« Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! »

« Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ! »

Message de service

[En raison d’un agenda saturé par un ouragan de boulot de force 9, pas de texte classique aujourd’hui mais une réédition légèrement corrigée d’un texte publié il y a deux ans sur Mediapart, cette fois en libre accès. Désolé, on rame de plus belle et on revient avec des nouveautés !]

Restée comme un sommet d’indifférence cynique, régulièrement évoquée lorsqu’il s’agit d’ironiser sur l’intolérance ou le fanatisme du discours d’un adversaire, la formule s’est imposée dans le riche paysage des mots célèbres de l’histoire de France. Censée avoir précipité lors de la croisade des Albigeois le massacre brutal et indifférencié des habitants de Béziers, hérétiques et catholiques confondus, elle est pourtant (très) loin d’être attestée.

Au milieu du mois de juillet 1209, vingt mille joyeux pinpins en armes approchent des murailles de Béziers. Partie de Lyon à la demande du pape Innocent III, cette armée puissante – la militia Christi, l’armée du Christ – veut en finir avec le catharisme, considéré par Rome comme une hérésie tenace, fermement implantée dans tout le sud de la France depuis plus d’un siècle.

« Tire sur mon doigt, sale Cathare ! »

Si l’objectif affiché – défendre le dogme catholique et combattre les ennemis de la papauté – est sensiblement éloigné du but premier des expéditions lancées à la fin du 11e siècle pour reprendre le contrôle de Jérusalem et de la Terre Sainte, il s’agit bien d’une croisade, croisade qui ne cessera vraiment qu’avec la chute des forteresses de Montségur (aaaaah, Montségur) en 1244 et de Quéribus en 1255.

« Ils égorgèrent presque tout »

Le siège, justement, est parti pour durer. À Béziers comme ailleurs, toute la population ne s’est pas tournée vers l’hérésie cathare. Dans la cité biterroise, « bons » Chrétiens et cathares vivent en relative bonne intelligence, au point que les consuls (capitouls) de la ville refusent de livrer les hérétiques aux Croisés lors d’une entrevue de la dernière chance avec Arnaud Amaury, légat d’Innocent III et chef de l’expédition.

Côté assiégeants, négocier n’est pas au programme, c’est tout ou rien : il faut nettoyer cette cité « toute infectée du poison de la perversité hérétique [dont les] citoyens ne sont pas hérétiques seulement, mais bien plus ; ravisseurs, iniques, adultères, larrons des pires, et pleins de toutes sortes de péchés. » – pour la blague tout de même, un des pires reproches qu’on fait aux Cathares consiste semble-t-il à avoir tabassé un prêtre avant… de pisser dans le saint calice « au mépris du corps et du sang du Christ. » ET la menace est on ne peut plus claire : « Nous-mêmes et l’évêque avons fermement engagé les citoyens, sous peine d’excommunication à livrer aux croisés les hérétiques qu’il y avait parmi eux, ainsi que leurs biens ; ou, s’ils ne le pouvaient pas, à les abandonner sinon leur sang retomberait sur leur tête« , écrit le légat.

Côté assiégés, hors de question d’accorder aux Croisés la soumission totale qu’ils exigent. Par principe d’abord, ensuite parce que le pari se tient : protégée par de solides défenses, Béziers peut légitimement se croire capable de tenir bon plusieurs semaines, le temps d’obtenir le secours d’une armée amie.

Sinon on peut aussi vous envoyer une amie armée.

Alors que les Croisés commence à prendre position autour de la ville, un incident va précipiter le sort de la ville assiégée. Le 22 juillet est une journée particulièrement chaude ; pour se rafraîchir, une partie des soldats à la croix s’installent alors sur les bords de l’Orb, le fleuve qui coule sous les murailles de la cité. Quelques Biterrois ont alors la mauvaise idée de tenter une sortie sur ces quelques hommes désarmés, histoire de marquer quelques points dans la bagarre qui se profile.

Pas de chance : les baigneurs sont des ribauds, soit une milice de fantassins connus pour leur savoir-faire militaire – et pour leur brutalité. En quelques minutes, la situation bascule : les Biterrois ne parviennent pas à refermer les portes de la cité à temps. À la suite de ribauds à moitiés nus mais fichtrement furieux, l’armée croisée toute entière se rue dans la ville…

Se pose alors une question : comment distinguer les Cathares des « bons Chrétiens » ? C’est là qu’interviendrait la fameuse phrase, en général attribuée au légat Arnaud Amaury et plus rarement au baron Simon de Montfort, autre figure célèbre de la croisade des Albigeois : « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ». Et dit en latin, ça claque encore plus : « caedute eos, novit enim Dominus qui sunt eios !« 

Le massacre qui commence frappe en tout cas les esprits par son extrême violence. Dans une lettre à Innocent III, le légat Arnaud Amaury lui-même écrit : « les nôtres, sans regarder l’état, l’âge ni le sexe passèrent au fil de l’épée vingt mille personnes (…) après cet énorme carnage toute la ville fut pillée et incendiée. » Si ce chiffre de 20 000 tués semble très improbable dans la mesure où Béziers ne compte alors guère plus de 12 000 habitants, il reste qu’on y tue femmes, hommes, vieillards et enfants sans guère faire de distinction – les meurtres éclaboussèrent jusqu’au pied des autels des églises de la ville. « Ils égorgèrent presque tout, du plus petit jusqu’au plus grand » écrira pour s’en réjouir le moine cistercien Pierre de Vaux-de-Cernay.

