Conan le détective

Conan le détective

– Je te dérange ?

– Non non.

– Mais si, je vois bien que si. Qu’est-ce que c’est que tout ce fatras, ces dossiers, ces notes ? Tu as décidé de régulariser ta situation fiscale ?

– Ha ha. Non. C’est mon projet.

– Ton projet ?

– Oui, mon hobby, le truc sur lequel je bosse quand j’ai le temps.

– Et on peut savoir ?

– Eh ben voilà, c’est…je…c’est Jack l’Eventreur.

– Tu as repris l’enquête, c’est ça ? Tu cherches à l’identifier.

– Voilà.

– Mais enfin, c’est fichu, trop tard.

– Je sais, je sais, mais je suis sûr qu’on peut…

– Ecoute, si ça t’occupe tant mieux, mais enfin je te rappelle qu’il n’y a plus de témoins, plus de scènes de crime, et que des centaines de gens qui ont déjà passé des milliers d’heures. C’est mort.

– Plusieurs fois, même.

– T’as même des auteurs à succès de romans policiers qui se sont penchés sur le sujet, et on n’est pas plus avancé.

– Pour le coup je ne vois pas le rapport.

– Ben si.

– Non. C’est bien un raisonnement typiquement français ça, tiens. Sous prétexte qu’un ahuri donné a écrit trois bouquins ou à par accident été qualifié d’intellectuel, voilà, c’est un expert en tout, donc forcément il peut s’attaquer à n’importe quel sujet.

– Nan, c’est pas pareil.

– Si. En quoi le fait d’écrire des histoires criminelles, dans lesquelles tu maîtrises tous les éléments, ferait de toi un bon enquêteur ? C’est pas crédible.

Ca tiendra pas…ah oui; 8 saisons quand même. Shiny, Captain.

– Mais pas du tout, y’a des précédents.

– Des précédents ? Des romanciers qui ont mené des enquêtes ?

– Exactement. Et je ne te parle pas d’un Dashiell Hammett qui avait exercé comme détective privé avant de se mettre à la machine à écrire.

– Qui, alors ?

– Conan.

– Co…Conan ? Le Cimmérien ? Le guerrier, le barbare, le soldat, le voleur, le mercenaire, le pirate, le souverain ? Du Vanaheim au royaume de Kush, de la mer de Vilayet aux cités de Shem, de Khitai à la Stygie, Conan, né sur un champ de bataille et roi d’Aquilonie ? Par Crom, il me semblait que l’essentiel de ses investigations se limitait à savoir s’il fallait décapiter ou éventrer le démon singe ou serpent qui avait enlevé la donzelle du coin pour le compte du sorcier local, avant que cette dernière ne lui tombe dans les bras subjuguée par son charisme animal. Il a mené des enquêtes ?

« Hé, contaminez pas ma scène de crime ! »

– Euh, alors pas exactement lui. L’autre Conan. Doyle.

– Aaah, tu veux dire Arthur Conan Doyle ?

– Oui, ben c’est pas ma faute si ses parents n’ont pas mis le bon prénom en premier.

– Dans le genre roi qui met des baffes, Arthur c’est pas mal non plus quand même.

– Pfff, Crom se rit de lui. Bref, oui, Arthur Conan Doyle.

– Il a mené des vraies enquêtes ?

– Absolument. Ce qui lui a permis de démontrer qu’il partageait au moins une partie des qualités d’observation et de déduction de sa plus célèbre création.

– Je serais curieux d’en savoir plus.

– Alors laisse-moi de raconter l’affaire Edalji.

– Je t’en prie.

– Nous sommes en 1903, dans le Staffordshire. Plus précisément à Great Wyrley, une commune essentiellement rurale pas très loin de Birmingham. C’est alors que se produisent ce que la presse appellera les Outrages de Great Wyrley. A savoir une série de mutilations sur des animaux de fermes et des chevaux.

– Uh, j’ai vu ça dans Millennium, et ça sentait pas bon.

– La population et la police du Staffordshire sont d’accord, et des investigations sont alors menées. Elles conduisent à l’arrestation d’un suspect, George Edalji.

– C’est pas commun comme patronyme.

– George est le fils de Shapurji Edalji, qui comme son nom l’indique vient d’Inde. Shapurji a épousé une Anglaise et s’est converti au christianisme, mais je ne sais pas dans quel ordre. Il devient pasteur, et est ainsi nommé vicaire de la paroisse de Great Wyrley en 1875. C’est là que naît George l’année suivante. Les paroissiens de Great Wyrley ne sont pas les plus ouverts d’esprit au monde, ou ils sont peut-être aussi ouverts d’esprit que le reste du monde, et le fait d’avoir un révérend indien ne suscite pas l’enthousiasme.

– Je ne peux pas dire que je sois particulièrement surpris.

