Enquête en eaux troubles (2/2)

Enquête en eaux troubles (2/2)

Il est chaudement recommandé d’avoir en tête la première partie. Par conséquent, précédemment : c’est ici.

– Eh ben dis donc, tu en fais une tête.

– Hein ? Non, ça va.

– T’es sûr ? Regarde-moi.

– Ca va, je te dis.

– Tu rigoles ? T’as les yeux tout rouges.

– C’est rien…c’est mes allergies.

– Tes allergies ?

– Ben oui, je suis allergique. Les pollens. Voilà, t’es content ?

– Les pollens ?

– Oui, tu sais, le truc dans les fleurs.

– En automne ?

– Oui, eh ben, y’a plus de saison. Il fait encore beau, alors les plantes elles se croient au printemps.

– Toi…

– Quoi ? Quoi moi ?

– Toi, je sais ce que tu as fait hier soir.

– Pffff, ça m’étonnerait.

– Si si. T’as encore regardé Titanic, hein ?

– Euh…ah ben maintenant que tu le dis, oui, c’est vrai. Tu sais, bon, voilà, ça passait, je regardais à moitié.

– Ouais ouais. Et ce matin t’as les yeux rouges.

– Les pollens je te dis.

– Grand sensible, va.

« Y’avait de la place pour deux, Rose ! »

– OK, d’accord, je l’aime bien ce film.

– Y’avait aucun reproche de ma part.

– Ca me touche. Et puis au-delà, l’histoire du Titanic, quoi. Et celle de sa découverte, aussi. Tu te rends compte ? Des années de recherche, des expéditions spécialisées, tout ça pour mettre la main sur cette fichue épave.

– Euh…enfin, comment dire, non. Pas vraiment.

– Quoi, tu vas me dire que la localisation de l’épave n’est pas le fruit de la quête acharnée d’hommes entièrement dévoués à cette tâche, peut-être ?

– Je vais te le dire, oui. Le Titanic, c’est un peu la cerise sur le gâteau, mais c’était pas l’objet de l’expédition.

– Et pis quoi encore ? Ils pêchaient la morue, peut-être ?

– Non, mais… Tu te souviens de ce qu’on dit de la foudre ?

– Je vois pas le rapport.

– Ne le cherche pas.

– La foudre…je ne sais pas, qu’elle ne tombe jamais deux fois au même endroit ?

– Uh huh. Ben c’est une belle ânerie. Et je ne parle pas seulement de la foudre météorologique, puisque le principe même du paratonnerre est que la foudre tombe au même endroit.

– Maintenant que tu le dis…

– Ce que je veux t’expliquer, c’est  qu’il arrive que des choses, déjà  invraisemblables en elles-mêmes, se répètent.

– Je veux bien croire que le Titanic n’est pas le premier navire à avoir mal vécu une rencontre avec un glaçon géant.

– Je ne parlais pas de cela, mais de la découverte de son épave. Tu te souviens de l’opération Azorian ?

– Azorian ? Non.

– Comment ça ? Tu…le projet Jennifer ?

– Aaaah. Ah ben oui. L’expédition bidon pour aller étudier les nodules polymétalliques du fond de l’océan, qui était une couverture pour retrouver la carcasse d’un sous-marin perdu.

– Voilà. Eh ben le Titanic, c’est pareil.

– Explique.

– Bon, le Titanic fait naufrage quelque part dans l’Atlantique nord en 1912. Plus de 40 ans plus tard, il est en quelque sorte suivi par l’USS Thresher. Le Thresher est un sous-marin nucléaire d’attaque, et il réalise une première.

– A savoir ?

– C’est le premier engin de ce type à se perdre en mer. Il coule le 10 avril 1963, à environ 400 km de la côte est des Etats-Unis.

– C’est bête, de perdre un sous-marin nucléaire.

– Je ne te le fais pas dire. Et deux, c’est encore plus ballot. Le 22 mai 1968, c’est le Scorpion, également un engin nucléaire d’attaque, qui ne répond plus. Il a lui disparu à environ 750 bornes des Açores.

A peu près ici.

Comme pour le projet Azorian, le système de détection acoustique des Etats-Unis et les recherches par sonar permettent de déterminer assez rapidement l’emplacement exact des épaves. C’est bien, mais ça ne répond pas à toutes les questions de l’amirauté.

– Par exemple ?

– Par exemple, les causes exactes des naufrages ne sont pas claires. Pour le Thresher il y a lieu de soupçonner une voie d’eau, mais en ce qui concerne le Scorpion il n’est pas exclu qu’il ait reçu un coup de main d’un sous-marin soviétique.

– Tu veux dire qu’il ait été coulé ?

– C’est une hypothèse. Par ailleurs, la Navy aimerait bien savoir dans quel état sont les carcasses, et quels sont leurs éventuels effets sur l’environnement.

– Ben, euh, j’imagine qu’elles sont rouillées et qu’il y a sans doute des bestioles qui se sont installées dessus.

– Ce sont des sous-marins nucléaires, moussaillon. Autrement dit, y’a deux réacteurs nucléaires qui ont peut-être bien été endommagés et reposent au fond de l’eau, soumis à de grosses pressions.

– Uh, ouais, faudrait peut-être jeter un coup d’œil.

Pas de conclusions hâtives, c’est peut-être juste Godzilla.

