Le coup du train
– Tu sais, j’ai un doute.
– C’est bien, ça prouve que tu es.
-Oui, certes, mais je n’avais pas trop d’inquiétude à ce sujet, quand même.
– On n’est jamais sûr de rien.
– D’accord, mais c’est pas le sujet. Je me pose des questions.
– Ah, tu vois.
– Non, je me demande si on fait passer le bon message.
– Euh…n’hésite pas à développer.
– C’est bien joli d’exposer les trésors d’ingéniosité qui ont été déployés par de brillants escrocs pour s’en mettre plein les fouilles, mais franchement, crois-tu que ce soit louable ?
– Louable, vendable, tu sais moi tant qu’il y a moyen de le monnayer.
– Justement, est-ce bien moral ? Quel exemple donnons-nous en faisant la part belle à des truands ? A mettre en avant des aigrefins, les vauriens, les malandrins ? Sont-ce là des exemples pour la jeunesse, je te le demande.
– Ben ça dépend.
– Non ! La vertu ne saurait être relative, c’est le principe du principe. Je te vois venir, avec ton relativisme moral, tu vas me dire qu’il y a au fond autant matière à édification chez celui qui déploie son intellect pour une cause juste que pour berner un régulateur financier. Je te vois venir.
– Je trouve que ça se tient, oui.
– On sent bien le gars qui joue des persos neutres bons, tiens !
– Quoi, c’est très bien neutre bon.
Pfff, n’importe quoi, on fait pas mieux que chaotique bon.
– Eh bien moi je ne cautionne pas, voilà.
– Je vois. C’est un malentendu.
– Je ne crois pas.
– Mais si. Tu pars du principe que ces entreprises, certes un peu criminelles sur la forme, le sont forcément toujours sur le fond.
– Ben oui, c’est-à-dire que…
– Et que nous ne saurions, par exemple, en faire des modèles à suivre.
– Ah ça non, certainement pas.
– Alors que bien au contraire, elles peuvent constituer des épisodes glorieux de l’histoire nationale.
– Je ne vois vraiment pas comment.
– Et mieux encore, des motifs de fierté patriotique.
– Tu divagues.
– Pas du tout. Ainsi, sais-tu comment est apparue l’expression « casse du siècle » ?
– Je vois avouer que non.
– Figure-toi que c’est le résultat de l’ingéniosité nationale[1] !
– Oui ben c’est pas parce que des journalistes ont cru bon de faire dans le sensationnalisme après un larcin commis par des compatriotes…
– Mais c’est là que tu te trompes ! C’était des compatriotes patriotes. Au service d’une cause plus grande qu’eux-mêmes.
– La gloriole crapuleuse ?
– La France, monsieur !
– Dans quelle époque viciée vivons-nous, vraiment, pour qu’un larcin record puisse être converti en fierté cocardière…
– Les années 40. La première moitié, pour être exacte. Cette période pour le coup funeste qui était celle de l’Occupation.
– Mais enfin quel est le rapport entre l’Occupation et les hold-ups ? Surtout des hold-ups qui seraient vertueux ?
– Le rapport, c’est la résistance. Pardon, la Résistance. Vois-tu, tenir tête à l’occupant, lui pourrir la vie, et allez jusqu’à le combattre dans toute la mesure du possible, c’est certainement noble et admirable et héroïque, mais il faut aussi des sous. La Résistance c’est pas une comédie musicale.
Sauf quand c’est une comédie musicale.
– Oui enfin quand même.
– Si si. Au fil des années alors que les mouvements se développent, ils finissent par compter des centaines de permanents, déjà, qu’il convient de faire vivre quand ils passent dans la clandestinité. Il s’agit de se loger, et de se fournir auprès du marché noir en vivres. Et puis la lutte implique aussi d’imprimer des tracts et journaux, ou encore des papiers d’identité et documents divers. Ou encore payer des passeurs ou des indics, et soudoyer des geôliers. Quand les maquis rassemblent des milliers d’hommes à nourrir, ça fait des frais conséquents.
– Je reconnais que je n’y avais pas pensé.
– Ah ben oui, monsieur vit dans le ciel pur des idées. On ne se bat pas le ventre vide. A partir de 1941, un compte spécial est ouvert auprès de la Banque d’Angleterre, sur lequel le gouvernement britannique verse des fonds, que la France Libre s’engage à rembourser à terme. Ils servent majoritairement à l’entretien des troupes « régulières » de la France Libre, mais aussi à la Résistance en France, à hauteur d’environ 10 % des sommes.
– Et ça fait combien justement ?
– Entre août 41 et juin 1943, ces allocations représentent 1,5 milliard d’euros. Sachant que les services secrets américains contribuent aussi. Le problème c’est que ça ne dure pas.