– En 1892, le révérend reçoit des lettres de menaces, évidemment anonymes, tandis que ses confrères des alentours sont destinataires de courriers d’injures portant la fausse signature d’Edalji.

– Bonne ambiance.

– Le chef des inspecteurs du Staffordshire, George Anson, pense que l’auteur de ces lettres n’est autre que le fils du pasteur, à savoir George Edalji.

– Mais enfin pourquoi ?

– Bah, pourquoi pas. Peut-être pense-t-il qu’il n’y a de place que pour un seul George en ville, ou peut-être que sa tête ne lui revient pas.

Oui, bon, c’est pas Houdini, mais quand même.

L’affaire et l’enquête ne vont pas plus loin, et ça n’empêche pas le petit George de réussir de belles études, qui lui permettent de se lancer dans la carrière d’avocat à Birmingham.

– Bon, ben c’est bien.

– Sauf que quand des animaux sont mutilés, la police reçoit des lettres, toujours anonymes, qui accusent Edalji junior, et indiquent que le criminel envisagerait de passer à des victimes humaines, plus précisément des femmes. Non seulement Anson y croit, mais il pense aussi qu’Edalji en est également l’auteur.

– Attends, il enverrait des lettres anonymes pour s’accuser d’un crime qu’il a effectivement commis ? C’est, comment dire…

– Pas particulièrement convaincant de prime abord ?

– C’est pas le mot que j’avais en tête, mais oui.

– Toujours est-il que le chef Anson considère George Edalji comme le principal suspect. Il détache alors six hommes pour surveiller la demeure des Edalji, puisque George vit chez ses parents. Quelques jours plus tard, un poney est retrouvé éventré au petit matin. La résidence des Edalji est perquisitionnée, alors que George est au boulot. Les policiers saisissent des chaussures et un pantalon qui portent de traces de boue, un rasoir, ainsi que des vêtements tachés de sang et sur lesquels ils trouvent des poils de cheval. George est arrêté.

– Je reconnais que ça peut justifier un interrogatoire.

– Oui, cependant la police ne va pas au-delà de ces quelques éléments, alors que plusieurs témoins confirment la présence de George loin de la scène du crime, avant qu’il rentre chez lui se coucher à 9h30. Sachant qu’il dort dans la même chambre que son père, qui a l’habitude de la fermer à clé. Ce qui soulève d’autres questions, mais ce n’est pas le sujet du jour.

– Je suis d’accord.

– Ajoutons que si George avait réussi à sortir de la chambre paternelle, il aurait quand même dû ne pas se faire repérer par les six policiers qui surveillaient la maison, à l’aller et au retour. La police part cependant du principe que c’est ce qui s’est produit. Il est donc inculpé et jugé en octobre 1903, et déclaré coupable de cruauté sur animaux, ce qui non seulement le conduit en prison mais ruine sa carrière.

– Ca me paraît un peu bâclé et orienté.

– Certes. On peut d’ailleurs signaler qu’un autre cheval est attaqué par la suite, c’est-à-dire pendant que George Edalji est derrière les barreaux. Sa condamnation suscite par ailleurs des protestations et pétitions, mais le juge a rendu son verdict. George Edalji ne retrouve la liberté qu’en 1906. Il décide alors de prouver son innocence. Pour cela, il cherche à embaucher le plus grand détective au monde.

– C’est-à-dire ?

– Ben, Sherlock Holmes.

– Euh, oui, mais en vrai il n’existe pas, Sherlock Holmes.

– Edalji en est bien conscient (même si le personnage fictif reçoit régulièrement des sollicitations), mais il s’adresse au créateur d’Holmes, partant du principe qu’il doit bien posséder certaines des capacités de son personnage.

– Autrement dit, il écrit à Arthur Conan Doyle.

– C’est cela. Il n’est pas le premier, et Doyle avait plutôt l’habitude d’ignorer ce type de requête, mais il venait de perdre sa femme et avait besoin de se changer les idées.

« Je ne peux pas passer TOUT mon temps à me friser la moustache. »

George Edalji lui adresse sa version des faits, qui a par ailleurs été publiée dans le journal Umpire. Conan se saisit donc de l’affaire. Dans la mesure où Edalji a déjà été libéré, son objectif est d’obtenir pour lui une compensation, et de lui permettre de reprendre son métier d’avocat.

– Et donc, il prend une loupe et une pipe ?

– Il prend surtout sa plume. Il écrit notamment au chef inspecteur George Anson, pour lui demander des précisions et lui poser des questions. Et pas qu’une fois. Il le harcèle, en lui adressant des courriers très fréquents. Ce qui agace prodigieusement Anson. Une franche inimitié va rapidement naître entre eux. Holm…pardon, Doyle est convaincu qu’Edalji est victime du racisme d’une partie de la population et de la police du Staffordshire.

