La dragonne
– Bon ben je crois que c’est mort.
– Quoi donc ?
– Il ne finira jamais, je te dis.
– Mais qui ne finira pas quoi ?
– Tu peux chercher à me rassurer comme tu veux, tu sais. J’apprécie, mais il faut se rendre à l’évidence.
– JE NE SAIS PAS DE QUOI TU PARLES SAM.
– C’est une raison pour me secouer comme un prunier ?
– Déjà, oui. Ensuite, accouche.
– Game of Thrones. Georges Martin ne finira jamais. Ah ça pour commencer d’autres cycles complètement pétés, il y a du monde, mais pour finir ce qu’on a commencé sans laisser tout le monde en plan, plus personne.
– Et ce n’est que ça ?
– Comment ça, « que ça » ? Mais on ne saura jamais la fin !
– Tu as la série, pour ça.
– Tu veux que je te frappe, c’est ça ?
– Je dis juste qu’on devrait pouvoir survivre encore quelque temps sans savoir si l’heureuse propriétaire de trois dragons en pleine forme va aussi réussir à viander à l’écrit l’avantage stratégique et tactique aussi inouï, vu ce qu’elle en fait à l’écrmfmmfmmmmmmemmrgnmrffff ?
– Pas. De. Spoil.
– D’accord, d’accord. Je comprends. La Mère des Dragons te manque, c’est ça ?
– Ben oui.
– Tu veux que je te parle d’une autre dragonne ?
– Je me méfie toujours de ce genre de propositions louches. Mais j’ai un peu envie quand même.
– Est-ce que le nom de Madame Sans-Gêne te dit quelque chose ?
– Ce n’est pas une pièce de théâtre ? Sur une duchesse ?
– Oui et non. Oui, parce que Madame Sans-Gêne est effectivement une pièce de Victorien Sardou qui brode autour du personnage de Catherine Hubscher, épouse du duc de Dantzig réputée pour son franc-parler. Mais il y a une autre Madame Sans Gêne.
– Ah bon ?
– Eh oui. Ce petit coquinou de Victorien a en réalité mélangé deux personnages bien réels. La susnommée duchesse, donc, et Marie-Thérèse Figueur, pas du tout duchesse mais alors bien, bien badass.
– Jamais entendu parler.
– Ben ça va venir. Première chose à savoir sur Marie-Thérèse : c’est une fière Bourguignonne.
– Dans mes bras.
– Elle est née du côté de Dijon en 1774, ce qui pourrait expliquer pourquoi la moutarde lui est si régulièrement montée au nez, au cours d’une existence qu’on pourrait qualifier d’aventureuse si on avait envie de concourir pour le championnat du monde de la litote. Et bon, son existence n’est pas rose : orpheline à neuf ans, victime d’une belle-mère qui ne peut pas l’encadrer, elle se fait balader – placer, pardon – de place en place. Chez son oncle d’abord, officier d’infanterie, puis chez un blanchisseur où elle fait les 400 coups avec son ami d’enfance, et enfin à Avignon, où on la retrouve chez une blanchisseuse qui lui apprend le métier, ce dont elle n’a positivement rien à foutre.
– Je peux comprendre.
– D’abord, c’est un métier pénible et ensuite, elle a depuis son plus jeune âge le goût des chevaux et du grand air, la gamine. L’école, l’église et la cuisine, très peu pour elle, merci. Elle passe son temps sur les chemins à apprendre des trucs beaucoup plus essentiels à ses yeux. Et là, à quinze ans, paf.
– Quoi, paf ?
