French cowboy
– Comment ça, « des garçons vachers couverts de boue qui ne seraient sans doute pas foutus d’attraper un bœuf mort au lasso » ?
– Ben oui. Désolé de casser le mythe mais le vrai cow-boy made in USA, il se situe assez loin de John Wayne. Le quotidien du vaquero, ça consiste plus souvent à se faire vider de sa selle pour finir le cul dans la bouse et couvert de mouches qu’à se balader au milieu de la grand-rue avec les éperons qui font gling gling.
– Mais enfin, l’Ouest immense ! Les duels ! Wild Bill Hickok ! Le Pony Express !
– Ah oui. Le Pony Express. La boite qui a fait faillite en à peine un an parce que des champions ont vraiment cru que faire cavaler des gosses de 14 ans à travers les grandes plaines allait mieux marcher que le télégraphe ?
– Tu casses tous mes rêves.
– Ce sont des salariés du bas de l’échelle, les cow-boys, Sam. Leur boulot, ça consiste à conduire des troupeaux, pas à sauver la veuve et l’orphelin. Ils n’ont le plus souvent pas de Colt parce que ça ne leur sert à peu près à rien d’autre que de s’expédier une bastos dans les glaouis, mais plutôt des chapeaux melons et des carabines. Carabines qui ne leur servent en général pas à braquer des banques, mais plutôt à buter les bêtes blessées qui n’arrivent pas à suivre.
– Mais t’as quand même des destins qui font rêver, non ?
– Une fois que t’as enlevé la couche de légende rajoutée dessus par les plumitifs qui avaient le don de te transformer le moindre rififi de saloon en tragédie grecque, pas tant que ça, non. Mais il reste tout de même quelques personnages attachants, je te l’accorde.
– Tout de même. Doc Holliday, Calamity Jane, Wyatt Earp…
– … Raymond Auzias-Turenne…
– Pardon ?
– Raymond Auzias-Turenne. Grande figure de l’Ouest, ça, Raymond Auzias-Turenne.
– Raymond.
– Ben oui.
– Tu es en train de me vendre un cow-boy qui s’appelle Raymond ?
– Parfaitement. Un french cow-boy, quoi. Enfin un horse-boy, plutôt, il faisait plutôt dans le canasson que dans la côte de bœuf.
– ENFIN MAIS AUCUN COW-BOY NE S’APPELLE RAYMOND.
– Ben lui, si.
– Et il élevait des chevaux, ton… Ton comment ?
– Raymond Auzias-Turenne.
– Du coup, on peut parler des écuries d’Auzias ?
– … Ça ne m’avait pas manqué, tu sais ?
– Pardon.
– Bon. Revenons à Raymond que rien ne prédestinait franchement à se retrouver au milieu d’un ranch dans le Dakota du Nord, et pour cause : il est né du côté de Grenoble avant de se pointer aux Etats-Unis en 1885, à 24 ans.
– Ce n’est pas le premier Français à tenter le coup du Nouveau Monde, j’imagine.
– Oh non. Des p’tits gars de chez nous qui ont tenté l’aventure américaine, il y en a un paquet. Mais la plupart sont partis plus tôt, par exemple en 1849.
– Pourquoi 1849 en particulier ?
– Pour deux raisons. La première, c’est qu’on a trouve de l’or en Californie en 1848, d’où la ruée vers l’or de 1849, l’année où des milliers d’orpailleurs en herbe se pointent pour tenter leur chance. Et la deuxième raison, celle qui explique qu’il y ait un paquet de froggies dans la liste, c’est qu’il y a eu comme qui dirait une petite Révolution de rien du tout, en France, en 1848. Inquiets de la tournure des événements, pas mal de Français se sont décidés à changer de vie. Rien qu’à San Francisco, ils sont dans les 6000 à s’expatrier.
– Bon. Mais Raymond, lui, c’est plus tard ?
– Oui, un gros quart de siècle après. A 24 ans, il fait partie des quelques 3 500 Français qui décident de quitter la mère patrie cette année là. Et il détonne un peu dans le paysage, Raymond.
– Pourquoi ?
– D’abord parce que c’est un royaliste convaincu, là où les émigrés sont plutôt du camp d’en face. Ensuite parce qu’il a du pognon. La plupart des émigrés français de 1885 sont plutôt pauvres. Le profil classique, c’est celui qui liquide tout ce qui lui reste pour tenter de refaire sa vie ailleurs. Raymond, c’est un gosse de bonne famille qui ne s’est toujours pas remis de l’instauration de la IIIe République, certes, mais qui a aussi les pieds sur terre et un projet précis en tête.
– Quel projet ?
– Faire encore plus de pognon, principalement. Et pour ça, il compte sur ses bourrins.
