Frank « Not so lucky » Luke
– Dis-moi, Sam, tu aimes les histoires de sous-marins ?
– Ah oui. Les huis-clos étouffants, la menace sourde et invisible, l’angoisse palpable de l’équipage, les grincements de la coque sous pression, l’odeur presque palpable de l’huile et du cambouis…
– Eh ben pas de pot, on va parler d’aviation.
– C’est moche, de faire naître de faux espoirs chez les âmes innocentes, mais moche…
– J’y réfléchirai si j’en croise une. Ceci dit, ça va tout de même sentir l’huile, le cambouis et la poudre.
– Bon alors ça va.
– Tout part de l’Arizona : laisse-moi te présenter Frank, un bien beau garçon qui voit le jour en 1897 à Phoenix dans une famille d’origine allemande.
– Pourquoi tu le précises, ça ? Ce n’est pas très Charlie, tu sais, de résumer comme ça les gens à leurs origi…
– Parce que c’est intéressant pour la suite. Pour l’heure, ça n’empêche pas Frank d’être une espèce de réclame vivante pour l’American Way of Life. Un grand beau gars solide, dur à cuire et du genre à ne pas tenir en place. Tiens, pour se faire des ronds, il bosse dans les mines de cuivre du coin et mise ensuite sa paie sur ses propres combats de boxe à main nue. Comme il a tendance à les gagner, ça arrondit les fins de mois avec un peu plus d’efficacité que de livrer des journaux ou des bouteilles de lait.
– Une brute, quoi.
– Alors oui et non. Physiquement, c’est un bestiau, mais on est loin de la caricature du type fort comme un bœuf et con comme un panier, façon capitaine de l’équipe de foot américain du lycée. Tiens, c’est un danseur de première, par exemple, assez bon pour donner des cours.
– Bon et à part casser des pifs et faire danser les jeunes filles, qu’est-ce qui lui vaut l’honneur de ces pages de haute tenue, à ton Frank ?
– La guerre, et la Grande. Au moment où l’armée américaine entre en piste, en avril 1917, Frank a 20 ans et une seule envie : botter des culs.
– Des culs allemands.
– Ben oui. En 17, les Etats-Unis se sont battus avec nous contre les Allemands, Sam
– Prends-moi pour une truffe, c’est charmant. Je sais bien, andouille, je fais juste observer que ce n’est pas forcément évident pour un fils d’émigrés allemands d’aller faire des trous dans les cousins germains, quoi.
– Très bon, le coup des cousins germains, dis-moi. Propre, pas vulgaire, éthique…
– Merci. Bon, ton Frank, alors ?
– Il se porte volontaire en septembre mais pas dans l’infanterie ou dans la marine, non : dans l’armée de l’air. Et on comprend que ça fascine un gamin comme lui, d’ailleurs : après tout, l’avion, c’est LE truc nouveau de cette guerre avec les tanks. On a commencé 14 dans des coucous en bois avec des moteurs de tondeuse, on la finit avec des mitrailleuses qui tirent à travers l’hélice sur des zincs qui commencent à ressembler salement à quelque chose. Le système D des temps héroïques, en 1917, c’est fini : Frank, reçoit un entraînement solide avant de se retrouver catapulté à 20 ans sur le front, en mars 1918.
– Et alors ?
– Il adore.
– C’est un peu Hélice au pays des merveilles, quoi.
– …
– …
– BIEN JE POURSUIS. Frank se retrouve intégré dans le 27e Flight Squadron avec un boulot assez simple sur le papier : crever des gros ballons.
– Pardon ?
– Ben oui, des ballons d’observation, des Drachen en VO. C’est grâce à leurs indications que les artilleurs ravagent la gueule de l’infanterie.
– Non mais que ce soit utile de leur crever la gueule d’accord, mais ça ne fait pas franchement héroïque, ton truc. Je vois bien leur gueule, à tes ballons à la con : c’est juste une grosse saucisse qui flotte au bout d’un câble avec un pauvre type dedans qui se gèle les glaouis en se cramponnant à sa paire de jumelles pour se tenir chaud. Faut vraiment être une buse pour rater une cible pareille, quoi.
– Sam ?
– Oui ?
– T’es pas le cul dans ton canapé en train de jouer à Battlefield, chaton. Les Allemands les protègent salement. Il y a des canons anti-aériens partout et des escadrilles qui tournent pour les protéger.
– Et donc ?
– Et donc attaquer ces saloperies, ça devait plus ressembler à l’attaque des rebelles contre l’Etoile noire qu’à une partie de tir au pigeon, bijou. C’est le genre de trucs où on a tendance à respecter les consignes, au début. Eh ben pas Frank Luke.
– Frank Luke, l’Etoile noire : on ne sent pas du tout venir une vanne pourrie, c’est ce qui est beau.
– J’ai ma dignité, tu sais.
– Et moi je suis méfiant. Bon, et ton Frank ?
