Des bacilles aux dents longues
– Sam, est-ce que tu connais le point commun entre la Dame aux camélias, Chopin, Doc Holliday et Franz Kafka ?
– Une héroïne de fiction, un compositeur, un outlaw et un écrivain dépressif. Aucune idée.
– Ils sont tous nés au 19e siècle et ils sont tous morts en éternuant leurs poumons, la faute à une bactérie isolée en 1882 par un médecin allemand, Robert Koch. Bon, ils n’étaient pas tout à fait les seuls dans la mesure où selon les lieux et les décennies, jusqu’à un tiers de leurs contemporains pouvaient claquer de cette saloperie de bacille qui peut se vanter de figurer parmi les plus grands tueurs en série de l’histoire aux côtés de douceurs comme la peste ou la fièvre jaune.
– Bien contents qu’on en soit débarrassés.
– En Occident à peu près, et encore. Dans le monde entier, tu parles : elle fait toujours 1,7 million de morts chaque année. C’est deux fois le sida et trois fois la malaria en nombre de décès, pour te donner une idée de l’échelle.
– Ah.
– Et tu sais ce qu’il y a de particulièrement sympa avec la tuberculose ?
– Les antibiotiques ?
– Je te parle de la maladie elle-même. C’est… Lent. Enfin tout dépend de ta constitution et de l’agressivité de la souche mais au 19e, tu pouvais te traîner cette cochonnerie pendant des années.
– Et ça se manifeste comment ?
– Pour la version la plus connue, la tuberculose pulmonaire, c’est particulièrement joyeux. Toux déchirantes, sueurs nocturnes, fonte musculaire, épuisement, douleurs thoraciques atroces… Tu craches littéralement tes poumons, au sens propre. Enfin propre, je me comprends : si tu discutes avec un tubard, autant éviter d’être en face quand ça lui prend, sous peine de devoir s’enlever les bouts de mou accrochés dans les sourcils.
– Charmant.
– Quoi, c’est scientifique. Et tu sais un autre truc sur la tuberculose ?
– Écoute, je ne suis pas tellement certain de…
– Sans elle, Bram Stoker n’aurait peut-être pas écrit une des scènes les plus marquantes de Dracula.
– Allons bon.
– Oui. Tout part d’un des faits-divers les plus chelous de l’histoire de la Nouvelle-Angleterre avec l’histoire des sorcières de Salem, près de deux siècles plus tôt. Cette fois-ci, on est au début des années 1880 dans le plus petit des états américains, Rhode Island. A Exeter, très exactement, sur la propriété d’un brave homme de fermier : Georges T. Brown, époux aimé et aimant de Mary Elisa Brown et heureux père de trois beaux enfants, deux filles et un garçon.
– Enchanté.
– Oui ben t’attaches pas trop, va. C’est joli, la Nouvelle-Angleterre, c’est rural mais on n’y est pas encore à l’abri de la tuberculose – la consumption, comme on dit dans la langue de Mark Twain. Et ça ne rate pas : la pauvre Marie Elisa chope la maladie à 34 ou 35 ans et finit par casser sa pipe à 36, le 8 décembre 1883. Georges se retrouve veuf avec ses trois enfants, et une trouille infernale au ventre : celle de voir ses gamins développer la même saloperie, sans parler de lui-même.
– Oh que ça pue.
– Je te confirme. Mary Olive, l’aînée, rejoint sa mère six pieds sous terre et six mois plus tard, en juin 1884.
– Et ça continue, j’imagine ?
– Non, ça se tasse – enfin pendant sept ans. En 1890, surpriiiiiise : la peste blanche refait surface et le joyeux bacille se jette comme un horrible petit Pacman sur les poumons du fils de Georges, Edwin.
– Purée mais le degré de scoumoune.
– Oui, ça commence à faire beaucoup pour Georges qui vend quelques terres et quelques animaux pour expédier son fils à l’autre bout des Etats-Unis ou presque, à Colorado Springs. A 2 000 mètres de haut, la ville est réputée pour son climat, capable paraît-il de réparer les poumons abîmés.
– Et ça fonctionne ?
– Oh ben bof. En 1891, Edwin rentre dans un état plutôt plus grave. Non seulement il dépérit sous les yeux de son père et de sa jeune épouse mais il refile la maladie à sa cadette, Mercy, 19 ans tout juste. Et soit la pauvre Mercy n’est pas bien solide, soit la maladie est particulièrement agressive parce que la malheureuse quitte ce bas monde le 18 janvier 1892, après quelques semaines de souffrances.
– Moche.
– Et sans vouloir donner dans le détail macabre, tu sais ce qui caractérise le mois de janvier dans le nord-est des Etats-Unis ?