– Alors tu me corrigeras si je me plante, mais le marché du canasson n’est pas déjà un peu saturé, en 1885 ?
– En quantité, oui. En qualité, pas forcément. Quand il part pour New-York, Raymond voyage avec pas mal de chevaux.
– Faut une grande cabine.
– Dans les cales, andouille. Et ses bourrins ont une particularité : ce sont des Percherons, race encore inconnue ou presque aux Etats-Unis.
– Alors mes souvenirs d’équitation sont lointains et…
– C’est pas une cravache que j’ai vu au-dessus de ton plum… ? Oh.
– … et je me demande ce que ça peut bien avoir de spécial, un Percheron.
– Tu fais difficilement plus puissant comme bourrin. C’est grand, c’est docile, c’est résistant et c’est idéal pour tracter des trucs lourds comme, au pif, des charrues ou des omnibus.
– Ou des pianos. Vachement lourd, ça, des pianos.
– Je… Si quelqu’un avait la sombre idée de déménager un piano avec un cheval, il prendrait sûrement un percheron, oui. Et puis Raymond a encore autre chose en magasin.
– Ah bon ?
– Des étalons.
– On parle toujours de chevaux ?
– Oui. Des anglo-arabes, en l’occurrence. Bref, tout ce qu’il faut pour se lancer. Et comme Raymond a 24 ans et du culot, hors de question de rester bien planqué sur la très civilisée côte est. Il fonce droit vers les terres encore largement sauvages du Dakota du Sud, au cœur de l’Upper Midwest.
– Le pays de Deadwood et des Black Hills.
– Exactement. Le blizzard, la neige, les collines boisées, les Indiens, les bisons… Le cliché de l’Ouest sauvage dans toute sa splendeur – mais en vrai, en l’occurrence. C’est sauvage, magnifique et idéal pour y fonder un ranch et se lancer dans l’élevage, d’autant que le contexte réglementaire local est disons… pittoresque.
– Comment ça ?
– Le Dakota n’est encore qu’un Territoire, pas encore divisé en Dakota du Nord et du Sud.
– Et c’est quoi, un Territoire avec un grand T ?
– Une zone de non-droit. Bon, j’exagère – disons que la Constitution américaine ne s’y applique pas, que les services fédéraux sont relativement inexistants et que les pouvoirs locaux y sont largement autonomes. C’est une situation transitoire, un entre-deux bizarre entre la terre vierge et le statut d’État fédéré à part entière. Si tu as vu la série Deadwood, qui se passe dans ce qui deviendra le Dakota du Sud, c’est exactement sur ce fond historique que se déroule l’intrigue.
– Et concrètement, pour Raymond, ça veut dire… ?
– Ça veut dire que personne ne vient l’emmerder avec des trucs comme un cadastre quand il crée son ranch pas bien loin de Custer City, dans les Black Hills. Ranch qu’il baptise séance tenante le Fleur-de-Lys.
– Ah oui. Il ne fait pas semblant d’être royaliste, effectivement.
– Comme tu dis. Il se crée son petit territoire à lui tout seul, en gros. Pas de clôtures, pas de police, pas de bornage, pas d’impôts. Le libéralisme à l’état pur.
– Et il vend ses chevaux.
– Disons plutôt qu’il loue une partie de ses chevaux.
– Comment ça, une partie ?
– Les parties, en fait. Écoute, comment te dire ça ? Tu vois cette bouteille de lait ?
– Oh ça va, je crois que j’ai compris : il vend les saillies de ses étalons ?
– Exactement, et à un rythme que je qualifierais bien d’industriel si je n’avais pas peur des images que ça pourrait faire naître dans ton cerveau malade.
– Non mais dis donc.
– En tout cas et en quatre ans seulement, non seulement il monte l’affaire la plus rentable des Black Hills, mais il devient une figure respectée et enviée. Une sorte de seigneur local, capable de punir lui-même les voleurs de chevaux : il n’y a tout bonnement aucune cour de justice pour le faire à sa place… Et il réussit même à monter une affaire avec Sitting Bull.
– Attends, le Sitting Bull ?
– Tu voulais une légende l’Ouest, t’es servi. Depuis que l’armée américaine a fini par battre l’homme qui avait tout de même défoncé le général Custer à Little Bighorn, Sitting Bull a fait un peu de tôle, a tourné en Europe avec le Wild West Show de Buffalo Bill et a fini par s’installer dans la réserve de Standing Rock, à deux pas du ranch de Raymond.
– Wow.
– Ouaip. Et Raymond, qui a du culot et du bagout, réussit à se faire présenter au vieux chef, toujours très respecté. C’est grâce à lui que Raymond traverse les Black Hills jusqu’à Deadwood pour y vendre ses bêtes au moment exact où on commence à trouver de l’or dans les Black Hills – là encore, je te renvoie à la série du même nom.
