La princesse et le ver de terre

La princesse et le ver de terre

– Bon, aujourd’hui on va parler du mari largement inconnu d’une femme qui l’est beaucoup moins.

– Pour une fois.

– Comme tu dis.

– Donc il y a peu de chance que son nom à lui me dise quelque chose, mais en principe je connais sa femme ?

– Exactement.

– Commençons par madame alors.

– C’est une princesse.

– Tu fais dans le mondain toi maintenant ? Tu m’étonnes.

– Pour le coup, oui. Et ce n’est pas juste une princesse, hein. C’est la crème de la princesse. Une princesse Disney.

– Euh, alors je suis pas convaincu par l’idée d’une biographie de personnage fictif.

– Ah mais non. Elle a existé.

– Raiponce ?

– Quoi ?!

– Ben, une fille avec des cheveux super-longs. Ca existe.

– Non.

– Je ne vois pas.

– Rebecca.

– Rebecca ? Y’a une princesse Disney qui s’appelle Rebecca ?

– Ben oui. Bon, c’est pas son premier nom. Avant elle s’appelait Petite plume de neige.

– C’est mignon. Blanche-Neige ?

– Non plus. Petite plume de neige, ce qui dans sa langue se disait Matoaka. Elle a aussi été appelée Amonute. Mais le monde la connaît surtout sous ce qui était son surnom : Pocahontas.

– Mais tu pouvais pas commencer par là, espèce de pénible ? C’est vrai qu’elle a existé.

Mais non, pour les adaptations en film, Disney choisit le Livre de la Jungle ou le Roi lion…

Et donc c’était son surnom ?

– Oh oui. Et tu ne devineras jamais ce que ça voulait dire.

– Je…, d’accord, sans doute pas, vas-y.

– Petite dévergondée.

– Ne me parle pas comme ça en public.

– Andouille. Pocahontas ça veut dire petite dévergondée.

– Tu te moques.

– Point.

– Mais enfin pourquoi ?

– C’est la question. Pour certain ça vient de l’enfance, parce qu’elle avait un caractère un peu effrontée. Pour d’autres, c’est parce que plus tard elle s’est convertie et a épousé un homme blanc. Et donc, à ce sujet…

– ATTENDS UNE MINUTE !

– J’attends.

– Tu veux dire que Disney…

– Oui.

– Le…LE Disney, quoi.

– Celui-là même.

– A sorti un film…

– Absolument.

– A travers le monde…

– En effet.

– Qui s’appelle…

– Uh huh.

– Petite Dévergondée ?

– Ouiiiiiiiiiiiii.

Meilleure. Info. Du monde.

– J’aime tellement cette anecdote, je vais l’inviter à dîner et passer la nuit avec[1].

– Euh, si tu veux. Rappel rapide sur Mlle Plume de neige : c’est la fille du chef d’un groupe de tribus indiennes de la région qui deviendra la Virginie. Au début du 17ème, elle rencontre un jeune colon, le sauve de son père, qui voulait l’exécuter. C’est John Smith, le personnage masculin du film Disney. Plus tard, elle est prise en otage par les colons qui veulent l’échanger contre des Anglais prisonniers et des armes, mais sur place elle se convertit au christianisme, d’où Rebecca, épouse un colon, puis part vivre en Grande-Bretagne. Elle y fait office d’exemple de la sauvage sauvée par la grâce de la civilisation et de la bible, puis meurt à peine âgée d’une vingtaine d’années. Pas la fête.

Sans doute plus de détails dans ce film, on sait pas,
on n’est jamais arrivé à ne pas s’endormir.

– C’est moyennement joyeux pour un Disney.

– Le Disney ne s’intéresse qu’au début de l’histoire, quand la jeune princesse indienne tombe amoureuse du bel aventurier venu de l’autre côté de l’océan.

Un physique de bloggeur, comme on dit dans le milieu.

– Et c’est donc à ce dernier que tu t’intéresses ?

– Non, celui-là, John Smith, elle l’a sauvé de son père, mais ce n’est pas celui qu’elle épouse. Faut dire aussi qu’elle a 11 ans à l’époque. Son mari, ce sera John Rolfe.

– Présentations, je te prie.

– John Rolfe est né en Grande-Bretagne en 1585. Il s’embarque pour le nouveau monde en 1609. Il vise la Virginie, mais son bateau fait naufrage dans les Bermudes.

– Classique, il aurait pu se méfier.

– Sans doute. Les naufragés réussissent à repartir, et arrivent finalement en 1610 à Jamestown.

– Jaynestown ?!
– Nan, JAMEStown.

Là, John se met en tête de réaliser son projet.

– A savoir ?

– La culture du tabac.

– Ouh, super idée.

– De fait, oui, c’est plutôt malin économiquement parlant. A l’époque, le commerce du tabac est une affaire espagnole, et très profitable. Les conquistadors l’ont découvert en Amérique du sud, et l’ont ramené en Europe. Où il connaît un vif succès. Au début du 17ème, Londres compte ainsi plus de 7 000 débits de tabac.

– Débits ?

– Oui, à l’époque il se consomme à la mode amazonienne, c’est-à-dire en boisson.

– Bon ben j’imagine que du coup on évite le cancer du poumon.

« Nos nombreuses études n’ont montré aucun lien entre la consommation de tabac et une quelconque forme de cancer.
Y’en a tellement pas, on pense que ça a un effet préventif. »

– Sans doute. Le fait est que l’Espagne a donc la main sur la culture du tabac Nicotiana tabacum. En Virginie, on trouve du tabac Nicotiana rustica. Et les consommateurs n’en sont pas fans, ils lui trouvent notamment un goût âcre.

