Relax and Churchill

Relax and Churchill

– Sam, de quoi sommes-nous de grands fans sur En Marge ?

– De Firefly, de metal et de Jennifer Connelly ?

– Alors oui. Mais aussi de… ?

– De dés chelous ?

– Exact. Mais également d’opérations à la fois épiques et complètement pétées de la seconde guerre mondiale. Avec des noms badass.

– On n’a pas fait le tour, à force ?

Oh, my sweet summer child.

– On n’a pas fait le tour, c’est ça ?

– Nan, pas vraiment.

– On ne fera quand même jamais mieux que les chauves-souris lâchées par des bombardiers pour aller foutre le feu.

– Dans le côté surréaliste, sans doute pas. Dans le côté disons… surprenant, tu as entendu parler du jour où Churchill s’est demandé si ça ne vaudrait par hasard pas le coup d’envahir l’URSS en 1945 ?

– Attends, mais ils n’étaient pas censés être alliés, Churchill et Staline ?

– Oh si. M’enfin y avait déjà un peu d’eau dans le gaz, début 1945. Si je te dis Yalta, tu situes ?

C’est bien le plaisir de saloper des tapis, bon dieu.

– Un de mes pires cauchemars de Terminale.

– Avec le cours sur le choc pétrolier, oui. Début 1945, la défaite prochaine de l’Allemagne nazie est plus ou moins acquise. En conséquence de quoi les patrons des trois principales puissances alliées, Churchill, Roosevelt et Staline, mettent leur plus beau slip de bain pour aller tailler le bout de gras dans la station balnéaire de Yalta, sur les bords de la Mer Noire. Objectif : coordonner les derniers coups de boutoir, mais surtout préparer le monde d’après sur la base d’un équilibre des forces qui commence à bien se dessiner.

– Tiens, De Gaulle n’est pas là ?

– Vil provocateur que tu es. Bref : à Yalta, Staline est en position de force. Les Etats-Unis et le Commonwealth ont beau avoir engagé un effort de guerre considérable sur le front ouest, c’est bien la puissance de feu de l’Armée Rouge qui l’emporte. Enfin… Arme nucléaire à part, mais les Etats-Unis sont encore discrets sur le petit side project qu’ils sont en train de mener du côté du Nouveau-Mexique.

« Hein ? Non, rien de spécial à signaler, on bricole deux trois trucs, rien de sérieux. »

– Doivent quand même avoir deux ou trois indices, les Russes, non ?

– Oui, mais rien n’est encore fait. Et pour l’heure, ce sont bien les troupes russes qui sont à cent kilomètres de Berlin. Quand tu ajoutes à ça le fait Roosevelt est déjà subclaquant, rongé par la maladie qui va avoir sa peau deux mois plus tard, il se frise les moustaches au moment d’ouvrir les négociations, le père Staline.

– Enfin il y a tout de même Churchill dans l’équation, ce n’est pas tout à fait un lapin de six semaines.

– C’est le moins qu’on puisse dire. De fait, je ne t’apprendrai rien en t’annonçant qu’il n’y a pas grand-chose qui unit les alliés occidentaux et l’URSS en dehors de cette saine et commune ambition de péter les dents des nazis. Leurs visions respectives du monde s’opposent radicalement et Churchill se méfie de plus en plus d’un Staline qu’il suspecte de viser bien plus qu’une simple zone d’influence en Europe de l’est.

– Encore cette paranoïa typique des valets calomniateurs de l’impérialisme capitaliste dégénéré, ça.

–  Voilà. Et à Yalta, il y a un sujet qui agace prodigieusement Churchill : la Pologne.

– Enfin ce qu’il en reste.

– Tu ne crois pas si bien dire. Après s’être fait démonter par les Allemands et par… les Russes en 1939, la Pologne s’est retrouvée sous domination nazie quand il s’est mis à faire vilain temps entre le IIIe Reich et l’URSS. Avec l’offensive russe, renversement de situation : la Pologne est de fait sous contrôle de l’Union Soviétique qui y a installé un gouvernement communiste, le PKWN.