– Encore plus de pognon.
– Mais surtout beaucoup plus d’État. En règle générale, quand Washington constate qu’il y a d’un seul coup un énorme parquet de blé à se faire dans un coin sauvage des Etats-Unis, il se passe deux choses : on vire à coups de pompes dans le train les tribus amérindiennes du coin en se torchant avec le dernier traité conclu avec eux, et on crée dare-dare un État en bonne et due forme, histoire d’expliquer à tous ces braves gens l’amusant principe des recettes fiscales.
– Et j’imagine que ça ne rate pas ?
– Nope. Le Territoire du Dakota devient un État, ou plutôt deux, le Dakota du Nord et le Dakota du Sud. Fini la liberté de faire à peu près ce qu’on veut comme on veut, le cas échéant à grands coups de flingue. L’État fédéral arrive avec le chemin de fer et l’électricité, mais aussi avec des codes de lois, des avocats, des flics et des militaires.
– Et ça, Raymond n’aime pas.
– Oh que non, d’autant que la ruée vers l’or des Black Hills attire aussi beaucoup de gens qui ont l’outrecuidance de s’installer dans son secteur et pire encore, de clôturer leurs terres. Fini l’open range, autrement dit la libre pâture et l’élevage extensif. Entre les éleveurs et les fermiers, il se met à faire vilain temps…
– Et du coup, Raymond engage des hommes de main et fait buter tout le monde ?
– Il aurait pu et ça s’est vu, par exemple dans le Wyoming et en particulier dans le comté de Johnson, où ça s’est traduit par une véritable petite guerre privée. Mais Raymond, non : il décide de tout revendre et de se casser à Montréal.
– Tiens, marrant.
– Quoi ?
– Ben décidément, ça le poursuit, la fleur de lys. T’as vu le drapeau du Québec ?
– Ah oui, tiens, je n’y avais même pas pensé… Bref, Voilà notre french cow-boy au pays de la poutine. Il s’y marie avec une certaine Marie-Suzanne, fonde une famille et continue de se faire des burnes en platine dans la vente de chevaux. Mais l’Ouest lui manque… Tiens, regarde ce qu’il écrit à cette époque, à propos de ces cinq années dans le Dakota : « il me semble entendre le vent des nuits passées au-dehors, qui me disait tant de paroles mystérieuses, comme au premier jour du monde. Je revois (…) les canyons où se cachent à midi les biches et leurs faons, les sources tranquilles où les pumas viennent guetter les délicates, les frêles antilopes. Je sens les sabots de mon cheval froisser les hautes herbes desséchées du Dakota (…) Tout ce grand pays s’étend devant moi – pays farouche et dangereux, mais pays libre où j’ai été si près de la nature, si près de Dieu… Je palpe de mes doigts qui tremblent le cuir tanné de cette selle, et il me faut dompter le désir fou qui me prend d’y être assis comme autrefois… »
– Mais c’est qu’il a du style, notre cow-boy.
– Tu ne crois pas si bien dire. Il a publié plusieurs bouquins dans les années 1890, des ouvrages qui lui ont valu son petit succès : des mémoires, des traités politiques, des romans… Et puis comme la vie urbaine, ce n’est vraiment pas sa came, il repart sur les routes, cette fois dans le Yukon, pour y investir dans les mines d’or et dans les banques du coin.
– Sur le papier, ça semble souverainement chiant.
– Détrompe-toi. C’est légèrement sauvage sur les bords, le Yukon. Y créer une banque ou investir dans une mine n’est pas franchement une sinécure, au tournant du siècle.
– Mais il s’est rangé des bagnoles, à un moment ?
– Si on veut. Il a encore une fois changé de vie en 1902 et quitté Montréal pour Seattle, une ville en plein boom. Il s’y installe comme banquier d’affaires, devient richissime et obtient la nationalité américaine.
– Un notable, quoi.
– Oui, un notable. Mais un notable avec un sacré parcours quand même, un notable qui gardera toute son vie dans son bureau la vieille selle ramenée du Dakota, et un notable profondément attaché à cette bonne vieille France, républicaine ou pas. En 1914, quand la Première Guerre éclate, il est trop âgé pour s’engager sur le front – mais il essaie tout de même et pousse ses deux fils à se porter volontaires. Les deux reviendront d’ailleurs salement blessés après avoir combattu à Ypres, en 1915.
– Il finit sa vie comment ?
-Toujours riche : il survit facilement à la crise de 29, entre au Parti républicain – un comble pour un ancien royaliste, au passage – et gagne encore en respectabilité si c’est possible. Et il casse sa pipe sur une note un peu triste, en septembre 40, très marqué par la défaite française.
– Sacrée vie.
– Ouaip. L’american dream, mais avec l’accent français.
– L’américanne drime ?
– Voilà.