Brouillard de guerre

Brouillard de guerre

– Si je te dis complexe militaro-industriel, tu penses à quoi ?

– Qu’il est neuf heures du matin, pour l’amour du ciel.

– Je ne vois pas le rapport.

– Je peux t’expliquer avec cette grosse massue cloutée, si tu y tiens.

– Non mais allez, sérieusement ?

– Tu m’épuises. Bon, attends… Je ne sais pas. Des programmes d’armement massifs biberonnés à l’argent public pour permettre à des boites privées de développer de nouvelles manières de tuer des gens, de façon à la fois inventive et pleine de malice, mais pour le salut de la patrie reconnaissante ?

« Et explosive. »

– C’est pas mal. Et en détails ?

– Mais tu me… Bon. Je ne sais pas, des systèmes de navigation, des avions furtifs, des drones, des systèmes de navigation et de communication… Tout ce que l’industrie de l’armement peut imaginer, et dieu sait qu’elle a de l’imagination.  

– Oh, my sweet summer child.

– Quoi ? Qu’est-ce que j’ai encore dit ?

– Tu penses que le complexe militaro-industriel se limite aux fabricants d’armes ?

– Ben oui, ça me paraît même un peu la ba…

– Eh ben tu te fourres le doigt dans l’œil jusqu’au képi, soldat Sam. Tu as l’armement, oui, mais tu as aussi tout le reste.

– Comment ça « le reste » ?

– Une armée ne se résume pas tout à fait à ses flingues. Un bataillon, ça mange, ça s’habille, ça se distrait…

– Tu joues un peu sur les mots, quand même. Je veux bien qu’il y ait aussi tout un tas de sous-traitants qui se fassent des burnes en platine en vendant du bœuf en gelée, des treillis et des chewing-gums à l’armée, mais tu ne vas pas me dire que ça compte vraiment dans le total.

– Oh si, je vais te le dire. Il y a au moins une industrie qui a littéralement changé le visage de l’Occident grâce à l’armée en général et à la Seconde guerre en particulier, et une industrie qui n’a jamais produit la moindre munition. Mais qui a développé un des produits de grande consommation les plus sophistiqués au monde avant d’inonder littéralement la planète avec en profitant de la seconde guerre mondiale.

– Et qui a changé le visage de l’Occident, donc, rien que ça ?

– Ouaip. Parce que sans les troufions de l’Oncle Sam, il n’aurait pas une clope au bec, le visage de l’Occident.

– Hein ? La cigarette ? C’est ça, ton produit sophistiqué ?

– Oh que oui.

– Tu te fous de moi et je vais remettre la main sur cette grosse massue cloutée.

– Écoute-moi d’abord.

– Considère ça comme du sursis.

– Entendu. Certes, le tabac c’est une histoire déjà un peu ancienne, et pour être franc, ce ne sont pas les États-Unis qui ont commencé à introduire officiellement le tabac chez les militaires, mais la bonne vieille Europe. Rien qu’en France, ça date de Louis XIV. Il ne pouvait pourtant pas supporter l’odeur de l’herbe à Nicot, mais ça ne l’a pas empêché d’être un des premiers souverains à fournir la troupe sur fonds publics, au lieu de laisser à chaque troufion le soin de claquer ses sous à lui si l’envie lui en prend.

– A sa décharge, personne ne sait encore que c’est dangereux pour la santé.

Alors que manifestement, c’est un coup à finir sur un brancard.

 – Moui alors ça, il y aurait beaucoup à dire parce que personne n’avait attendu les études médicales pour en suspecter les dégâts, mais passons. Les premières recherches réellement scientifiques sur le sujet datent de fait du milieu du 19e siècle, à une époque où le tabac est déjà devenu courant dans le monde militaire. C’est même un des marqueurs du soldat viril et dur-à-cuire et tout, un peu comme le côté « buvons sec avant d’aller faire un tour au bordel », mais avec un détail intéressant.

– Du genre ?

– Jusqu’au début du 20e siècle, la cigarette est très loin d’avoir le vent en poupe.

– Ah bon ?

– Eh oui. Un homme un vrai, ça chique, ça mâche, ça fume la pipe ou le cigare mais ça ne se fait certainement pas suer à rouler ces cigarettes, surtout aux États-Unis. Au mieux, ça relève du jardin d’enfant, au pire d’un vice de civils ou pire, d’Européens. La clope est vue comme maniérée, snob et prétentieuse – ce qui emmerde passablement l’industrie du tabac, dans la mesure où c’est le produit le plus rentable et le plus facile à fabriquer, une fois que les machines nécessaires ont été mises au point.

– Et donc ?

– Et donc merci la Première guerre mondiale.

– On peut toujours compter sur la tendance de l’humanité à se foutre sur la gueule pour faire progresser la science et l’industrie, c’est connu.

– Exactement. L’Oncle Sam n’a là encore rien inventé mais il s’est en revanche merveilleusement calé sur l’exemple des armées européennes où le tabac a intégré depuis belle lurette les rations militaires, avec la bénédiction des pouvoirs publics et au même titre que l’alcool.

