Grauballe tragique au Danemark

Grauballe tragique au Danemark

– Je suis prêt à parier un truc.

– Dis toujours.

– Que tu n’as pas la moindre idée de ce que faisait Tage Busk Sørensen le 26 avril 1952.

– T’as gagné. Qui ?

– Voilà. Bon, je ne peux pas t’en vouloir, M. Sørensen étant un homme aussi discret que danois, et dieu sait qu’il était danois. Et exploitant agricole, aussi.

– Et donc, que faisait ton M. Sørensen le 26 avril 1952 qui puisse expliquer sa présence sur cet auguste blog ?

– Il découpait de gros morceaux de sol dans une tourbière quelque part dans le Jutland.

– Enfin mais quelle idée.

– C’est utile à beaucoup de choses, la tourbe, ô triste fils des métropoles tentaculaires.

– Je ne sais même pas ce que c’est que la tourbe, maintenant que j’y pense. A part que c’est très bon dans le whisky.

– C’est ce qui reste quand on laisse baigner pendant longtemps beaucoup de matière végétale dans beaucoup de flotte. Concrètement ça, donne une matière organique fossile noirâtre.  

– Comme le charbon ?

– Exactement comme le charbon : la tourbe n’est rien d’autre que la première étape. Tu laisses reposer quelques millénaires de plus dans de bonnes conditions et la tourbe se transforme en houille. Il faut 7 ou 8 000 ans pour qu’une zone humide se transforme en une belle couche de tourbe mais 300 bons millions d’années pour en faire du charbon.

– Le charbon, jeunes années.

– Huhu. Et ça remplit pas mal de fonctions, dont une qui est exactement la première qu’on associe au charbon.

– Se dessiner des moustaches de pirate  avant de partir à l’abordage de sa petite sœur de 4 ans en braillant ?

–  Chauffer des trucs, patate. En l’occurrence des cheminées : rien de mieux qu’un bon feu de tourbe pour se protéger du froid l’hiver.  

– Oh.

– Et c’est exactement le travail dans lequel s’est lancé Tage Busk Sørensen le 26 avril 1952 : découper de grandes plaques de tourbes près du village de Grauballe dans l’idée de les laisser ensuite sécher pour les vendre comme combustibles.

Si tentante que soit l’idée, non : ceci n’est pas une collection de bouses produites par des vaches carrées.

– C’est toujours un peu court pour finir sur En Marge.

– Il s’y retrouve par la vertu d’un bien beau coup de pelle qui voit ce brave Sørensen taper dans un truc dur, une sorte de petite plaque. Ce qui est un peu surprenant au beau milieu de la tourbière de Grauballe. Et au début il ne voit pas de quoi il s’agit.

– C’est un Grauballe masqué, quoi.

– Je ne vais jamais tenir six semaines confiné avec toi, tu sais.

– Pardon.

– Mmfff. Bon : en fait de plaque c’est une omoplate, dans laquelle il vient de mettre un coup de pelle. Et ça, il s’en rend compte en tirant de dessus. Dans le bruit de succion mouillée dégueulasse que tu imagines, il fait ressortir de l’épaisse couche de tourbe un corps entier parfaitement conservé, momifié dans la tourbière. Tiens, dis bonjour au monsieur.

– MAIS YEURGH.

– Oui, hein ? Ça conserve bien, la tourbe. Sa très faible teneur en oxygène permet un petit processus chimique de momification naturelle tout à fait sympathique

– Mais c’est qui ce type ?

– C’est toute la question. Le premier réflexe de Sørensen, c’est de penser qu’il est tombé sur le corps d’un poivrot local : Christian Le Rouge, un clochard roux comme toute l’Irlande, disparu en 1887. L’histoire était restée parce que c’était une figure locale et qu’on l’avait à l’époque vu partir saoul comme une sacoche vers les tourbières, ce qui n’est jamais une bonne idée. Et comme la dépouille a de beaux cheveux roux…

– Bon ben ta momie est un vieux sac-à-vin, on remballe.

