Double double jeu

Double double jeu

– Bon sang, c’est vraiment pas la saison que je préfère. Elle me manquait pas.

– Tu veux qu’on se fâche ou quoi ? Tu n’es quand même pas sérieux ?

– Tout ce qu’il y a de plus sérieux.

– Mais enfin ? Les jours plus longs, les températures plus chaudes, la nature qui s’éveille ! Les fleurs, les abeilles. Les trucs qui poussent, les montées de sève. Les jupes, les montées de sève.

On se comprend.

– Ah non mais non, je ne te parle pas de ça. Mes sinus auraient bien quelques mots à dire aux différents producteurs de pollen de merde, mais je n’ai rien contre le printemps.

– Tu me rassures. Mais qu’est-ce qui te fait donc râler ?

– La période des opportunismes de tous poils, des retournements de vestes quand le vent change, des ralliements à la victoire déjà acquise, et des Judas qui nous permettent d’actualiser le cours du denier en postes ministériels et sièges parlementaires.

– Ah, oui.

– La saison des trahisons, quoi.

– On a beau en avoir déjà connu quelques-unes, ça vous file toujours ce petit renvoi d’acide gastrique et une envie de distribuer des coups de pompes au derche.

– Exactement. Et je n’ai franchement pas l’impression que l’expérience aide à faire passer la pilule. Ce serait même l’inverse. Plus ça va, plus ça m’horripile. A moins que ce soit objectivement pire à chaque fois.

– Je ne suis pas convaincu.

– Moi il me semble qu’on atteint des sommets.

– En matière de trahison ? Il y a encore de la marge. Non pas que je tienne particulièrement à ce qu’on le franchisse collectivement, mais il y a du chemin avant d’arriver au niveau des pires spécialistes des allégeances multiples et du coup de poignard dans le dos.

– Je sens poindre ce petit ton qui m’indique que tu penses à quelqu’un en particulier.

– Possible.

– Une figure politique ?

– Non, on est un cran au-dessus.

– Français ?

– Mmm…pffff…un peu, techniquement, j’imagine, mais pas vraiment. Né dans un territoire français, et passé par l’école de la République, mais pas plus que ça.

– Ca ressemble à un profil des colonies ça.

– Tout juste. Notre agent multiple est né en 1903 dans l’actuel Vietnam, c’est-à-dire en Indochine, sans doute d’un père vietnamien et d’une mère chinoise.

– C’est précis tout ça.

– C’est déjà pas mal, on n’est même pas sûr de son identité. Il a fait sa carrière sous le nom de Lai Tek, Lai Te, Lai Teck, ou encore Loi Tak, mais personne ne connaissait son véritable nom ni ses origines précises. Il s’agit peut-être de Nguyen Van Long, de Saigon. Ou de Pham Van Dac de Ba Ria, dans le sud du pays. Mais aussi éventuellement de Hoang A Nhac, voire Lai Rac.

– On va l’appeler Lai Tek.

Et dire qu’il avait cette tête. C’est possible.

– Il étudie au lycée Petrus Ky de Saigon, puis devient militant communiste, même si on peut s’interroger sur la réalité  de ses convictions au vu de la suite.

– C’est-à-dire ?

– Il est arrêté par la Sûreté Générale Indochinoise en 1925, puis est rapidement relâché.

– Parce que c’est un petit poisson qui ne mérite pas qu’on s’y intéresse plus que ça.

– Non.

– Parce qu’il est jeune, que les agents le secouent un peu et se disent que ça devrait le calmer.

– Non.

– Parce que…

– Ne cherche pas. Il a passé un accord. Il devient informateur pour la Sûreté française. Une taupe au sein des communistes indochinois.

– Déjà ? Je m’attendais çà ce que ça arrive un peu plus tard.

– T’inquiète, tu vas en avoir pour ton argent. En 1929, Lai Tek  quitte le Vietnam, officiellement en raison de la répression française. Il passe par Bangkok, où il rencontre Hô Chi Minh, qui est sur le point de fonder le PC vietnamien. Il donne au jeune militant la mission de travailler sur toute la zone Asie du sud-est, et l’envoie pour ça à Moscou.

– Pas très doué en géographie, oncle Hô.

– A Moscou pour qu’il y étudie afin de devenir un révolutionnaire professionnel. C’est un jeune cadre prometteur, il faut former des élites locales pour implanter et développer le mouvement. Lai Tek devient ainsi un agent du Komintern, l’Internationale Communiste.

– Tout en étant une taupe française.