– Il se trouve que par ailleurs, un océanographe américain s’intéresse, comme beaucoup, au Titanic et à sa recherche. Il s’appelle Robert Ballard, et travaille au sein de l’Institut Woods Hole sur les submersibles d’exploration sous-marine. En 1977, il mène une première expédition pour trouver le Titanic, sans succès. Ballard est un officier naval de réserve, après plusieurs années de service actif pendant ses études. En 1982, il contacte la Navy. Il voudrait développer les outils et sous-marins nécessaires pour trouver le Titanic. Il n’obtient pas les financements scientifiques pour ça, donc se retourne vers l’armée.

« Je peux jouer avec vos sous-marins ? Alleeeeeeez ! »

– Ca intéresse la Navy, de retrouver le Titanic ?

– Non. Mais aller jeter un œil sur ses deux sous-marins coulés, oui. Ils reposent entre 3 000 et 4 500 mètres de fond, donc c’est pas une mince affaire et il faut effectivement du matériel spécialisé. C’est le rayon de Ballard, qui est un peu de la maison, donc une collaboration est envisageable. Ballard est d’accord, à condition de pouvoir en profiter pour chercher aussi le Titanic. Le responsable des opérations navales pour la guerre sous-marine lui met les points sur les i : l’objet de l’expédition, c’est l’étude des épaves de sous-marins. Si Ballard réussit à atteindre cet objectif en avance sur le calendrier, il pourra faire ce que bon lui semblera du temps restant, mais il ne reçoit pas l’autorisation explicité de rechercher le Titanic. D’après Ballard, personne ne croit en fait qu’il réussira à mettre la main sur le paquebot.

– Si je te suis bien, Ballard dispose au mieux d’un temps limité pour trouver une épave qu’il n’a pas localisée.

– C’est ça. A l’été 1985, il embarque à bord du bâtiment français Suroît, un navire de l’Ifremer. Cette expédition est tout à fait publique, et a pour objet de trouver le Titanic. Sans succès. Quand le Suroît rentre au port, Ballard est transféré sur le Knorr, un navire qui appartient à l’Institut Woods Hole. Son objectif est toujours le Titanic, officiellement, mais en fait il s’agit bel et bien d’aller étudier les épaves du Thresher et du Scorpion.

– C’est une couverture.

– Exactement. On est encore en Guerre Froide, et il faut éviter que les Soviétiques soient au courant. Ballard travaille notamment avec l’Argo, un sous-marin d’exploration développé grâce aux fonds reçus de la Navy. Il fait du bon boulot, et boucle la mission en avance, le 22 août.

– Ah, bien. Il va donc pouvoir se mettre à sa recherche personnelle. Il a combien de temps pour ça ?

– 12 jours.

– 12… 12 jours pour aller trouver une épave dont il ignore la localisation ?!

– Ouais. C’est tendu. Heureusement, le travail sur les sous-marins lui a appris pas mal de choses sur le comportement des débris et morceaux d’épave. Il réussit donc son pari, et parvient à trouver le Titanic en si peu de temps. Il met la main dessus le 1er septembre.

– Soit…le dernier jour de son créneau.

– Exact. Ca passe tout juste, mais ça passe.

– Bravo, bien joué.

– Je ne te le fais pas dire. La Navy est en revanche moins ravie.

– Pourquoi ?

– La nouvelle fait immédiatement les gros titres partout dans le monde. Pour une opération qui devait rester discrète, c’est moyen. Les militaires craignent que le pot-aux-roses soit découvert. Dans les jours qui suivent la découverte, plusieurs communications officielles de l’Institut Woods Hole soulignent d’ailleurs que cette expédition n’avait pour seul but que de tester en grandeur nature les nouveaux moyens de recherche, sur le Titanic, sans aucune implication militaire. Le directeur de l’Institut explique qu’il n’y a absolument rien de secret ni de classifié dans cette histoire.

« Des sous-marins militaires ? C’est quoi ? »

– De fait, la découverte de l’épave du Titanic suscite un tel enthousiasme que personne ne va vraiment chercher plus loin. L’information sur la véritable nature de la mission n’est déclassifiée qu’en 2008.

– Eh ben. Autrement dit, pour un peu, Ballard n’aurait pas trouvé ce qu’il cherchait.

– Ca s’est joué à un jour.

– Au fait, il a été coulé le Scorpion ?

– Il n’y a pas de trace d’impact explosif, mais les causes exactes du naufrage ne sont pas précisément établies, pour ce qu’on en sait.

– Ouais. Pour ce qu’on en sait. Non mais parce que si ça se trouve, tout ça c’est encore une histoire pour couvrir autre chose, hein.

– Oui enfin là, quand même.

– Ah ouais. Parce que toi tu ne trouves pas la coïncidence bizarre ?

 -Quelle coïncidence ?

– Pour le projet Azorian, c’est Howard Hughes qui a fourni la couverture ?

– En effet.

Titanic a lancé la carrière de Leonardo di Caprio, on est d’accord ?

 -De fait.

 -Et il a joué qui, Leonardo di Caprio ?

– Louis XIV[1] ?

– Non, Howard Hughes ! C’est un hasard peut-être ?

– Sûrement.

– On nous ment !


[1] Mais si, souvenez-vous.

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