– Ben mon Frank, je ne sais pas s’il est méfiant, mais c’est en tout cas un connard arrogant de première, très fier d’être sorti dans les premières places de son école de pilotage. L’esprit d’équipe ? Fume. Le respect des ordres ? Macache. Le sens de la hiérarchie ? Zobi, je vous pisse à la raie mon Yeutnant et je fais ce que je veux avec mon avion.
– C’est un peu gênant, dans l’armée.
– Ouaip. Quand t’as le physique de Iceman, le caractère de Maverick et le taux de testostérone de tout le casting de Top Gun, ça a le don de foutre en rage non seulement son encadrement, mais aussi les autres pilotes, ses propres pairs.
– Et t’en as pas un pour lui dire : « Luke, je suis ton pair » ?
– …
– …
– Fouya. Bien. Où en étais-je : oui : le caractère de merde de Frank lui coûte cher, mais pas tant que ça.
– Pourquoi ?
– Parce que ce petit con est vachement bon, y compris quand il se barre sans rien demander avec son seul pote du 27e, Joseph Wehner, et ce n’est peut-être pas un hasard si les deux gars dont le nom ou la famille sont d’origine allemande ne sont pas les plus aimés de l’escadron, si tu veux mon avis. Les deux sont bien rodés : pendant que Wehner nettoie le ciel de tout ce qui ressemble à un avion ennemi, Frank attaque les ballons, et ça baigne dans l’huile.
– Sauf que j’imagine que ça va merder à un moment ?
– Gagné. Le 18 septembre 1918, Wehner est descendu par un Fokker pendant qu’il couvre Luke.
– Frank vient de perdre son seul pote ?
– Oui, et ça a le don de le foutre dans une colère qui rappelle à peu près celle d’Achille quand Patrocle se fait buter. Fou de rage, Luke fonce et descend deux avions et deux ballons en dix minutes.
– Ah oui tout de même.
– Ce qui l’amène à 13 victoires officielles ce soir -là, et il en ajoute 5 de plus dans les jours qui suivent. En 17 jours, du 12 au 29 septembre, il descend en tout 18 avions ou ballons ennemis. C’est un des meilleurs ratios de toute la guerre.
– Il se passe quoi, le 29 septembre ?
– Oh ben tu dois t’en douter, non ? On en est plein dans l’offensive d’Argonne, Luke se pose sur sa base de Rembercourt et … se prend une chasse monumentale de son officier qui lui reproche d’avoir passé la nuit sur un autre aérodrome. Luke a beau s’excuser et préciser qu’il a dû se poser la veille à cause d’un souci moteur, il risque de sacrés emmerdements.
– Du genre ?
– Ben du genre désertion. Ce n’est tellement pas le genre de la maison et il est tellement fou de rage qu’il redécolle dans la soirée, sans la moindre autorisation.
– Alors ça, dans un film, ce n’est jamais bon.
– Dans la réalité non plus. Luke fonce sur un petit bled le long de la Meuse, derrière les lignes allemandes.
– Oh ooooh.
– Il descend froidement trois ballons et deux avions – la routine, quoi – quand une mitrailleuse ouvre le feu. Une seule balle touche l’avion, mais pas de pot : elle traverse l’épaule de Luke, qui est forcé de se poser à la zob en dépit de la souffrance.
– Il est salement touché ?
– Pas mal, merci. La balle est entrée par l’épaule droite avant de ressortir de l’autre côté, ce qui est jamais très bon pour tout ce qui bloblote au milieu. Le môme trouve tout de même la force de sortir de la carlingue et de marcher en direction d’un ruisseau qui mène au fleuve, sans doute pour se mettre à l’abri des arbres, bien conscient qu’il est en pleine zone ennemie.
– Et… ?
– Eh ben ça ne suffit pas, il s’effondre à 200 mètres de son avion et il ne faut pas vingt minutes avant qu’une escouade de fantassins allemands l’encercle. Luke la joue à la desperado. Une épaule en vrac, alors qu’il pisse le sang et qu’il vient de se crasher, il sort son Colt et vide les sept balles de son chargeur sur tous ces braves gens qui n’avaient sans doute pas d’autre envie que de le faire sagement prisonnier.
– Laisse-moi deviner, sept balles, sept cadavres allemands ?
– La rumeur a couru, mais c’est faux parce qu’il s’appelle Frank Luke, pas Lucky Luke. Impossible de savoir s’il en touché quelques-uns avant de tomber lui-même, quand une balle lui traverse la poitrine. Et voilà comment on meurt à 20 ans un soir d’automne, loin de l’Arizona et près d’une rivière dont on ne connaît pas même le nom…
– Mais c’est triste, ton histoire.
– On ne peut pas toujours parler de nonnes en décomposition, tu sais. Si ça peut te consoler, on lui a filé la Medal of Honor à titre posthume – c’est le premier pilote à l’avoir obtenu.
– Ça me console moyennement.
– Ouaip, ça fait un peu léger, ce genre de babiole pour un gosse de 20 ans.
8 réflexions sur « Frank « Not so lucky » Luke »
Je suggère : bite.
Ou à la rigueur, Barbapapa quand il se transforme en bite.
Barbatrique ?
MAIS ENFIN
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