– Parfaitement libre et indépendant, j’imagine ?

– Elle est bien bonne, celle-ci. Non, sous contrôle de Moscou, évidemment. C’est d’autant plus difficile à avaler pour Churchill que le Royaume-Uni a accueilli à Londres l’exécutif polonais en exil. D’où le refus clair, net et précis de reconnaître la légitimité du PKWN.

– Eh ben ça s’annonce compliqué…

– Oh ben sur le papier, ça se finit bien : la déclaration commune, à la fin de la conférence, indique noir sur blanc que les trois chefs d’État garantissent l’organisation « d’élections libres et sans contraintes » dans l’ensemble des pays européens, une fois la guerre terminée.

– Mmmmmouais.

– C’est à peu près ce que se dit Churchill. Le Premier Ministre de Sa Majesté estime que sur l’échelle de la confiance, Staline se situe quelque part entre Judas, Iago et Theon Greyjoy. Surtout, ce que lui et certains stratèges britanniques redoutent dépasse le cas de la seule Pologne.

« Ayez confiance, camarades capitalistes »

– C’est-à-dire ?

– Persuadés que la signature de Staline vaut à peu près la même chose que celle d’Adolf Hitler en son temps, ils voient l’URSS comme une sérieuse menace contre toute l’Europe, puissances occidentales comprises.

– Enfin quand même…

– Écoute, pourquoi Staline déciderait-il de s’arrêter à Berlin, finalement ? Surtout si comme le craint Churchill, les Américains, les Australiens et les Canadiens quittent rapidement l’Europe après la chute Reich, ce qui aurait pour conséquence de laisser la Grande-Bretagne toute seule en face l’Armée rouge. D’où une demande de Churchill qui a dû faire un peu tousser un peu les diplomates du Foreign Office au printemps 1945 : étudier la faisabilité d’une opération armée contre l’URSS.

– M’enfin.

– Comme tu dis. Engagée, l’attaque signerait le début d’une troisième guerre mondiale dans la foulée immédiate de la deuxième, lancée par surprise contre le principal allié des Occidentaux… Le nom retenu par le Joint Planning Staff de l’état-major britannique, chargé de sa rédaction, reflète ce côté légèrement surréaliste : « Operation Unthinkable », autrement dit impensable.

– Mais pensée tout de même.

– Ah oui. Gênant, hein ? C’en est au point que l’Angleterre n’a admis l’existence du plan en question qu’en 1998…

– Et en détail, c’est quoi, l’idée ?

– Tu vas aimer. Les rédacteurs font le point et concluent qu’atteindre l’objectif politique fixé – garantir des élections libres en Pologne – débouche sur le plan militaire sur une situation qui dépasse largement le cadre polonais. Les auteurs soulignent qu’une opération pareille supposerait non seulement le soutien total et absolu des forces polonaises, des Etats-Unis, de la France et du Canada, mais insiste également sur le nécessaire soutien (« full support ») des opinions publiques anglaise et américaine.

– Après six ans de guerre ? Compliqué.

– Tu viens de réussir l’euphémisme du siècle, Sam. Une première version du plan est en tout cas adressée à Churchill le 22 mai 1945, quinze jours après la capitulation allemande. C’est évidemment ultra secret, et je cite : « compte tenu de la nécessité de conserver tout particulièrement le secret, le personnel normal des services ministériels n’a pas été consulté ». Le plus beau, c’est que le document fixe toute de même une date précise pour l’ouverture des hostilités : le 1er juillet.

« On s’appelle et on se fait une bouffe, pour cette histoire de troisième guerre mondiale ? »

– Eux, c’est 40 jours à peine après, ça ?

– Oh en peut en faire des trucs en 40 jours, demande à Noé.

– Comme quoi ?

– Comme organiser l’attaque surprise de 47 divisions alliées sur le flanc droit de l’Armée rouge, histoire d’espérer pouvoir livrer une bataille à la fois monstrueuse et décisive sur la ligne Oder-Neisse, à la frontière polonaise. Le but serait d’aller très vite et d’arrêter les frais rapidement, en négociant la paix et des élections libres en Pologne, juste après avoir obtenu un avantage tactique. 

