Faites labour, pas la guerre

Faites labour, pas la guerre

– Mais qu’est-ce que c’est que cet accoutrement ?!

– Allons, ne te laisse entraîner par ton penchant à la moquerie. Un peu de charité.

– Je…pardon, qui êtes-vous ?

– Je viens t’apporter une parole de paix, ouvre ton cœur à la bienveillance.

– Non mais franchement plus tu prêches, plus je flippe.

Chaipas, il est louche ce prêtre.

– Et voilà, préjugés et raccourcis. Si c’est pas malheureux…

– Peux pas m’empêcher de penser que tu as un truc à me vendre.

– Pas du tout, comme je le disais mon message n’est que pacifique.

– Mouais, tu sais ce qu’on dit, si tu veux la paix…

– Précisément, je viens te parler en ce jour d’un autre message.

– Il sort d’où celui-là ?

– De la Bible.

– Uh, on y trouve aussi bien les plaies d’Egypte que l’appel à l’impôt sur la fortune, je reste sur mes gardes.

– Livre d’Isaïe : « De leurs épées ils forgeront des socs de charrue, de leurs lances des serpes ». Tu vois, il s’agit d’appeler les nations à transformer leurs armes en instruments de prospérité. C’est un message qui a été repris par plusieurs mouvements pacifistes, et qui a même inspiré une statue installée devant le siège de l’ONU.

Le département santé et sécurité En Marge déconseille la métallurgie tout nu.

– D’accord, donc tu vas me parler de pacifistes. Je vois venir les manifestations, les robes à fleurs, les vans…

– Et quelques ogives nucléaires.

– Voilà, les trucs habitu…pardon ? Quelques quoi ?

– Ogives nucléaires.

– Pour la paix ? Des bombes atomiques pour la paix ?

– Voilà, exactement le genre de réaction auquel je m’attendais.

– Ben oui. Alors, je te vois venir, tu vas me dire que la dissuasion est facteur de paix, c’est ça ?

– Même pas. Tu te souviens quand je t’ai parlé de l’usage de la dynamite en agriculture ?

-Ah oui.

– Quelle était l’idée, au fond ? En dehors du fait que les fabricants voulaient convaincre tout le monde d’en acheter ?

– J’aurais dit ça, justement.

– Oui, mais au-delà, il s’agissait aussi d’essayer de trouver des usages non-militaires à une technologie donnée. Et après tout, je ne vais pas refaire ici la liste de tous les produits qui sont sortis de laboratoires militaires et ont trouvé nombre d’applications civiles tout ce qu’il y a de plus innocentes.

Un exemple, AU HASARD.

C’est exactement le raisonnement qu’a suivi en juin 1957 la Commission à l’Energie Atomique des Etats-Unis (AEC) : trouver des usages civils et pacifiques aux bombes atomiques. Quelque chose qui puisse bénéficier à tous, histoire que cette technologie ne soit pas uniquement synonyme de destruction à une échelle jamais atteinte jusque-là. Et aussi du coup la rendre plus familière et acceptable pour tous, on ne va pas se mentir.

– Et ça aboutit à quoi ?

– Précisément le projet Soc de Charrue, ou Plowshare en VO. En fait l’idée de « l’atome pour la paix » avait déjà été évoquée par le président Eisenhower en 1953, mais il faut un peu de temps pour la développer. Quelques semaines après le lancement du projet Plowshare, la voie est notamment ouverte par le premier essai atomique mené par les Etats-Unis, baptisé Rainier, en juin 1957.

Non mais qui choisit un nom de baptême comme Rainier, sérieusement ?

Rainier permet de collecter de nombreuses données sur les effets d’une détonation nucléaire souterraine, ce qui donne des idées d’exploitations civiles. Cependant un moratoire sur ce genre de tir est conclu entre les Etats-Unis et l’Union Soviétique en novembre 1958, ce qui suspend les projets. Moratoire auxquels les Soviétiques mettent un terme en septembre 1961 en procédant eux-mêmes à un essai. Plowshare peut donc se déployer.

– Ca va labourer sévère.

– Exactement. A noter que Plowhsare est la composante américaine d’un programme international d’Explosions Nucléaires Pacifiques. Il y en aura donc aussi en URSS, mais moins.

– Whoah, attends, pour une fois c’est pas un truc qui est resté à l’état de projet ? Ils ont vraiment fait péter des nukes pour la paix ?