– Pourquoi ?
– De Gaulle.
– Euh, il était là depuis le début quand même.
– Oui mais tu le connais, il était pour le moins chatouilleux sur l’indépendance de la Nation en général et des mouvements destinés à la libérer en particulier. Après le débarquement allié en Afrique du nord en novembre 1942, c’est le général Giraud qui est mis au pouvoir à Alger. Giraud est un général prisonnier puis évadé et revenu en France, qui représente la branche de la Résistance qui considère que Pétain et sa révolution nationale sont la solution pour relever la France, mais que son action est empêchée. A Alger, il maintient par exemple la législation antisémite vichyste. Giraud souhaite libérer la France en s’appuyant sur l’armée d’armistice plutôt que sur une force établie à l’étranger comme les FFL, et avec l’appui des Etats-Unis.
– Pas trop la démarche de De Gaulle.
– Pas trop. Giraud est le candidat des Américains et Britanniques, là où De Gaulle est le casse-pied. Par conséquent Charles s’oppose à Giraud, et finira part imposer sa vision pour la Résistance et la France Libre. Mais la conséquence est que le financement du gouvernement britannique prend fin avec ce différend. Sachant que même avec ces fonds c’était déjà tendu.
– C’est-à-dire ?
– L’argent de Alliés est littéralement envoyé à la Résistance en France, entends par là largué par avion. Il y a des colis qui se perdent, ne tombent pas où il faut, ou sont tout bonnement pillés.
Oui, l’Occupation c’était difficile…y’avait quand même de l’argent qui tombait du ciel, hein.
En plus quand ça arrive, il faut un petit moment pour que les billets transitent jusque là où on en les attend. Bref les résistants ont besoin de sous.
– Bon, alors on fait quoi ?
– Une première solution est…de proposer des prêts.
– Sérieusement ?
– Absolument. Tu as un peu d’épargne ? Et si tu finançais cette petite entreprise jeune mais pleine de détermination qui cherche à libérer son pays du joug nazi ?
– La question elle est vite répondue.
– L’idée est que les candidats bénéficieraient de l’ouverture d’un compte en francs algériens dans la comptabilité du Bureau Central de Renseignement et d’Action, avec un taux à 3 %. Mais ça ne marche pas bien. Par conséquent en février 44 la Résistance met en place son Comité financier, pour développer la vente de bons du trésor.
– Pourquoi pas.
– Le problème est que les institutions financières ne sont pas partantes pour souscrire à des emprunts clandestins, ces grandes timides.
« Si vous aviez une caution sérieuse, genre une holding au Panama, je ne dis pas. Et puis ce M. Hitler a beaucoup fait pour l’économie nationale, vous savez. »
– Non mais y’a peut-être quand même moyen de trouver des ronds pour lutter contre le 3e Reich, à la fin ?!
– Eh bien en fait puisque c’est ça et que tout le monde y met de la mauvaise volonté, les Forces Françaises de l’Intérieur (FFI) décident de taper direct dans les caisses de Vichy. Elles vont s’attaquer aux PTT, perceptions, et agences de la Banque de France. Entre février et septembre 44, ce sont ainsi 26 succursales qui font l’objet de 53 attaques. Enfin, quand je dis attaques…
– Quoi, ils leur demandent gentiment ?
– Non, mais ce sont des réquisitions. Par conséquent, la plupart du temps, les résistants laissent un reçu, et une fois le pays libéré le futur gouvernement devra honorer ses dettes et rembourser tout ça.
– Vraiment ?
– C’est vraiment l’idée. Après, dans les faits, bon. Y’a certains remboursements qui ne sont pas arrivés, mais tu sais ce que sont les méandres de l’administration fiscale, hein. Mais en attendant, la Résistance va devenir en 1944 la plus grosse organisation de braqueurs de la planète. Et établir des records.
– De Gaulle chef de gang.
– C’est ça.
« C’est la tradition. »
Le premier grand coup d’éclat avec une note à beaucoup de zéros, c’est le 9 février 1944, à Clermont-Ferrand. Le coup est monté par 12 hommes des Francs-Tireurs Partisans, c’est-à-dire la résistance communiste. Plus précisément du service B., la branche renseignement. Il s’agit de prélever le prélèvement.
– Pardon ?
– Aux termes de l’Armistice, Vichy doit verser à l’Occupant des sommes salées pour compenser les frais d’occupation, soit 500 millions de francs (84 millions d’euros) par jour.
– Ca fait mal.