– Non mais c’est bien joli de jouer à Risk, mais ils ont évalué leurs chances ou ils se sont juste contentés de faire joujou avec des figurines, les gars du Foreign Office ?

– Ils ont évalué leurs chances.

– Et ?

– Ben c’est pas flambant. Le risque, c’est que l’URSS ne se laisse pas franchement impressionner par l’attaque initiale : « Un succès rapide pourrait inciter les Russes à se soumettre à notre volonté au moins pour le moment, mais pas nécessairement (…) Si les Russes veulent une guerre totale, ils en sont capables. »

– Outch.

– Oui. Mais attention, les Anglais ont une autre carte à jouer.

– Je crains le pire.

– Ils comptent sur le soutien d’une autre armée. Devine qui.

– Je ne vois p… Attends non ?

– Oooooh si : les Allemands.

– MAIS.

– Voilà. En fait, les analystes anglais sont parfaitement conscients que si le conflit devait virer à la guerre totale, battre l’Union soviétique serait presque impossible. Les services britanniques n’ont pas oublié l’échec de l’offensive allemande avec l’Opération Barbarossa, en 1941, pas plus qu’ils ne sous-estiment la qualité du commandement et des troupes soviétiques ou les rigueurs légendaires de l’hiver russe – Napoléon s’en souvient encore. Pire, les analystes estiment que le déclenchement de l’opération se traduirait immédiatement par une alliance soudaine entre les Soviétiques et… les Japonais.  Bref, injouable, sauf…

– Sauf quoi, à faire copain-copain avec les nazis que tu viens de défoncer ?

– Avec ce qui reste de la Wehrmacht, ce qui n’est pas tout à fait la même chose mais globalement, oui, c’est l’idée.

– Pardon mais ça ne relèverait pas de la pure fiction, ton truc ?

– Ah non, le rapport sur l’opération existe bel et bien. En revanche, oui, on a la solide impression à la lecture que tout est fait dedans pour montrer que l’Operation Unthinkable serait suicidaire. Pour citer le rapport du 22 mai : « a) Pour que l’objectif politique soit atteint avec certitude et des résultats durables, la défaite de la Russie dans une guerre totale sera nécessaire. b) Le résultat d’une guerre totale avec la Russie est impossible à prévoir, et la seule certitude est que, pour gagner, il nous faudra beaucoup de temps. »

– Et encore, c’est plutôt optimiste.

– Voilà. Dans les faits, les Occidentaux n’avaient pas vraiment les moyens de s’engager dans un nouveau conflit mondial, et Churchill s’en doutait plus que probablement – ce qui ne l’a pas empêché d’explorer absolument toutes ses options. Même les plus unthinkables.

5 réflexions sur « Relax and Churchill »

  1. Ce qui est glaçant c’est de se dire que si les britanniques avaient été plus informés des essais au nouveau Mexique, on peut imaginer un rapport beaucoup plus va-t-en-guerre…

    Très bon papier !

  2. C’est quand même assez incroyable comme histoire, surtout quand on sait que, quelques semaines plus tôt, Churchill était celui qui essayait désespérément de convaincre les Américains qu’il fallait à tout prix écraser les nazis de la manière la plus totale possible pour empêcher le Reich de se refaire la cerise à plus ou moins brève échéance – et notamment fait en sorte qu’Himmler n’ait aucune possibilité d’engager les négociations dont il rêvait avec Eisenhower…
    Entre ça et le fait que le toupiti problème de l’Allemagne en 45 c’est qu’elle n’a plus que des gosses à envoyer au front (donc que son apport aurait été assez négligeable), et celui que les chars anglo-US, même nombreux, auraient été en grosse, grosse difficulté face au T-34/85, sans parler du Staline… ça ressemble plus à une évaluation des chances de succès en cas de confrontation (conclusion: zéro) qu’à un projet réel.

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