– Paf la Révolution, dont elle n’a d’abord pas grand-chose à faire : c’est quand même plutôt à Paris que le destin du pays se joue vraiment, et Paris, ben… C’est loin. La gamine suit ça de loin et franchement, on la comprend : à 15 ans, c’est un peu flou. Mais à 19, ça le devient moins. Quand ça part en quenouille après la chute des Girondins en 1793, une partie des provinces se révoltent contre Paris, arment des troupes, et s’organisent en compagnies fédéralistes. Tu te rappelles du tonton, l’officier d’infanterie ? Il rempile de ce côté-là et prend la tête d’une compagnie de canonniers, suivi comme son ombre par sa nièce qui lui colle tant et si bien au basque qu’il finit par lâcher l’affaire : il lui permet de le suivre en campagne. Beau pied de nez à la République, finalement : alors qu’elle interdit toujours le service des armes aux femmes, voilà Marie-Thérèse enrôlée comme piou-piou.
– Officiellement ?
– Pousse pas trop quand même, on est en 1793. Son tonton lui permet certes de l’accompagner, mais habillée en homme. Ce qui ne l’empêche pas de prendre part au combat avec courage pendant quelques semaines, jusqu’au moment où les troupes fédéralistes se font proprement plier par les armées de la République. A son procès, le commandant des troupes révolutionnaires explique qu’il a fallu s’y mettre à quatre pour la faire tomber de son cheval et qu’elle passait son temps à injurier ses propres compagnons en les traitant en substance de lâches, de jean-foutre, de pourris, et de va-de-la-gueule.
– Parfait.
– Mais ça ne suffit pas. Voilà le tonton et sa nièce prisonniers et pour tout te dire, leur avenir ne paraît pas flambant, à cette date. Ils ont toutes les chances de finir étendus brièvement à plat ventre avec une jolie vue sur le panier de son qui s’apprête à accueillir leur tête, si tu vois ce que je veux dire. Sauf que…
– Sauf que quoi ?
– Sauf que la République est bonne fille, ou plutôt qu’elle a besoin de combattants. On propose à Marie-Thérèse le marché suivant : la vie sauve, sous condition de rejoindre les armées républicaines pour aller combattre aux frontières.
– Et elle accepte ?
– Oh oui. En posant ses conditions : la vie sauve pour Tonton.
– Culottée.
– Sans compter qu’elle demande à voir la gueule du cheval qu’on veut lui refiler avant de dire oui.
– Hahahaaa.
– C’est beau, hein ? Elle y gagne son surnom de Sans-Gêne. Mais c’est accordé.
– Mais attends, ça ne gêne personne que Marie-Thérèse soit, ben, une femme ?
– Il faut croire que c’est l’urgence qui domine. Marie-Thérèse sait monter à cheval et elle sait manier un canon. A un moment, tu ne cherches pas plus loin que le CV et tout le monde regarde ailleurs quand elle a besoin d’aller pisser, que veux-tu que je te dise. Son sexe est un secret de polichinelle, mais ses mérites l’emportent sur la loi.
– Et tu vas me faire croire qu’on ne l’a pas emmerdée ?
– Oh si, sans doute comme les quelques 80 autres femmes dont on sait qu’elles ont combattu dans les rangs de l’armée à cette époque – son cas est rare, mais n’est pas unique. Un vieux galonné à la retraite a tenté de lui mettre la main au panier : il s’est fait recevoir, je cite les mémoires de Madame : « sous son physique de vieux barbon, (il) avait manifesté vis-à-vis des prétentions qui ne s’élevaient pas, il est vrai, jusqu’à demander ma main, et que j’avais donc été forcée d’arrêter au genou. Je dus, pour le refroidir, jeter par sa face rougeaude et campagnarde tout le thé brûlant d’une théière ».
– Mais c’est qu’elle a du style, en plus.
– Elle a écrit ça au calme et bien plus tard, mais oui. Pour l’heure, on est en 1793 et il y a le feu au lac : dès l’été, Marie-Thérèse se retrouve au siège de Toulon où son courage et ses talents de cavalière la font vite repérer, au sein des 15e puis 9e régiments de dragons.
– Prends ça, Georges Martin.
– Marie-Thérèse ne laisse pas sa part aux chiens quand il s’agit d’aller à la riflette, ce qui lui vaut au passage une première blessure par balle à la poitrine.