– C’est ça. On le retrouve par la suite à Hong Kong et Shanghai, où il bosse pour le bureau Extrême-Orient du Komintern. Et là, les Britanniques ont un problème.

– Ce qui est en général source de satisfaction chez toi, mais dis-m’en plus.

– La France possède l’Indochine, mais juste à côté tu as la Malaisie, ou plus exactement la British Malaya¸ qui inclut également Singapour et se trouve sous contrôle britannique depuis le début du 19e siècle. Or le Parti Communiste Malais (MCP) vient de naître, et évidemment le colonisateur ne voit pas ça d’un bon œil. Les représentants de Sa Majesté voudraient bien l’infiltrer, et ils en parlent à leurs collègues français. Dans un remarquable esprit de concorde entre nations qui voudraient rester chez les autres aussi longtemps que possible, les Français proposent de leur transférer Lai Tek.

– On s’entend bien dès qu’il s’agit de lutter contre la menace communiste.

– Exactement. Lai Tek débarque donc à Singapour en 1934, en provenance de Hong Kong. Il rejoint l’Association des Maraîchers de Singapour, une façade du MCP.

– Comme dans les films.

– Comme dans les films. Il se présente comme un agent de liaison responsable du bureau du Komintern de Hong-Kong, chargé de superviser le développement du parti.

– Vous avez des tomates ? Bien rouges ?

– J’ai un arrivage. De Moscou.

Ce dernier a alors 4 ans, il est composé de jeunes militants qui ont pour la plupart une vingtaine d’années. Tek se présente comme ayant travaillé pour le parti au Vietnam, puis le Komintern à Moscou et en Chine.

– C’est un vétéran.

– Un peu, oui. Il a aussi un bon bagage doctrinal. Il gagne ainsi le surnom Ah Lin, c’est-à-dire le Lénine malais, pour sa connaissance fine de la théorie communiste.

– Bien, un nouveau nom. Ca manquait.

– Et évidemment, dans le même temps, Lai entre en contact avec la Branche Spéciale des autorités britanniques de Singapour. Au sein du MCP, son expérience et sa formation lui permettent de gravir les échelons. Il prend rapidement le contrôle du parti en employant la manière forte. Voire brutale.

– Genre ?

– Plusieurs figures du parti sont assassinées dans les mois qui suivent, y compris à la machette locale, le parang.

« Nous préférons « outil ouvrier de dépassement des divergences dialectiques ». »

D’autres sont soudainement arrêtées par les Britanniques.

– Par le plus grand des hasards.

– Une malheureuse coïncidence. Pour les concernés, c’est l’expulsion vers la Chine. Qui est alors une république résolument nationaliste et anti-communiste sous l’autorité de Chang Kai-Shek, autant dire que ça revient largement à une sentence de mort. Non seulement Tek fait le ménage, mais il prend aussi des initiatives. En 1937, il organise une grève des mineurs de charbon, qui aboutit à la création du premier soviet malais. Ce dernier est démantelé par les autorités, mais elles prennent juuuste suffisamment de temps pour que cette manœuvre permette à Tek d’asseoir son autorité et sa légitimité au sein du MCP. En 1939, alors que la plupart des fondateurs du parti sont morts ou en exil, il est facilement élu secrétaire général.

– Je dois reconnaître que c’est bien joué.

– A la tête du Parti, il confirme que la priorité est évidemment la révolution pour foutre dehors le colonisateur, mais il faut bien prendre le temps de préparer le terrain, ne nous précipitons pas. Le 1er décembre 1941, Lai est confirmé dans son poste de secrétaire général. Et le 8, quelques heures avant l’attaque contre Pearl Harbour, les troupes japonaises débarquent dans le nord-est du territoire, et organisent le Tour de Malaisie.

– Comment ça ?

– Elles lancent une attaque à vélo vers Singapour, la perle de la colonie britannique. L’usage de la bicyclette fait merveille, ça mérite sans doute qu’on y revienne à l’occasion, et la ville se rend le 15 février 1942.

– Ca a des conséquences pour Lai ?

– Oui, il est arrêté en mars par la police secrète japonaise, les Kempeitai, qui le soupçonnent d’avoir des activités communistes.

– C’est…un peu vrai. Entre autres.

– Lui-même le confirme très rapidement, en reconnaissant être le principal organisateur du Parti.

– C’est ce qu’on leur apprend au Komintern ?!

– Sans doute pas, parce qu’en fait il accepte de bosser pour les Japonais pour sauver sa peau.

– J’aurais dû le voir venir.