– Euh…un goût de tabac ?

– C’est ce que j’aurais tendance à penser aussi, mais bon. Le tabac de Virginie ne plaît pas, alors que celui du sud, euh…

– Fait un tabac ?

– Voilà. Donc Rolfe cherche à s’en procurer. Et il parvient à mettre la main sur quelques graines en provenance du Venezuela, grâce à un capitaine de vaisseau. Sachant qu’à l’époque la couronne espagnole punit de la peine de mort la vente de telles graines à des non-espagnols.

– Ah ben ça, le tabac tue.

– Exactement. Toujours est-il que John récupère des graines et les plante, avec succès. Et pendant qu’il y est, il se remarie (sa première femme a péri pendant le premier voyage avec leur enfant) avec une jeune princesse locale dans les circonstances que nous avons vues.

– Pocahontas.

– Elle-même. Ils se marient en 1614, et cette fois elle a à peu près (sa date de naissance est floue) entre 17 et 18 ans.

– Mouais, ça passe.

– Il semble qu’ils soient authentiquement amoureux, et ils ont rapidement un enfant. Quand John Rolfe revient en Angleterre en 1616, il peut non seulement présenter sa nouvelle épouse indienne à la société londonienne, mais aussi faire goûter son tabac. Qui suscite l’engouement des consommateurs. Ce qui sauve la Virginie.

– Comment ça ?

– Jusqu’à ce stade, les colons n’avaient pas réussi à mettre la main sur un produit dont l’export vers la métropole était profitable, et restaient endettés auprès de la Compagnie de Virginie, qui avait financé l’expédition coloniale. Grâce à Rolfe, la roue tourne. En 1617, l’année où Pocahontas meurt, Rolfe envoie 20 000 livres de tabac de Virginie vers la Grande-Bretagne. En 1620, ce sont 50 000 tonnes qui sont exportées, et près de six fois plus l’année prochaine. La colonie est désormais économiquement profitable, tout ça grâce à John Rolfe.

– Sauvée grâce au tabac, ah ben bravo.

– Certes. John retourne aux Amériques, et rejoint le gouvernement colonial. Il se marie une troisième fois, avec la fille d’un colon. Malheureusement, dans les années qui suivent, la paix entre les colons et les Indiens, scellée par le mariage de Rolfe et Petite Dévergondée, part en sucette. Les locaux attaquent Jamestown en 1622, et tuent entre un quart et un tiers de ses habitants. Rolfe meurt cette année-là à l’âge de 37 ans, mais on ne sait pas s’il le doit aux combats ou à la maladie.

– Dans une certaine mesure, on pourrait considérer qu’il a permis la colonisation européenne de l’Amérique du nord.

– Sans doute. Et à plus d’un titre.

– Comment ça ?

– J’imagine que tu voulais parler de la colonisation de l’Amérique du nord par les Européens ?

– Ben oui.

– Je veux dire, les hommes.

– Et les femmes.

– D’accord, les humains.

– Je ne vois pas où tu veux en venir.

– Figure-toi qu’il semblerait que l’entreprise agricole de John Rolfe ait également été le point de départ de la colonisation de l’Amérique par une autre espèce, avec des conséquences majeures.

– Quelle espèce ?

– Le ver de terre.

« Poussez-vous, on débarque. »

Vois-tu, depuis la précédente ère glaciaire, il n’y avait plus de lombrics en Amérique du nord. Or les bateaux qui assuraient le commerce du tabac faisaient le voyage aller à vide. Pour s’équilibrer, ils remplissaient donc leurs soutes de ballast : de la terre et des pierres. Une fois en Virginie, les équipages balançaient ce ballast sur place, pour le remplacer par des tonneaux de tabac. Et dans cette terre, vraisemblablement, des vers de terre. Qui partent à la conquête du continent.

– Vraiment ?

– Il n’y a pas de preuve que c’est Rolfe qui a fait arriver les lombrics Amérique de cette façon, cependant il est établi qu’il n’y en avait plus depuis le précédent âge glaciaire, et qu’ils sont revenus à peu près à cette époque.

– Bon, ok, admettons.

– Ah non mais attends, ça change la face du continent.

– Tu ne pousses pas un peu ?

– Du tout. Les vers de terre changent foncièrement la configuration du sous-sol, les agriculteurs le savent bien et c’est pour cela qu’ils sont tout sauf nuisibles. Au contraire, ils sont essentiels à la fertilité des sols en le transformant en humus.

– Si je te suis bien, ça rend globalement la terre américaine plus fertile.

– Oui et non. Pour la végétation locale qui s’était adaptée à un sol couvert d’un tapis de feuilles qui se décomposaient lentement, c’est plutôt une mauvaise chose. La forêt dense recule. En revanche, la configuration est plus propice aux essences d’origine européennes, que les colons apportent également avec eux, volontairement ou non. Résultat : aujourd’hui, 70 % des espèces végétales qui couvrent la moitié nord de l’Amérique du nord viennent d’Europe.

– Ah oui, quand même. Industrieux le ver de terre.

– Je te rappelle qu’en zone tempérée, le lombric représente de 50 à 80 %de la biomasse animale terrestre.

– Vache.

– Non. Ver de terre.

– Donc, si on prend l’hypothèse extrême, John Rolfe a…

– Changé la face du monde.

– Ah ben bravo, pour une fois que dans le couple c’est la femme qui était connue. Phallocrate !


[1] Nous désapprouvons totalement cette attitude. Au moins deux rencarts avant de coucher.

5 réflexions sur « La princesse et le ver de terre »

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.