– Ah non.
– On s’y pèle le jonc, mais alors quelque chose d’arctique. Du coup, pas moyen d’enterrer Mercy, le sol est gelé. On la place quelques semaines dans une crypte construite en surface dans le petit cimetière baptiste d’Exeter, sur Chestnut Hill, avant de l’enterrer en profitant d’un coup de redoux.
– C’est gai.
– Très. Et ce qui l’est encore plus, c’est que ça commence à salement jaser dans le village. La mort de Mercy, c’est déjà la troisième dans la famille Brown et on commence à trouver que ça fait beaucoup. Et puis des gens disent avoir vu de drôles de trucs, sur Chestnut Hill.
– Du genre ?
– Un paysan affirme qu’il a vu Mercy marcher dans le cimetière, la nuit. D’autres parlent de bruits bizarres autour de la crypte.
– Oui ben les mecs avaient dû forcer sur le bourbon, personne ne peut sincèrement croi…
– Edwin, le frère de Mary commence à faire des cauchemars. La fièvre aidant, il rêve que sa sœur revient la nuit pour s’asseoir sur sa poitrine et le faire étouffer. Et ses songes sont très, très réalistes.
– Et là ?
– Ben ça part en sucette dans le registre vampirisme.
– Ce qui est logique, d’une certaine façon.
– Sam…
– Pardon.
– Les voisins commencent à mettre une pression monumentale sur le pauvre Georges. Dans le village, aucun doute : si sa famille est à ce point décimée, c’est qu’un des membres de la famille Brown n’est… pas mort, pas vraiment. Et qu’il revient la nuit pour se nourrir du reste de la famille.
– Georges n’avale pas ces conneries, tout de même ?
– Non, mais je te promets qu’il vaut mieux ne pas sous-estimer le niveau de pression sociale que peut exercer une petite communauté comme celle d’Exeter sur l’un de ses membres – encore une fois, repense à Salem. Et Georges finit par accepter de faire quelque chose, ne serait-ce que pour couper aux rumeurs.
– Mais faire quoi, bon Dieu ?
– Ben ouvrir la tombe de sa grande fifille, voyons, histoire de montrer qu’elle pourrit bien comme il faut.
– Eurgh.
– En mars 1892, il fait venir un médecin de Wickford, le Dr. Harold Metcalf. Objectif : pratiquer une autopsie sur Mercy pour clouer le bec à tous les pénibles du village. Et le 17, une véritable petite troupe monte la pente qui mène à Chesnut Hill pour y défoncer les tombes de la famille Brown, en présence de Georges pour que la fête soit plus folle.
– Attends, les tombes ?
– Oui, quitte à se lancer dans la profanation de sépulture, autant y aller carrément : on exhume donc la mère de Mercy et sa sœur, avant de s’intéresser à son cas. Tout ça pour localiser un éventuel vampire.
– Et ?
– Oh pour la mère et la sœur aînée, tout baigne : des années après leur mort, les corps sont réduits à l’état de squelettes.
– Tandis que Mercy…
– L’ambiance a dû s’alourdir un brin quand on a soulevé le couvercle : dans son cercueil, Mercy a l’air de se porter comme un charme. Pour commencer, elle a l’air d’avoir bougé, elle n’est plus rangée proprement avec les jambes bien parallèles et les bras en croix. Ensuite, elle ne présente aucun signe de décomposition, au contraire. Son teint est rose et frais, avec de belles veines bleutées qui affleurent sous la peau.
– Mais ENFIN.
– Attends, il y a mieux. Dans l’ambiance que tu imagines, le docteur Metcalf pratique une incision le long de la cage thoracique de Mercy…
– Tu veux bien me prendre dans tes bras et me serrer bien fort ?
– … Des clous…
– MAIS AU MOINS ACCOUCHE BON DIEU.
– Alors, sous la lune pâle, Mercy ouvre les yeux en hurlant avant se ruer pour planter ses incisives dans la carotide du docteur et SAM JE DÉCONNE REVIENS ET POSE CE CRUCIFIX TU ES RIDICULE.
– C’est mal de faire ça, tu sais.
– Tout ce qu’il se passe – et c’est déjà pas mal – c’est que le toubib constate que le cœur et le foie de Mary sont gorgés de sang.
– Oh merde.
– Voilà. Et ça, le docteur a beau tenter de s’interposer, ça a tendance à légèrement stresser les villageois. Pour eux, pas de doutes, la chose qui était Mercy n’est dans cet état que parce qu’elle ressort de sa tombe la nuit pour aspirer la force vitale des vivants, probablement vêtue d’une cape de soie rouge et noire.