– Est-ce qu’on peut vraiment vous faire confiance ?

– Ecoutez, vous ne serez pas les premiers.

– Mais sans leur dire qu’il travaillait déjà pour les Britanniques. Il est considéré comme une prise de premier plan, au point que son officier traitant est le n°2 des Kempeitai, et qu’au sein de l’organisation seuls quatre officiers sont au courant de son statut d’informateur. Officiellement, il a été arrêté avec des centaines de Chinois et Malaisiens d’origine chinoise lors de l’opération sook ching. Ce qui signifie rien moins que « purge purificatrice », autrement dit c’est une action de purification ethnique menée par les Japonais dans les premières semaines de leur occupation. Parce que oui, les Kempeitai c’est vraiment la Gestapo japonaise. Mais heureusement pour Lai, toujours selon son histoire, il a été libéré après 10 jours de captivité.

– Ca passe auprès des camarades ?

– Certains ont des doutes. Comme Li Ying Kang, un membre de la cellule de Singapour du Parti, également été arrêté et détenu par les Japonais. Il a des soupçons sur les liens entre Tai et les Kempeitai, et réussit depuis sa captivité à faire passer des messages au Parti pour les exprimer. Tek l’apprend, et contacte les Japonais pour le faire libérer. Puis l’accuse de collaborer avec les Japonais, parce que quand même c’est bizarre qu’il ait été libéré comme ça.

– Le culot…

– Et il le fait enterrer vivant. Ce qui le rend sensiblement moins vivant, au bout d’un moment.

– Ok, il a définitivement ce qu’il faut pour bosser pour les gestapistes japonais.

– Et il s’y attèle. Il fournit notamment aux Japonais un organigramme complet de tout le parti, ce qui leur permet d’en arrêter et exécuter un bon paquet des membres. Notamment ceux qui auraient pu avoir vent de ses contacts avec les Kempeitai, ou qui ont survécu à la purge anti-chinoise. Et si tout ça soulève encore des questions sur le secrétaire général, ce dernier se débarrasse de ceux qui ont des doutes. Au total, il aurait ainsi donné plus d’une centaine de camarades aux Japonais. Ce qui lui permet de maintenir une organisation dévouée et loyale.

– Vraiment ?

– Ah oui. Pour te donner un exemple, Lai Tek organise le 1er septembre une réunion secrète entre les plus hauts dignitaires du parti (encore vivants) et ceux de la nouvelle organisation inspirée par ce dernier, l’Armée Populaire Malaise Anti-Japonaise. Elle doit se tenir dans les grottes de Batu, un site touristique proche de Kuala Lumpur. Sauf que Tek a donné tous les détails aux Japonais. Le jour dit, ils lancent une attaque et décapitent les deux organisations. Le seul réconfort de ceux qui s’en sortent est qu’heureusement tout espoir n’est pas perdu, puisque la voiture du secrétaire général du parti a été victime d’une panne, ce qui l’a empêché d’arriver au rendez-vous à l’heure.

– Quelle chance il a.

– Mais attention, Lai continue à bosser pour les Britanniques dans le même temps. Ces derniers parachutent régulièrement des agents en Malaisie pour armer et entraîner les combattants de l’Armée Populaire, et Tek se garde bien de les trahir auprès des Japonais. Les Britanniques ne découvriront son double jeu que bien plus tard, quand ils interrogeront des officiers Kempeitai et mettront la main sur des documents qui démontrent qu’il a bossé pour les envahisseurs. Pour que tes notes soient à jour, saches que pendant ces années, notre agent triple utilise encore une multitude de noms divers comme Chang Hung, son « nom de guerre officiel », ou encore Huang Shao-Dong, C. H. Chang, Chan Hung Chang, Wong Kim Geok, Soh King, Jin Tang, La Wu, Wong Tong. Ou Mr. Wright pour ses contacts avec les Occidentaux.

– King, Hung, Dong, ça me laisse songeur.

– Tu as mauvais esprit. Début 1946, Tek est encore réélu à la tête du Parti. Cependant à l’issue de la guerre, le mythe de la supériorité britannique a volé en éclats avec l’invasion japonaise. Le jeune Chin Peng, une étoile montante du MCP que Tai a en quelque sorte pris sous son aile, veut donc se lancer sans attendre dans une insurrection contre les colons, une idée qui gagne en popularité dans les rangs. Mais le secrétaire général temporise, il plaide pour une révolution pacifique et souhaite au contraire démanteler des unités de guérilla communistes. Ce n’est pas tant que les Britanniques espèrent conserver indéfiniment leurs colonies à ce stade, mais l’objectif est de permettre une transition pacifique, et si possible un peu longue, entre les colons et des figures locales non communistes.