– Ah non. Ils se sont un peu gourés, question chronologie.

– De beaucoup ?

– 23 siècles.

– Ah. C’est pas le pochetron, du coup.

– Nope. Et ce n’est pas non plus un accident.

– Ah ?

– Tu te souviens d’Ötzi, le chasseur retrouvé mort dans les Alpes, tué d’une flèche vers 3300 avant Jésus-Christ ? Même chose à Grauballe. Le momie est celle d’un monsieur qui a été tué froidement.

– Et on sait ça comment ?

– Grâce à la grande cicatrice qui lui fait un beau sourire d’un côté à l’autre de la gorge et qu’on distingue très bien, une fois le corps nettoyé. Mister Momie a été proprement égorgé avant d’être balancé complètement à poil dans la tourbière. Et c’est peut-être moi qui surinterprète, mais vu l’expression de douleur qu’on lit encore sur ses traits, je dirais qu’il l’a senti passé… Ceci dit, le premier médecin arrivé sur place, Ulsik Balsev, est aussi archéologue – en amateur, mais avec suffisamment de compétences pour savoir qu’on a déjà retrouvé d’autres momies de ce genre dans d’autres tourbières, un peu de partout en Europe du Nord. Très vite, il réalise que l’affaire ne relève pas de la gendarmerie et contacte les équipes du Musée de la Préhistoire d’Aarhus, qui rappliquent ventre à terre. Un cas pareil, c’est Noël avant l’heure, pour des chercheurs.

« La momie est dans la chaussette de droite, les enfants ! »

– Et ils découvrent quoi ?

– Plein de trucs. Le corps a été retrouvé couché sur le bide, le bras et la jambe droite repliés, la tête rejetée en arrière. Il est en parfait état, même si on lui trouve quelques fractures ici ou là, toutes dues aux pressions exercées par la tourbe en formation au cours des siècles. Le pauvre homme a dans les 35 ans, mesure 1,75 mètre et ne porte aucune marque particulière. Pas de vêtements, pas de bijoux, rien – enfin si, des petits bâtonnets de bois de hêtre, des sortes de toutes petites allumettes couvertes de symboles. La datation au carbone 14, elle, permet de dire qu’il a quitté cette vallée de larmes quelque part entre 375 et 255 avant notre ère.

– Et les légistes, ils disent quoi ?

– Plein de choses aussi, à commencer par le fait que le malheureux a bien vieilli, post mortem. Son état de conservation est absolument stupéfiant. Le corps s’est pour ainsi dire tanné naturellement et il a toujours ses cheveux, ses ongles et jusqu’à ses poils de barbe. Pour te donner une idée, on a pu lui prendre ses empreintes digitales aussi facilement que pour une personne vivante.

– Il n’a plus trop besoin de papiers, ceci dit.

– Certes. Au fil de travaux, on a trouvé plein d’autres trucs intéressants sur l’homme de Grauballe, de quoi éliminer certaines pistes.

– Du genre ?

– Sa profession, par exemple. Ses mains sont très douces, pas du tout celles d’un travailleur de force ou d’un agriculteur.

– Ou d’un soldat du feu.

– Hein ?

– Et c’est dommage parce qu’on aurait pu parler du Grauballe des pompiers et… Qu’est-ce que tu fais à essayer de démarrer cette tronçonneuse ?

– Je te menace d’une mort abominable, Sam.

– D’accord, d’accord, je me tais ohlala, on ne peut plus rien dire de toute façon.

– Ce que les légistes découvrent aussi, c’est que l’homme n’était pas roux du tout de son vivant : c’est l’action de la tourbe qui a donné cette belle couleur auburn à ses cheveux. Des cheveux dont il prenait soin, manifestement. Sa dernière coupe remontait à trois semaines à peine avant sa mort.

– Et au-delà des signes extérieurs, ils ont aussi cherché… Tu sais…

– Dedans ?

– Tu te doutes bien que oui. La momie a été retournée dans tous les sens et a subi davantage d’IRM que Michael Schumacher. On lui aussi ouvert le bide.