– Il a dû avoir une surprise, le chirurgien.
– Ce qui ne l’a pas empêché de faire son boulot : Marie-Thérèse reprend vite du service et à 20 ans, la voilà lancée dans une belle carrière de casseuse de crânes. Ah, et tu sais qui a combattu à Toulon, aussi ?
– Ben non je vois p… Oh.
– Eh oui. Marie-Thérèse a combattu à quelques pas du futur empereur en personne, le commandant Bonaparte, et elle s’est même copieusement engueulée avec lui quand il l’a réprimandée pour ne pas avoir porté assez vite à son goût un message sous le feu ennemi. Mais pour l’heure, c’est à Paris que ça se joue : par décret spécial et sur recommandation de ses chefs, Marie-Thérèse est en substance autorisée à s’asseoir sur la loi et conserve tout ce qu’il y a d’officiellement le droit de rester sous les drapeaux, en récompense de son courage au feu à Toulon et dans les Pyrénées.
– Elle a combattu dans les Pyrénées, aussi ?
– Oh mon pauvre vieux, si tu savais. Oui, dans les Pyrénées entre autres : elle y a laissé deux chevaux, tués sous elle, et elle y a gagné une nouvelle citation pour avoir ramené derrière ses lignes un des commandants, Jean-François Noguès, futur général d’Empire. Quitte à tailler quelques lanières au passage dans le cul de ces fous d’Espagnols qui tentaient de l’en empêcher, les pauvres. Et une fois Noguès à l’abri, tu sais quoi ? Elle y retourne en alignant davantage de jurons que dans un morceau de gangsta rap.
– Pour continuer de se tailler du jamón iberico.
– Exactement. Noguès, qui veut la récompenser de lui avoir sauvé les miches, lui propose le rang de caporal.
– Propre.
– Elle refuse.
– Ah.
– Et elle se marie.
– Ah ?
– Oui, à un soldat de son unité. Mais tu peux oublier le « ils vécurent heureux et ils eurent beaucoup d’enfants » : en 1798, elle rempile pour un nouveau service, cette fois sous le nom de Thérèse Sans-Gêne, parce que franchement, la vie serait trop triste si on ne pouvait pas emmerder l’état civil.
– Et après ?
– Ben après, elle a envahi la Suisse.
– Pardon ?
– Pas toute seule. Mais quand Napoléon décide de s’asseoir sur la neutralité helvétique en 1798 sous prétexte que les Suisses n’avaient qu’à pas foutre leur pays sur la route de l’Italie, elle est au premier rang, toujours dans les Dragons. Un an plus tard, elle est à nouveau à la fête à la bataille de Genola, face aux Autrichiens.
– Jamais entendu parler.
– Ben tu m’étonnes : Napoléon ou pas, on a pour une fois pris une douille, et Marie-Thérèse avec. La première charge lui coûte son cheval. Elle se retrouve au sol, ramasse quatre coups de sabre à travers le corps, et finit par perdre assez de sang pour que les Autrichiens osent enfin s’approcher et la capturer.
– Laisse-moi deviner : elle s’en sort.
– Elle s’en sort et elle s’échappe.
– Au beau milieu de l’Italie ?
– Oh ben ça ne fait jamais que les Alpes à traverser à pied.
– Hahaaa voilà, une paille.
– J’ai l’air de rigoler ?
– Attends, quoi ? Elle traverse vraiment les Alpes à pied ?
– Oui oui. Avec ses blessures encore fraîches.
– Ah quand même.
– Oui, ça fait beaucoup.
– Elle quitte l’armée ?
– Hahaaaaahahaaaa non. On la force à quitter l’armée, avec une pension de sous-officier et une recommandation pour la légion d’honneur qu’elle n’obtiendra jamais, ce que je qualifierais assez volontiers de putain de scandale.
– Et ?