– La priorité est de contenir les Rouges.

– C’est ça. Pour autant la ligne de Tek perturbe non seulement Peng mais aussi pas mal de militants. Dans le même temps, des soupçons de détournement de fonds commencent à apparaître contre lui. Des soupçons puis des preuves. Il a plusieurs femmes et maîtresses, et des activités privées à Singapour, le tout financé par des fonds du parti. Au même moment, des délégués vietnamiens en visite commencent à poser des questions sur ses activités en Indochine, notamment les raisons de son départ, et ses rapports avec les Japonais. La rumeur selon laquelle il aurait trahi pour eux commence à se faire entendre avec insistance.

– Il va falloir ressortir les machettes et les pelles.

– Ca va peut-être être plus compliqué. Un dignitaire du Parti qui a été forcé de travailler pour les Japonais raconte que ces derniers disposaient d’une source haut placée dans l’Armée Populaire, et que d’après les informations transmises il ne pouvait s’agir que de Tek. Bref, ça commence à sentir mauvais pour lui. Peng l’invite à une réunion du parti en février 1947, mais ce n’est pas à Tek qu’on va apprendre à sentir quand le vent tourne. Il préfère se faire la malle et se faire la malle.

– Tu te répètes.

– Non. Il remplit une valise avec un million de dollars en or et en espèces, soit l’essentiel des fonds du Parti, et se tire. Chin Peng prend alors la tête du MCP, et la traque est lancée. Tek est repéré à Bangkok, où il est déclaré mort quelques semaines plus tard. Il a été étranglé, foutu dans un sac, et balancé dans une rivière par des communistes thaïlandais et chinois. Même si des rumeurs persistantes sur sa survie ont continué à circuler par la suite. Dans une interview en 1998, Chin Peng explique que sa mort serait en fait accidentelle. L’idée était plutôt de le capturer, mais il aurait trop résisté.

« Ca arrive. »

Et Peng ajoute que l’argent volé n’a jamais été retrouvé.

– Je doute qu’il ait été perdu pour tout le monde.

– Sans doute pas. Suite à une enquête interne, le MCP qualifie en 1948 le dénommé Lai Tek de traitre et de plus grand coupable dans l’histoire du Parti. Peng lance dans la foulée l’Insurrection Malaise contre les Britanniques à la tête de l’Armée nationale de libération.

« Dehors les shorts/chaussettes ! »

– L’Insurrection Malaise, on dirait un atelier de théâtre situationniste qui participe au off d’Avignon.

– Oui ben eux ils combattent pendant plus de 12 ans. Cependant le Parti ne parvient pas à obtenir le soutien de la population, sans doute parce qu’il n’est pas suffisamment représentatif des Malaisiens dans leur ensemble. Le MCP est en effet est largement composé de membres d’origine chinoise. Son programme fait d’autant moins recette une fois que les Britanniques proposent une feuille de route vers l’indépendance et la démocratie.

– C’est pour quand ?

– Il faut attendre 1957 pour que la Grande-Bretagne accorde l’indépendance de la Malaya, une fois que les communistes sont largement défaits et ne représentent plus une menace. Elle rejoint alors les colonies de Singapour, Saba, et Sarawak pour constituer la Malaisie, dont Singapour se sépare en 1965. La guérilla du MCP a cependant sans doute favorisé le processus de décolonisation, notamment parce que l’objectif premier de Londres devient alors d’éviter que le pays ne tombe dans la sphère communiste, ce qui conduit à accélérer la transition.

– Chin Peng doit être déçu.

– Ah mais il ne baisse cependant pas les bras. Après l’indépendance de 1957, l’Insurrection Malaise se poursuit jusqu’en 1960. Il continue encore à mener des actions de guérilla depuis la jungle jusqu’en 1989, avant de s’exiler en Thaïlande où il meurt en 2013.

– Alors lui pour le coup il aurait peut-être dû changer de cap à un moment.

– Ca suffisait peut-être comme ça les trahisons.

– Oui là on a fait fort.

– Pas pour rien que Lai Tek est parfois salué comme « le traitre des traitres ».

– T’es sûr sûr qu’il est mort ?

En attendant qu’on remette la main sur la valise de lai Tek, vous pouvez nous soutenir ici.

One thought on “Double double jeu

  1. Personnalité à utilisé comme figurant de premier plan dans un roman noir… Merci pour cette découverte

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