Crédible mais hautement douteuse

Reste une question : Arnaud Amaury a-t-il vraiment ordonné à ses troupes de massacrer toute la population ? Pour le médiéviste Jacques Berlioz, la phrase est en soi plausible : pour le légat comme pour une bonne partie des assaillants, Béziers est après tout « infectée du poison de la perversité hérétique ». A-t-elle été prononcée ? Probablement pas, pour plusieurs raisons.

Première argument : aucun récit immédiatement contemporain n’en fait mention, à commencer par la lettre qu’adresse Arnaud Amaury à Innocent III. Difficile d’interpréter ce silence comme l’ombre d’un remords ou d’une mauvaise conscience, puisque le légat s’y vante ouvertement d’avoir massacré la population de la ville.

La phrase n’émerge en réalité, sous une forme légèrement différente d’ailleurs, qu’une grosse dizaine d’années plus tard et sous la plume d’un moine allemand, Caesarius von Heisterbach – Heisterbach étant une abbaye située à des centaines de kilomètres de Béziers, dans l’actuel Land de Rhénanie du nord. Dans son Dialogus Miraculorum, Caesarius ou Césaire écrit : « On rapporte que [Arnaud Amaury], craignant que les hérétiques se fassent passer pour catholiques par peur de la mort (…) et ne reprennent le chemin de la perdition après le départ des Croisés, répondit : tuez-les tous, Dieu connaît les siens [1] ».En soi, ce « on rapporte » (dixisse fertur en latin) en dit déjà long – Césaire n’est en réalité sûr de rien. Surtout, le document pose deux problèmes.

Pour commencer, pourquoi un moine allemand serait-il absolument le seul à connaître un détail que n’évoque aucun témoin direct, à douze ans et quelques centaines de kilomètres d’écart ? Ensuite, le Dialogue des Miracles dont est tirée la fameuse phrase est une œuvre certes réputée en son temps mais qui comme son nom l’indique, parle de miracles – parfois avec une tendance à l’exagération qui peut s’expliquer : il s’agit de frapper les esprits. Dans le combat contre l’hérésie, l’épisode du siège de Béziers sert dans l’esprit de l’auteur à illustrer la puissance de l’Église, fût-elle aveugle. Et pour continuer de faire dans le latin : testis unus, testis nullus. Césaire étant le seul à mentionner la fameuse phrase, la méfiance est de mise. Témoin unique, témoin nul.

Mais ce qui fait définitivement douter de la réalité d’un mot qui a déjà à ce stade toutes les chances de n’avoir existé que dans l’esprit imaginatif de Césaire est encore ailleurs, dans le détail des opérations qui conduisirent à la chute de Béziers et au « grand masel » (grande boucherie, en occitan) du 22 juillet 1209.

Les cinq principales sources directement consacrées au sac de Béziers [2] racontent en effet toute le même déroulé. Aucun des ribauds qui furent les premiers à entrer dans la ville n’a demandé d’autorisation particulière avant de s’en donner à cœur joie. « Les ribauds et d’autres personnes viles », écrit Arnaud Amaury, « lancèrent l’attaque sans attendre l’ordre des chefs » – donc de lui-même. « Nos servants d’armée lesquels sont dits vulgairement ribauds », renchérit Pierre des Vaux-de-Cernay, « abordent plein d’indignation les remparts de Béziers (…) et donnant l’assaut à l’insu de gentilhommes, à l’heure même ils s’emparent de la ville ». Partout, le même récit – un récit qui raconte une autre histoire. Le légat et les officiers de l’armée croisée n’ont pas ordonné le massacre – ils n’étaient même pas à proximité des murailles à ce moment-là. Ils se sont plus probablement faits déborder par leurs propres troupes, une fois les ribauds lancés dans les rues de Béziers…


[1] « Cædite eos. Novit enim Dominus qui sunt eius », pour les latinistes distingués.

[2] L’Histoire de la guerre des albigeois, par Pierre des Vaux de Cernay ; une autre Histoire de la guerre des albigeois, cette fois anonyme ; l’Histoire de l’expédition des Français contre les Albigeois, de Guillaume de Puylaurens ; la Chronique de Simon de Montfort et enfin l’Histoire de la Croisade, en occitan.

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