– Ah ben la vie parisienne c’est pas donné. La Banque de France organise donc des transports de fonds réguliers. Le problème c’est que les convois par route ça consomme du carburant, et ça coûte déjà suffisamment comme ça. Et puis c’est hasardeux, tu comprends, il y a des attaques.
– Le train c’est plus sûr.
– C’est l’idée. Histoire de pouvoir s’organiser et prévoir tout ce qu’il faut en termes de régulation du trafic et autres, la SNCF demande à être prévenue un mois à l’avance pour se préparer.
– Ca laisse du temps pour que l’information fuite.
– Exactement, et c’est ce qui se produit. Des indicateurs au sein de la Banque de France de Chamalières avertissent nos FTP la veille d’un transport d’une valeur de 13 milliards de francs.
– De…attends, 13 MILLIARDS ?!
– Ah ben oui. On parle de 700 sacs de billets d’environ 100 kg chacun.
– C’est colossal.
– Oui, et d’ailleurs les résistants n’espèrent pas tout rafler, parce qu’ils n’ont à leur disposition qu’un camion et une fourgonnette, c’est un peu léger pour embarquer 70 tonnes de biftons.
– Faut encore y arriver. Doit aussi y avoir de quoi le protéger, le grisbi.
– Eh ben…non. Le jour dit, la police s’est désistée en arguant qu’elle manquait d’effectifs, il n’y a donc que 6 convoyeurs de la Banque de France pour assurer la sécurité du convoi.
– Tu sais, 6 gars armés et prêts à tout…
– Certes, mais en l’occurrence les Allemands n’autorisent le port d’armes que pour les convois routiers. Parce que c’est dangereux, tu vois, à la différence du transport en train. Par ailleurs, quand les FTP débarquent en gare de Clermont-Ferrand à 18h55 alors que le train est arrêté, et garent leur véhicule sur les voies pour bloquer le convoi, 3 des convoyeurs sont partis grailler.
– Donc si je résume y’a trois pélots les mains dans les poches pour garder 13 000 000 000 francs.
– C’est ça. Le commando récupère une grosse quarantaine de sacs, pas plus parce que la capacité de la fourgonnette est limitée.
– Ben et le camion ?
– Il tombe en rade au moment de partir en opération. C’est sans doute la panne automobile la plus chère de l’histoire.
Le bahut qui valait 3 milliards.
– C’est moche.
– Oui, mais l’opération est loin d’être un échec pour autant, puisque le bilan s’élève à 1,003 milliard de francs, soit 170 millions d’euros. Les préleveurs, dont 5 seront rattrapés et exécutés, en récupèrent environ 100 millions, qui « disparaissent » le soir même du décompte figurant dans le rapport du commando. La police en retrouve 105, et environ 750 sont remontés au responsable de l’opération. Le PCF les récupère et en rendra 456 au Trésor public.
– Et le reste ?
– Le PCF avance qu’il a atterri dans les mains de deux députés dissidents. Il est possible aussi que ce soit des résistants qui l’aient récupéré. En tout état de cause, la Banque de France est informée en janvier 1945 par le commissaire de police de Clermont-Ferrand que l’instruction ouverte en février 1944 est close. La Cour d’Appel de Riom ordonne la suspension des poursuites. En effet, en vertu de l’ordonnance du 5 juillet 1943 sur la légitimité des actes accomplis en faveur de la Résistance, les auteurs du prélèvement ne peuvent pas être poursuivis.
– Uh, le « prélèvement ». Ils ont quand même passé la barre du milliard.
– Et pourtant le score ne va pas tarder à se faire exploser.
– Attends, exploser ?
– Oh oui. Le coup pour lequel on a parlé du « casse du siècle » intervient quelques mois plus tard, en juillet 44. Cette fois-ci, c’est une opération de l’Armée secrète (AS) et de l’organisation de résistance de l’armée (ORA).
– Attention à ne pas mélanger les deux.
– Non. Autre différence, on ne parle pas d’un transfert en vue d’un versement aux Allemands, mais d’un convoi que la Banque de France organise entre une succursale et une agence plus grosse, pour mettre ses fonds à l’abri.
– Bien vu.
– Ils n’ont pas forcément été très inspirés sur ce coup, cela dit laisser l’argent dans une succursale représentait réellement un risque. Nous sommes en juillet, donc en toute logique après juin. Le débarquement a encore fait grossir les rangs de la Résistance…
– Les résistants de la 25e heure.
– Hé, il n’est jamais trop tard pour bien faire. Mais par conséquent les maquis ont donc encore plus besoin de moyens. Parce que les bons de réquisition, ça va un moment, et la population commence à voir ces actions d’un mauvais œil.
– Ca peut se comprendre, ils ont faim aussi.