– Quoi, à Michael Schumacher ?

– A la momie, patate. Et on a trouvé des tas de trucs intéressants dans ce vieil estomac.

– Du genre ?

– Son dernier repas ne fait pas rêver. Avant de se faire couper la gorge, le brave garçon s’était tap un bouillon de légumes composé d’une bonne soixantaines d’herbes et de plantes aromatiques différentes. Mais ceci dit, ce n’est pas le truc le plus intéressant de l’histoire.

– Accouche !

– On a aussi retrouvé de l’ergot de seigle dans son système digestif.

– Oula, passionnant, vraiment, du seigle ? Dingue. On change la Une, arrêtez les rotatives.

– De l’ergot de seigle, Sam.

– Eh ben quoi, de l’ergot de seigle.

– C’est pas la céréale. C’est le champignon truffé d’alcaloïdes qui parasite la céréale.

– De la drogue !

– Ouaip. Et pas franchement la plus sympa : à long terme, c’est l’ergot de seigle qui est responsable du mal des Ardents, cette espèce de saloperie qui provoque une série de symptômes tous plus sympas les uns que les autres : sensations de brûlure abominable, bubons, convulsions, grangrènes « sèches »…

– Je crois que ça va aller, merci.

– … Et hallucinations.

– Ah ben voilà,  je savais que ce champignon avait tout de même un côté récréatif.

– De fait, c’est un des principes actifs du LSD. Mais surtout, ça ouvre quelques pistes pour comprendre ce qui s’est passé.

– Ah ?

– Oui. Une des théories qui permettraient d’expliquer la mort de ce beau jeune homme, c’est celle du sacrifice humain. Prémédité, en plus.

« Mais j’étais même pas VRAIMENT roux, putain ! »

– Hein ?

– Réfléchis. Une peau douce, un homme retrouvé nu dont on avait jusque-là pris grand soin en lui coupant les cheveux régulièrement, les restes d’une potion aux herbes bourrée de drogue hallucinogène, un bien bel égorgement réalisé dans les règles de l’art… Tu le sens venir, le meurtre rituel ?

– Moui. C’est quand même plus que délicat à prouver.

– Et c’est bien pour ça que ça reste une théorie mais l’idée vaut ce qu’elle vaut, d’autant que les petits bâtonnets de hêtre couverts de symboles mystérieux font plutôt joli dans le tableau. En tout cas, l’idée tient tout autant la route que les autres explications.

– Qui sont ?

– Nombreuses. Parmi les plus solides, tu as le meurtre basique : sans doute issu d’une classe privilégié au vu de ses mains douces, plutôt rares dans des économies essentiellement agricoles et militaires, le malheureux aurait fait une mauvaise rencontre et se serait fait dépouiller avant d’être balancé à la flotte. La thèse de l’exécution pénale est aussi très séduisante. Dans ce cas de figure, l’homme de Grauballe aurait commis un crime suffisamment grave pour être exécuté et balancé à poil dans la tourbe, sans sépulture digne de ce nom. Et vu ce que l’état de son corps dit de sa classe sociale, il a vraiment dû merder sérieusement.

– On saura un jour ?

– Dans le cas d’Ötzi, on a mis des décennies à trouver la bonne explication alors va savoir… Il y a une dernière thèse que j’aime beaucoup, personnellement.

– Laquelle ?

– C’est une variante du sacrifice rituel. Si l’homme de Grauballe était intoxiqué à l’ergot de seigle, il peut avoir eu des comportements erratiques : entre les hallucinations et les convulsions, ça doit flanquer un peu les miquettes dans le reste du village. De là à se dire qu’ils ont voulu apaiser la colère de je ne sais quelle puissance occulte en déboitant leur pote, il n’y a pas loin.

– T’as tout pour faire un Cluedo un peu moins cucul que le vrai, finalement.

– Le Voyant, avec le Couteau Sacré, dans la Hutte Sanglante !

– Par exemple.

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