– Mais oui. Plusieurs champs d’application sont imaginés : terrassement, ingénierie, et percements de tunnels, recherche géologique, recherche physique, et stimulation gazière et pétrolière.

– Qu’est-ce que c’est la stimulation gazière ?

– T’inquiète, on va voir tout ça en détail. La première opération du programme Plowshare se classe directement très haut dans le classement de nos expériences préférées, puisqu’il s’agit du projet Gnome.

– On ne va pas se mentir, on est plusieurs à avoir déjà eu envie de faire péter un gnome.

– N’est-ce pas ? L’opération est programmée le 10 décembre 1961, à Carlsbad.

– Hein ?!

– Carlsbad, Nouveau Mexique. Le principe est simple : faire péter une bombe à près de 400 mètres de profondeur.

– Et il s’agit de tester quoi en fait ?

– Oh, le programme est riche. L’explosion dans une couche géologique composée d’un type de sel doit permettre de produire certains isotopes rares et intéressants à étudier, de mener des expériences sur la physique des neutrons, et d’étudier les ondes sismiques. Il y a aussi une dimension plus originale, et potentiellement intéressante dans la perspective de « l’atome pour la paix » : l’Agence de l’Energie Atomique veut étudier dans quelle mesure il serait possible de récupérer la vapeur dégagée par l’explosion pour produire de l’électricité.

– Pour faire des centrales qui marcheraient à coups de bombes ?

– Peut-être. Du coup, en vertu de ce riche potentiel, et dans la mesure où c’est la première opération de Plowshare dont l’objet est de promouvoir l’atome pacifique, notre Gnome est largement médiatisé, avec une délégation de 400 observateurs représentants de la presse et du reste du monde. La charge de 3,1 kilotonnes, ça fait environ un cinquième de celle d’Hiroshima, est donc descendue dans un puit de 361 mètres, puis placée au bout d’un tunnel qui fait globalement la même longueur.

Le gnome est une créature essentiellement souterraine.

– Et boum.

– C’est ça. Sauf que ça ne se passe pas exactement comme prévu. La cavité creusée par l’explosion était censée se boucher toute seule, mais en fait non. Au lieu d’être contenue dans la chambre, une partie de la vapeur, qui est accessoirement radioactive, s’échappe, remonte le puit, et part en direction des observateurs. Pas de conséquence, mais pas franchement un succès en termes de communication non plus. De manière générale, d’ailleurs, Gnome n’est pas particulièrement un succès. De tous les objectifs que j’ai listés, seule la partie étude des ondes sismiques est vraiment une réussite. D’où l’annulation d’un deuxième essai du même type qui devait suivre quelques mois plus tard.

– Ils se rendent compte que c’est un peu plus dangereux que de mettre des pétards dans une fourmilière.

– Ah non, Plowshare en soi n’est pas abandonné. On révise un peu les ambitions. L’idée de production d’électricité avec la vapeur tombe à l’eau, mais on va s’intéresser au terrassement.

– Comment ça ?

– La question suivante est : est-ce qu’on peut creuser un gros cratère avec une bombe nucléaire ?

– Ben, ça paraît…

– On fait de la science, on ne se contente pas de « ça parait ». On passe ainsi au projet Sedan, en juillet 1962. Nous sommes dans le Nevada, pas les Ardennes. Et là, c’est du sérieux : non seulement la charge est cette fois de 100 kt, mais en plus c’est une bombe H.

– Tout ça pour faire un trou ?

– Pas un trou, un cratère. Le 6 juillet, ce sont 12 millions de tonnes de terre et roche qui sont envoyées en l’air, laissant une dépression de 100 mètres de profondeur, et près de 400 de diamètre.

On nous dit qu’en fait ça ressemble pas mal à Sedan.

Bon, l’explosion envoie un peu un panache de poussière radioactive en direction du Mississippi, mais sinon c’est un succès.

– Ouais, on a réussi à faire un trou !

– Outre que la capacité à utiliser des ogives pour le terrassement est démontrée, sache que cette opération a également contribué à l’étude des cratères de météores et au calcul de l’énergie des impacts venus du ciel. Mais pour en revenir aux questions d’ingénierie, Sedan ouvre la voie à un certain nombre de projets qui visent à utiliser des bombes atomiques pour des constructions de grande ampleur.

– Par exemple ?

– Eh bien dès 1958, l’AEC imagine de se servir de bombes pour construire un port en Alaska. C’est le projet Chariot.