– Le directeur de la Banque de France de Périgueux s’inquiète des « prélèvements » opérés par les maquisards auprès des postes et perceptions. Il en parle donc au préfet. Le nouveau préfet.
– Y’a eu de la promotion ?
– Oui. Le préfet de la Dordogne Jean Popineau, vichyste, a pris la fuite. Son successeur est Jean Callard. Il est aussi compromis avec Vichy, puisqu’il est promu depuis le poste de sous-préfet à Bergerac, et qu’à ce titre il a notamment fait arrêter une figure de la Résistance, l’homme qui a abattu le premier Allemand dans le Périgord. Mais il veut redorer son blason auprès de la Résistance.
– Tiens, aurait-il senti le vent tourner, peut-être ?
– Va savoir. Il rencontre donc le chef départemental des maquis, à la demande de ce dernier. Il a déjà aidé la Résistance, en détournant une partie des perceptions d’impôts, mais les maquisards en veulent plus. Il signale donc au colonel de l’Armée secrète que la Banque de France s’apprête à opérer le 26 juillet un gros transfert depuis Périgueux jusqu’à Bordeaux. Il est particulièrement bien informé, puisque la Banque de France lui a demandé de fournir une escorte des Renseignements généraux.
– Quelque chose me dit qu’il n’y aura aucun effectif disponible.
– Mais pas du tout. Dûment prévenus, les résistants y mettent les moyens, avec 150 hommes et deux camions pour pouvoir embarquer 4,5 tonnes de butin.
– On compte la thune en tonnes, ça me laisse songeur.
– Le lieu choisi pour l’attaque est la gare de Neuvic, la seule du trajet qui se trouve en dehors d’une ville.
« Hé oh, tu sais ce qu’elle te dit la gare en dehors d’une ville ?! »
Le train 1709 arrive en gare à 19h30. Le commando est en place, et a pris la position. Dans le wagon banalisé de tête, il y a 4 inspecteurs de police pour surveiller les billets.
– C’est pas beaucoup.
– Non. En plus ils sont prévenus, et il n’y a donc pas de résistance.
– A la Résistance.
– Le chef du commando prend un papier qu’il a sous la main, et rédige à l’arrache un ordre écrit par lequel il réquisitionne les cheminots de la gare. Le wagon est alors carrément détaché du train et manœuvré sur une voie de débord. Les maquisards transfèrent 150 sacs de billets, qui contiennent : 50 000 billets de 5 000 francs, 1,4 million de billets de 1 000, 1 million de billets de 500, 1,2 million de billets de 100, et 200 000 billets de 50.
– Attends, je récapitule.
– Je te fais gagner du temps : ça fait 2,28 milliards de francs. Plus de 440 millions d’euros. Pour lesquels les représentants de la Banque de France reçoivent un bon de réquisition. C’est le plus gros braquage au monde.
– J’imagine que les maquisards ne s’attardent pas.
– Non, et là je te le donne en mille. Ou même en milliard : un des camions tombe en panne sur le chemin du retour à à peine 10 bornes de Neuvic.
Seriez pas un peu allemand, vous ?
L’argent est transféré sur l’autre bahut, soit un total de plus de 4,5 tonnes dans le même. Ce qui représente une surcharge de 3 tonnes pour le camion. Qui roule de nuit, sous l’orage. Arrivé presque jusqu’à destination, il ne peut pas monter le chemin boueux jusqu’au camp. Ce sont les gars transportent le butin à pied sur les deux derniers kilomètres. Mais finalement l’argent arrive à bon port.
Presque tout
– La Banque de France a un joli bon, mais j’imagine que les Allemands ne se tournent pas les pouces.
– En effet, dès le lendemain ils ratissent la région. 33 des participants au braquage sont abattus, auxquels il faut ajouter plusieurs prisonniers qui seront fusillés. Pour autant, les billets irriguent rapidement les réseaux de résistance de la région, et jusqu’à Lyon.
– Bien joué.
– Carrément, c’est un record. Au total, les 53 braquages de la Résistance en 1944 représentent un total de 5 milliards de francs, soit 1,25 milliard d’euros de réquisitions. Qui seront loin de toutes être remboursées par la suite, cela dit, la Banque de France n’en récupérera qu’une partie, et les fonds auraient également alimenté les partis politiques issus de ou affiliés à la Résistance. Au total, ça fait plus que tout ce qui a été envoyé depuis la Grande-Bretagne.
– Vive la France !
N’hésitez à nous soutenir ici. Sinon on se fait un train, vous êtes prévenus.
[1] En français dans le texte
One thought on “Le coup du train”
Excellent.
Et en plus, on a une photo de la fine équipe du Serenity pour illustrer.
Messieurs, vous êtes gens de goût.