– Mais pourquoi, d’ailleurs ? Pourquoi l’état-major décide que le tabac fait partie doit faire partie des rations ?

– Parce qu’on s’emmerde terriblement quand on passe sa vie à patienter dans une tranchée ou à l’arrière, d’une part, parce que c’est un excellent moyen de créer des liens entre les soldats, d’autre part.

– Ah bon ?

– Ben oui. Les officiers ne sont pas idiots et ils ont très bien compris que l’esprit de corps, ça passe par les liens de camaraderie. La p’tite cibiche qu’on allume, c’est un peu comme une partie de cartes : ça permet de dégeler l’atmosphère entre des soldats qui ne se connaissent pas. Le bleu-bite qui arrive dans une escouade et qui propose sa tournée de clopes se fait plus facilement accepter. La petite sèche partagée au bivouac, c’est l’occasion de taper la conversation, donc d’amener tes hommes à mieux se connaître. La Gitane maïs qu’on allume pendant son tour de garde, ça passe le temps.

– Et les Ricains font pareil ?

– Oh oui. Pour citer une phrase célèbre et pour une fois exacte du général Pershing « pour gagner la guerre, il faut autant de cigarettes que de balles ». Beaucoup y voient certes un vice déplorable mais comment dire… Le plus petit vice possible, en fait. Un moindre mal. Tant que les soldats fument tranquillement, ils ne tombent pas dans d’autres habitudes plus sévères.

– Mais… c’est pas complètement con, comme raisonnement ?

– Peut-être, mais ça va changer la donne dès la Première guerre. Ils n’arrivent qu’assez tard sur le front occidental, en 1917, mais ils sont beaucoup : deux millions de soldats en tout. Deux millions d’hommes dont les paquetages sont littéralement bourrés de paquets de cigarettes joyeusement fournis par les compagnies américaines, parce que c’est la manière la plus pratique de produire, de transporter, de stocker et de protéger le tabac. Et tu connais le gag, avec le tabac ?

– Non ?

– C’est salement addictif. Une fois que tu y as goûté au front, t’as le bonjour d’Alfred pour arrêter. Quand les troupes engagées en France retournent au pays, elles rentrent avec une dépendance bien cognée à la nicotine d’une part, avec l’habitude de fumer des cigarettes d’autre part.

– Mais ça ne peut pas jouer tant que ça, si ?

– Si. En 1914, 7 % des fumeurs américains choisissaient la clope plutôt que le cigare, la pipe ou la chique. En 1920, on est passés à 20 %. Facteur trois.

– Ah quand même.

–  La production américaine de cigarettes, elle, est passée de 18 à 45 milliards d’unités.

– Oh bordel.

– Oh et encore ça, c’est juste l’échauffement. La vraie bascule, c’est 39-45. Quand tu penses aux photos de GI’s de la seconde guerre mondiale, qu’est-ce que tu retrouves quasiment toujours sur les photos de groupe ?

– … des clopes.

« Bouge pas, je vois un gars qui a l’air d’avoir besoin qu’on lui file du feu, de l’autre côté ».

– Yep. Le paquet de Camel ou de Lucky coincé dans le fiel du casque et la cigarette au bec, c’est devenu aussi iconique que la Marlboro du cow-boy. Et c’est absolument tout sauf un hasard : c’est une image construite, travaillée et organisée par l’industrie du tabac, avec les encouragements de Washington.

– Les joies du marketing en temps de guerre.

– Une belle arme de consommation massive. Et comme souvent, les compagnies américaines ne dont pas franchement dans la dentelle en saturant l’espace public de grands placards pleine page dans tout ce que le pays compte de journaux et en multipliant les affichages, autour d’une même idée : la clope, c’est cool et patriotique. Les publicités creusent le sillon du courageux soldat loin de chez lui qui s’en grille une petite avant de gagner la guerre à lui tout seul. On sature tout ça de bleu, de rouge et de blanc pour envoyer un message pas franchement subtil, en reprenant les couleurs des stars and stripes du drapeau américain.

– On ne brûle pas le drapeau, mais on peut le fumer.

– Et on inonde littéralement toute la culture pop de personnages de soldats qui fument comme des pompiers, jusque dans les cartoons et les caricatures, où ça clope toutes les 20 secondes. Même Hollywood s’y colle : alors qu’avant les années 20, ceux qui fumaient des cigarettes à l’écran plutôt que la pipe étaient en général des personnages de traîtres ou de criminels, ça devient l’inverse. Tout le cinéma patriotique des années de guerre devient une publicité géante pour la cigarette, associée au courage viril, à l’engagement et au sacrifice. Le glamour nicotiné jusque dans les dessins animés : alors que Popeye fumait la pipe et que Tom & Jerry partageaient parfois un bon cigare, Daffy Duck, Bugs Bunny et Porky Pig sont passés à la cigarette.