– Elle adore tellement la vie civile qu’elle emmerde littéralement tout le monde jusqu’en 1802, date à laquelle elle se retrouve… femme de chambre de l’impératrice.
– J’imagine que ça a dû lui faire vachement plaisir.
– C’est censé représenter une sacrée promotion pour une campagnarde mais elle s’y fait chier comme un rat mort, oui. Et elle demande à l’empereur en personne de la renvoyer dans une unité active.
– L’Empereur avec qui elle s’était engueulée à Toulon ?
– Lui-même.
– Et il l’envoie bouler.
– Tu parles. Il passe quelques minutes avec elle, déclare que « Mademoiselle Figueur est un brave » et la renvoie au front, sans doute pour éviter qu’elle assomme la moitié de la cour à coups de boule.
– Et du coup ?
– Ben du coup, elle envahit l’Allemagne. Elle est au premier rang partout où la France sait se faire apprécier des Prussiens et des autres, de Austerlitz à Ulm en passant par Iéna, avant de filer pour l’Espagne où elle s’installe pour trois ans.
– Sans combattre ?
– Sans beaucoup combattre, le pays est censé être pacifié même si la rébellion espagnole gagne très vite en intensité. En trois ans, Marie-Thérèse fait surtout beaucoup pour les habitants de la ville où elle s’est installée, Burgos. Elle améliore la distribution de l’aide alimentaire de secours, elle trime jour et nuit à l’hôpital, et elle s’occupe même de recueillir les chiens errants.
– Ou alors j’ai vu ce que ça donnait à la fin, la charité de Daenerys…
– Ben pas là. La dragonne se fait accepter et ça lui sauve d’ailleurs les miches en 1812 quand le chef de la rébellion locale lui tombe dessus et la capture. Il est parti pour lui offrir un clope, un verre de rhum et un bandeau devant un joli coin de mur ensoleillé quand les habitants parviennent à fléchir Jerónimo.
– Mais qu’est-ce que Geronimo vient foutre ici ?
– Pas le chef indien, andouille. Jerónimo Merino, un des chefs de la guérilla anti-française. Il ne la libère pas pour autant, mais il lui laisse la vie sauve et la refile aux Anglais.
– Vu le personnage, je suis assez surpris qu’elle n’ait pas envahi Londres à elle toute seule.
– Et pourtant non. Elle est assignée à résidence dans une petite maison où elle vivote pendant un an avant d’être libérée pile au moment où Napoléon tente un come-back, pendant les Cent-Jours. Tu te doutes qu’elle rejoint illico l’aventure mais après Waterloo-morne-plaine, cette fois, c’est plié pour de bon.
– Elle y était ?
– À Waterloo ? Non. Elle a combattu dans des accrochages et des batailles de second rang, oui, mais pas à Waterloo.
– Dommage.
– Il faut bien que ça s’arrête un jour. Sa carrière militaire est terminée après vingt ans de service, mais Marie-Thérèse était loin d’en avoir fini avec l’existence : elle est morte à 86 ans bien tassés, après avoir retrouvé et épousé son ami d’enfance – elle a choisi son mari en un temps où ça n’était pas franchement la règle. Elle a aussi pris le temps d’écrire des Mémoires. Que je te recommande, d’ailleurs, je veux bien être damné si tu ne souris pas toutes les trois pages.
– Ce n’est pas déjà fait ?
– Petit saligaud.
– J’ai une dernière question.
– Parle, mon fidèle Sam.
– Tu peux m’expliquer pourquoi elle n’est pas déjà au Panthéon, nom de Dieu ?
One thought on “La dragonne”
« Elle améliore la distribution de l’aide alimentaire de secours, elle trime jour et nuit à l’hôpital, et elle s’occupe même de recueillir les chiens errants. » Bon ! Jusque-là je me disais qu’elle avait l’air d’être une bourrine assez antipathique, contente de savoir qu’elle avait de l’humanité.