaume-Uni adopte une loi dans ce cens en 1908. Pour une interdiction à partir de 1910.

– Ils sont vraiment allés jusqu’au bout.

– Les Etats-Unis adoptent une autre approche : les allumettes au phosphore sont lourdement taxées à partir de 1913, ce qui revient concrètement à tuer le produit. Le Canada, l’Inde, le Japon, et la Chine en font autant entre 1914 et 1925. Les phossy jaws disparaissent dans les années qui suivent. Les allumettes de sûreté au sesquisulfure remplacent alors partout celles au phosphore en quelques années, et c’est cette méthode qui est toujours utilisée aujourd’hui.

– Je m’en vais allumer un petit cierge en mémoire des matchstick girls, moi.

– Alors, la bougie, quant à elle…

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4 réflexions sur « Le feu, la poudre, et les mâchoires »

  1. Autre défaut des allumettes au phosphore blanc, cité quelque part dans Maupassant il me semble, c’est que le produit a aussi une forte toxicité aiguë. D’où utilisation pour maints suicides et autres « accélérations d’héritages ».

    Edit. Bel article : https://www.persee.fr/doc/pharm_0035-2349_1997_num_85_316_4891

    Plus l’auto-inflammation du phosphore blanc dès 44 °C, d’où d’énormes risques d’incendie rien que par simple stockage.

    Petite correction : pas sulfate d’antimoine, mais sulfure. Employé dans divers bidules pyrotechniques.

    Pour finir, en matière de cochonneries, n’oubliez pas à l’avenir le plomb (surtout céruse et plomb tétraéthyle) ni le mercure. Tristes histoires à raconter aussi.

  2. Ajoutons une couche sur les papiers dangereux avec cette page : https://saayarelo.com/fr/explorez-lhistoire-des-pionniers/

    Le pigment pouvait de plus être décomposé en très toxique arsine sous l’effet des moisissures.

    Et un autre livre maudit ? Dans Le nom de la rose, évidemment !

    https://medias.spotern.com/spots/w1280/79/79537-1532336916.webp

    Pour finir, il y eut l’affaire des bougies renforcées à l’arsenic pour une meilleure combustion, l’un des premiers scandales sanitaires, malheureusement très peu documenté.

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