– Et ils font quoi ?
– Ce que ferait n’importe qui à leur place, voyons. Ils lui arrachent le foie et le cœur et les crament littéralement sur place, sur un foyer improvisé.
– Comme n’importe qui, hein ?
– Voilà. Ensuite, ils récupèrent les cendres et les font avaler au frangin malade, Edwin, mélangé à un grand verre d’eau pour faire passer.
– Marrant, c’est à peu près le principe de l’homéopathie.
– C’est exactement le même principe, moins le glucose autour : le frangin se prend sa dose de Perlinpinpinium 50CH. Et c’était tout sauf une première : le coup de cramer les organes des morts et d’en récupérer les cendres pour en tirer des élixirs plus ou moins foireux, on avait déjà essayé dans la région. Ce n’est pas fréquent, mais c’est relativement bien documenté en Nouvelle-Angleterre : le chercheur Michael Bell, un folkloriste, a recensé 70 cas comparables en un siècle dans toute la Nouvelle-Angleterre. En revanche, celui de Mercy Brown semble être le dernier, ce qui explique peut-être que l’affaire ait eu son petit succès dans la presse. Et si tu relis le passage de Dracula où Stoker raconte la petite visite nocturne que Van Helsing et ses potes rendent à Lucy, l’amie de Mina Harker. Un médecin, une petite troupe décidée qui marche vers un cimetière, un cadavre de jeune femme beaucoup trop frais et beaucoup trop gorgé de sang pour être honnête… Pas besoin de chercher midi à 14 heures pour comprendre où il a trouvé l’idée. À sa mort, on a d’ailleurs retrouvé des coupures de presse sur l’affaire Mercy Brown au milieu de ses notes.
– Bien. Mais tu ne m’as pas dit : il s’en est tiré, le frangin ?
– Pas du tout, il est mort dans les deux mois.
– Ah, l’homéopathie. Et Mercy, elle est devenue quoi ?
– Les profanateurs ont été relativement propres, en un sens. Ils ont enterré le cadavre dans une autre partie du cimetière, toujours à Chestnut Hill. Elle y repose toujours et sa tombe est toujours l’une des plus fleuries et des plus visitées du cimetière, encore aujourd’hui.
– Et on sait pourquoi elle était si bien conservée ?
– Oh ben oui, on a une petite idée : tu te souviens qu’il avait gelé à pierre fendre, plusieurs semaines après sa mort, et qu’on l’avait temporairement déposée dans une crypte ? Elle était tout bêtement restée congelée façon Picard jusqu’à l’ouverture de sa tombe, d’où sa relative fraîcheur. Et comme on avait ensuite déplacé son cercueil de la petite crypte à la fosse, le corps avait probablement bougé dans son cercueil pendant le transport.
– … Probablement ?
– Oui, il y a une autre explication ou plutôt une possibilité complémentaire. Et je mettrais bien une petite pièce dessus, à titre personnel.
– … ?
– Qu’elle était encore vivante.
– AH MAIS ÇA SUFFIT HEIN.
– Pas le jour où on l’a exhumé ! Mais établir le décès sans les outils modernes, ça relevait parfois du pari, au 19ème siècle. Affaibli, très évanoui, un tuberculeux pouvait passer pour mort et se retrouver enterré vivant un poil trop tôt. Comme on l’avait stocké en surface, elle a pu se réveiller dans le noir et survivre quelques heures, voire plus. Ça expliquerait le déplacement du corps et les bruits entendus par les passants : elle agonisait tout simplement dans son cercueil.
– Mais c’est horrible.
– C’était le contrat. Une bière ?
– … Non seulement c’est nul, mais tu n’as pas de cœur.
– Non, ça c’est Mercy.
6 réflexions sur « Des bacilles aux dents longues »
Merci pour cet article saignant pour la rentrée !😁
Par contre, une petite coquille de date un poil perturbante : si Mary Élisa meurt en décembre 1883, Mary Olive qui meurt « six mois plus tard » décède donc en juin 1884 au lieu de 1894 😉
C’est corrigé. Merci !
J’aime bien leur logique, aux habitants du village :
– Le fils Brown fait des cauchemars dans lesquels sa soeur revient la nuit pour l’étouffer
– Ah ben oui, c’est pas étonnant, il a les poumons tout malades, puis ça fait pas longtemps qu’elle est morte cette petite, il doit être un peu traumati –
– VAMPIRES
-… oui, ça marche aussi.
Très bel article de rentrée, ça n’augure que du bon pour la suite !
Merci beaucoup 😉
euh comment peut on avoir les bras en croix dans un cercueil?