– What’s up, Doc ?
– Un cancer, Bugs.

– Un rouleau compresseur.

– Oh que oui. Pendant que l’état-major achète des milliards de clopes pour alimenter les boys, l’industrie entretient auprès des familles l’idée qu’envoyer des cartouches supplémentaires de clopes au petit dernier qui bataille dans le Pacifique ou en Europe, c’est un geste patriotique. On propose même des colis tout prêts, déjà timbrés, qu’il suffit d’aller déposer aux bureaux de poste. Bref, on capitalise sur l’effort de guerre à grands renforts de slogans tous plus criards les uns que les autres : Lucky Strike Green has gone to war ! ou « Smoke ’em if you got ’em ! », qui passe dans le langage courant pour devenir l’équivalent de « tant qu’on peut, c’est l’heure de la pause ! ».

– Et les soldats avalent ça ?

– Oui, en partie pour les mêmes raisons qu’en 14-18 : pour s’intégrer, pour passer le temps, pour démarrer une discussion, pour patienter… Et pour la thune, aussi.

– Pardon ?

– Au combat, chaque GI reçoit jusqu’à quatre paquets de vingt clopes dans les rations que lui fournit l’armée chaque jour, avec pour être honnête cette nuance que c’est un maximum, pas le quotidien. Quand tu es loin des combats, la dotation est légèrement inférieure mais en gros, la cigarette est littéralement partout – et gratuite. En 1943, un soldat sur deux est déjà considéré comme un gros fumeur.

Miam.

– Mais… ça fait 80 clopes par jour !

– Et 350 milliards en tout pendant la durée de la guerre, oui. Pour ceux qui fument à la chaîne, c’est un bingo, mais ceux qui ne fument pas ou moins y trouvent aussi leur compte. La cigarette devient littéralement une monnaie informelle qu’on revend ou qu’on échange contre autre chose : du cash, des friandises, de l’alcool… Jusque dans les bordels, où on paye sa passe en cartouches de clopes.

– La nuit d’amour au One Two Two financé par le contribuable américain, je ne l’avais pas vu venir.

– Ce que personne n’a vu venir non plus, c’est l’impact de cette distribution massive sur la culture américaine. De 1941 à 1945, il y a eu 17 millions d’Américains appelés sous les drapeaux. Ceux qui ne fumaient pas avant la guerre ont toutes les chances de s’y être mis pendant, pression sociale par les pairs oblige : quand toute l’escouade fume, faut être droit dans ses bottes pour refuser la clope qu’on te propose… Et non seulement les soldats ont continué, mais comme ils filaient des cigarettes à tout le monde autour d’eux dès qu’ils rentraient en permission… ben en termes de santé publique, ça fait mal : cinq ans après la guerre, 80 % des Américains de 15 à 64 ans sont fumeurs. Du côté des Américaines, c’est une sur quatre seulement, mais les compagnies de tabac les ont déjà dans le collimateur et le forcing va commencer sur ce public aussi, à grand renfort de glamourisation.

– Oh. La. Vache.

– Autant te dire que certains ont quand même dû faire faire une drôle de gueule à Washington quand le lobby du tabac commencé à ne plus pouvoir nier les effets nocifs de la cigarette dans les années 50. Concrètement, la guerre avait transformé tout le pays en addicts et donc en malades potentiels, le tout sur fonds publics et pour le plus grand bonheur des Big Tobacco. Et pas que le pays, d’ailleurs.

– C’est-à-dire ?

– C’est-à-dire que l’Oncle Sam a joyeusement apporté son soutien aux compagnies américaines après la guerre, quand elles se sont attaquées au marché européen. Au moment du plan Marshall, l’industrie du tabac a bénéficié d’un milliard de dollars de subventions. A peu près un tiers des volumes dédiés à l’aide alimentaire.

– Mais pour en faire quoi ?- Officiellement, pour relancer les fabricants européens comme la très française Société nationale d’exploitation industrielle des tabacs et allumettes, la SEITA. Mais en pratique, il y avait un deal plus ou moins caché : l’obligation d’acheter du tabac américain – le tabac « blond », « léger », qui l’a petit à petit emporté sur les variétés grecques ou turques, plus âpres, qui avaient eu la cote pendant des décennies. Rien qu’en France, la consommation a été multipliée par deux entre 1950 et 1976.

– Ou comment imposer la cigarette américaine dans toute l’Europe.

– Et au-delà. Mais le plus beau, c’est que l’armée américaine a continué à fournir gratuitement des cigarettes à propres soldats pendant des années. C’était tellement intégré au mode de vie militaire, tellement entré dans les mœurs et tellement associé à l’idée de victoire, qu’il a fallu attendre 1973 pour qu’on supprime les paquets gratuits des rations, vingt ans après que le consensus scientifique sur la nocivité de la cigarette soit établi. Et seize ans de plus pour qu’on arrête de fournir les soldats avec des cartouches de clopes à prix cassé…

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