– Ca c’est une surprise.

– Mais au-delà de cela, il rassemble des renseignements et en tire un certain nombre de conclusions, dont son personnage fétiche ne serait sans doute pas peu fier. D’une, le rasoir saisi chez les Edalji, censé avoir été utilisé pour tuer le poney, ne présente aucune trace de sang. De deux, la boue retrouvée sur les vêtements est d’un autre type que celle de la scène de crime.

– Ah ça, c’est du Sherlock tout craché.

– De trois, les enquêteurs ont enveloppé un prélèvement fait sur la victime (le poney) avec les vêtements saisis lors de la perquisition, ce qui peut assez facilement expliquer la présence de poils sur ces derniers, ainsi que les traces de sang. Doyle remarque par ailleurs avec une certaine ironie que même « l’expert le plus doué » ne pourrait pas éventrer un poney la nuit en plein air et ne revenir qu’avec quelques gouttes de sang sur ses fringues.

– Ca se tient.

– Après toutes ces observations préliminaires, Conan rencontre George Edalji. Il se trouve que son train a un peu de retard, par conséquent Edalji l’attend en lisant son journal. Qu’il tient très près de son visage. Doyle se rend ainsi compte que le supposé tueur de poneys est méchamment myope et astigmate. Ce qui rend d’autant plus impossible qu’il ait fait tout ça de nuit sans se faire repérer, et sans s’en foutre partout. Par ailleurs ça lui donne un regard bizarre et un peu fuyant de nature à soulever les suspicions.

– Il est fort.

– Doyle compile ses observations et conclusions, et adresse le tout au Daily Telegraph, en précisant que cet article est libre de droit afin qu’il puisse être repris aussi largement que possible. C’est ainsi que ce journal publie le 9 janvier 1907 L’Affaire George Edalji – une enquête spéciale par Sir Arthur Conan Doyle. Et il va sans dire que le papier trouve rapidement une audience nationale. D’autant que Doyle ne lâche pas le morceau, et continue à relancer Anson. Il lui écrit tous les jours, et dénonce le racisme systématique de la police du Staffordshire. Le chef inspecteur finit par l’envoyer paître. Quelques jours plus tard, c’est Doyle qui reçoit une lettre anonyme, qui confirme qu’Edalji est coupable, et l’enjoint d’arrêter de fouiner, sinon…

– J’ai tendance à penser que ça veut dire qu’il va dans la bonne direction.

– Bien des années plus tard, l’étude des archives de George Anson permettra de prouver que c’est lui qui a commandité cette lettre.

– Carrément ?! Ah oui, là ça ne va plus entre eux.

– Pour autant Doyle ne s’arrête pas là. Il reçoit une deuxième lettre anonyme, qui fait référence à l’école d’Edalji. Conan s’y rend, pour savoir si un ancien élève pourrait en vouloir à George. Le maître lui parle d’un élève violent, expulsé pour son comportement, Royden Sharp. Il s’avère qu’il est entre-temps devenu marin, puis boucher.

– Nooon.

– Si. Mieux, il a été vu en train d’exhiber une forme de couteau vétérinaire, qui aurait tout à fait pu servir pour éventrer le poney.

– Attends, sérieusement, Conan Doyle démonte les accusations contre Edalji, et en plus il trouve un vrai suspect ?

– Mais oui. Il fournit tous ces éléments à une commission que le ministère de la justice a finalement accepté de mettre en place après tout le raffut que provoque l’auteur. Elle en conclut en 1907 qu’Edalji n’est effectivement pas coupable. Il est donc blanchi, mais ne reçoit pas de compensation parce qu’il s’est « dans une certaine mesure, attiré tous ces ennuis » (sans doute une référence aux lettres envoyées à son père, dont on continue à penser qu’il les a écrites). Doyle écrit alors à nouveau au Telegraph pour dire à quel point c’est anormal qu’Edalji ait été enfermé pendant plusieurs années et ait vu sa carrière torpillée en raison d’une enquête bâclée, et n’en reçoive aucune compensation. En réaction, le barreau permet à Edalji de reprendre son activité.

« Allez mon garçon, tournez la page et passez à autre chose. Vous pourriez par exemple vous laisser pousser la moust…ou pas. »

Pour autant, la Chancellerie considère que l’affaire est close. Les investigations ne vont pas plus loin, et Sharp ne fait pas l’objet d’une enquête de police. En 1934, Enoch Knowles, un ouvrier du coin, reconnaît avoir écrit les lettres, mais le mutilateur n’a jamais été formellement identifié. Pour autant, cet événement et ses répercussions conduisent à la création d’une Cour d’appel. Tout ça grâce à Doyle.

– Conan le réformateur !

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