– En toute logique pour un truc qui servira à des bateaux.

– Exactement. L’idée est de créer un port à Cape Thomson, en recourant à une série d’explosions : 1 ou 2 grosses explosions (200 kt) pour creuser le port lui-même, et 3-4 « petites » (20 kt) pour le relier à la mer. Le projet va assez loin, puisque le gouvernement met en réserve les surfaces correspondantes, et fait réaliser une quarantaine d’études environnementales.

– J’aurais bien voulu les voir.

– Ca valait sûrement le détour. Cependant le projet se heurte à l’opposition des populations Inuits locales, d’une part, et d’autre part la valeur réelle de ce port soulève des doutes, autant au plan économique que militaire. Le projet est donc abandonné. L’idée est recyclée pour creuser un port cette fois en Amérique du sud, mais ça n’aboutit pas non plus. Puis des ports on passe aux canaux. Toujours dans le cadre de Plowshare, des études sont menées pour élargir le canal de Panama, puis en creuser un autre au Nicaragua (le Pan-Atomic Canal), ou encore entre la Méditerranée et le Golfe d’Aqaba.

– Je note que ces projets ne sont pas particulièrement situés sur le territoire des Etats-Unis. C’est une bonne idée, mais pour les autres.

– Ah non. Tu as par exemple, le projet Carryall, en 1963, qui est développé par l’AEC, le Département des Autoroutes de Californie, et les Voies Ferrées de Santa Fe. Ils proposent de faire péter 22 ogives pour creuser dans les montagnes Bristol et le désert du Mojave, afin de construire une route et une nouvelle voie de chemin de fer.

– 22, quand même.

– Faut ce qu’il faut. En tout, dans le cadre du programme Plowshare, il y aura 25 projets qui n’aboutiront pas.

– Tu n’avais pas parlé d’exploitation gazière et pétrolière.

– Mais si, et c’est sur ce secteur que se concentre Plowshare à partir de la moitié des années 60. Trois opérations sont ainsi réalisées, toutes sur le territoire des Etats-Unis, pour…euh…élargir les voies d’extraction de gaz naturel et fluidifier le transit.

– Pardon ?

Vous n’avez pas besoin de nous là.

– Ben des fois les fissures et infractuosités par lesquelles passe le gaz ou le pétrole sont un peu étroites et…bon écoute je suis pas géologue, hein, alors l’idée est que si tu pètes un bon coup, le gaz passe mieux, tu vois ?

– Non, je vois pas, mais je sens où tu veux en venir.

– Le premier essai a lieu en décembre 1967, le second en septembre 1969, et le troisième en mai 1973. Pour ce dernier, ce sont trois ogives qui sont utilisées, placées entre 1,5 et 2 km sous terre. Mais ce n’est pas concluant, pour au moins deux raisons. La première, c’est que cette partie du programme Plowshare a représenté en tout 82 millions de dollars, alors que 25 ans d’exploitation ne permettraient de récupérer  que 15 à 40 % des coûts. C’est pas particulièrement intéressant économiquement parlant.

– Et la deuxième ?

– Ben, le gaz ainsi récupéré contient trop de tritium pour être utilisé de façon sûre.

– Fais comme si je ne savais pas ce que c’est que le tritium.

– C’est un isotope de l’hydrogène, présent dans la nature, et radioactif. En gros, le gaz est radioactif. Et si l’objectif de Plowshare est d’améliorer l’acceptabilité des technologies atomiques dans la population, fournir du gaz radioactif dans la cuisine c’est peut-être aller un peu loin. De fait, cette opération est la dernière du programme Plowshare. Au total, il aura quand même fait péter 35 charges nucléaires et thermonucléaires, dans le cadre de 27 essais. Le coût total est estimé à 770 millions de dollars sur douze ans. Plowshare est officiellement arrêté en 1975, et le financement prend fin en 1977.

– Ouais, va falloir trouver autre chose pour faire vos charrues.

One thought on “Faites labour, pas la guerre

  1. Et encore, on a pas parlé de l’ingénieux, mais tendancieux, propulseur pouet-pouet. Hmm, pardon, du vrai non, la propulsion nucléaire pulsée du projet orion. https://fr.wikipedia.org/wiki/Projet_Orion
    Bon, ça n’a rien a voir, il me semble, avec le projets Plowshare . Mais bon … ils tient son origine de cette mouvance, d’explorer toutes les utilités possible d’une bombe nucléaire, dans un cadre de paix.

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