Gros poisson
– Dis, tu sais ce qu’on dit ?
– A quel propos ?
– Les dettes.
– Ah là là, oui, c’est un insupportable fardeau que nous faisons porter sur les générations futures, c’est très mal, tout ça.
– Je pensais à un échelon plus individuel. Entre les personnes.
– Et donc, qu’est-ce qu’on en dit ?
– Par exemple, que les bons comptes font les bons amis.
– Ha. Si nous commencions par nous mettre d’accord pour dire que nous sommes plus, comment dire, des connaissances mutuelles qui ne s’entendent pas trop mal que de bons amis à proprement parler ?
– Non non non. Et tu vois très bien où je veux en venir.
– Pas du tout.
– Je veux en venir que j’attends toujours que tu me rembourses, truand ! C’est pas la somme, c’est le principe.
– Oui, je comprends, mais c’est…c’est pas moi, ru sais. C’est que c’est compliqué, quand on y réfléchit, comme procédure. Nous prenons tellement pour acquises des opérations qui sont en réalité loin d’être évidentes. Nous parlons d’un ordre électronique, qui part vers une banque, puis est adressée par cette dernière à une autre, il y a des jeux d’écriture. Très très complexe, quand on y réfléchit.
– C’est ça. Je persiste à penser que le principal obstacle reste quand même quand l’intéressé oublie de donner l’ordre.
– Non non, pas du tout. La complexité de l’interconnexion des réseaux de communication, te dis-je. C’est sans doute un peu contre-intuitif, mais je pense c’était plus simple dans le temps.
– Contre-intuitif parce que faux, oui.
– Je reste sur ma position.
– Prêt à tout plutôt que de reconnaître que tu as oublié, hein ? Si seulement je pouvais être payé en mauvaise foi…
– Ah ça, nous serions riches à millions.
Au bas mot.
– Les transferts et virements c’était plus simple avant, hein ?
– Tout à fait.
– J’imagine que c’est pour ça que l’une des opérations les plus secrètes de la Seconde Guerre, peut-être même la plus secrète, visait précisément à faire passer des sous d’une banque à une autre, hein ?
– Ecoute, c’est pas pour me vanter, mais des opérations secrètes menées pendant la guerre, j’en connais quelques-unes, y compris des plus délicates, et ça ne me dit rien. Elle s’appelle comment ?
– Justement. Tellement secrète qu’elle n’avait pas de nom.
– Ca m’a l’air un rien suspect ton histoire. Tu ne me mènerais pas en bateau, par hasard ?
– Alors si, un peu. Je veux dire, il est question de navires.
– Et des preuves ? Des éléments matériels ? Tu as ça ?
– Oh, à peine. Quelques centaines de tonnes de preuves. En lingots d’or.
– Des…centaines de tonnes de lingots ?!
– Absolument. Et encore plus en titres. Le tout planqué sous le nez de tout le monde, dans l’un des bâtiments les plus connus du pays.
– Ok, vas-y, je t’écoute.
– L’histoire commence au printemps 1939. L’Europe n’est pas encore en guerre, mais l’ambiance est déjà bien dégueu. Y’a comme qui dirait des nuages à l’horizon.
– C’est le moins qu’on puisse dire.
– Le contexte pousse le gouvernement de Sa majesté à se dire que ce serait peut-être une bonne idée de mettre littéralement un peu de sous de côté. C’est-à-dire d’aller déposer une partie de ses réserves en or de l’autre côté de l’Atlantique, au Canada. C’est loin de l’Europe, c’est l’Empire, et les banques centrales anglaise et canadienne ont de bonnes relations. C’est ainsi qu’en mai 1939, de 50 tonnes de lingots d’or sont embarquées dans les HMS Southampton et Glasgow, direction Halifax.
– Des bâtiments militaires, c’est plus sûr. Mais ça n’évite pas forcément les questions.
– Le transfert bénéficie de la meilleure couverture au monde. Offerte par George et Elisabeth.
– Qui ça ?
– Leurs majestés George VI et la reine Elizabeth, malotru.
– Elizabeth, déjà ?!
– Non. Pas Elizabeth II. Sa mère.
– Ha. Elizabeth I, alors.
– Non plus.
– C’est compliqué.
– Que veux-tu que je te dise, vive la République. Le couple royal réalise la première visite d’un souverain britannique au Canada, notamment pour s’assurer de l’appui de ce dernier à l’approche de la guerre. Le Southampton et le Glasgow sont officiellement là pour assurer leur escorte.
– Vous avez pensé aux travellers’ chèques ?
– J’ai pris de la monnaie.
Ca fait déjà quelque sous de côté, mais il en faudrait plus.
– Pourquoi ?
– Les raisons sont multiples, et de plus en plus pressantes au fil des mois. La guerre est déclarée début septembre, et la Grande-Bretagne a alors besoin de matériel militaire. Pas de problème, les Etats-Unis sont plus que disposés à en fournir. La difficulté est qu’ils sont à ce stade neutres dans le conflit, ce qui les conduit à adopter une politique commerciale qui se résume en deux mots : cash and carry.
– C’est-à-dire ?
– C’est-à-dire que si tu veux acheter des armes aux Etats-Unis, tu dois te pointer sur place, payer comptant en dollars ou en or, et récupérer les marchandises à emporter.
– Pas de virement par câbles en banques.
– Non. Donc il faut avoir littéralement sous la main de quoi régler les millions et millions nécessaires. Or le Canada a cet avantage de ne pas être loin des Etats-Unis en général, et de New York en particulier.
– Pourquoi New York ?
– Je vais y revenir. En septembre 39 toujours, en vertu des pouvoirs exceptionnels de guerre, le gouvernement britannique décrète que tous les citoyens sont tenus de déclarer leurs titres auprès du Trésor, et de les déposer dans les banques du pays. C’est la mobilisation des portefeuilles. Des convois d’or sont organisés vers les Etats-Unis pour acheter du matériel militaire dès le mois suivant. Le 3 octobre, le HMS Emerald reçoit ainsi la mission de transporter 2 millions de livres en or (près de 150 millions d’euros actuels) vers Halifax. Il prend la mer le 7, en convoi avec les HMS Enterprise, Revenge, Resolution, et Caradoc.
– Le convoi qui réunit plusieurs séries.
– Il faut bien ça. La mission est évidemment des plus secrètes. Les équipages reçoivent l’instruction de porter des uniformes « tropicaux » (blancs) pour dissimuler leur véritable destination. La traversée est l’une des plus compliquée et agitée que le commandant de bord a jamais connues. Quand il arrive à Halifax, l’Emerald a perdu ses canots, plus des charges de profondeur, des câbles, toute une brouette d’équipements, et même son avion de reconnaissance. Mais pas une seule caisse de sa cargaison.
– On va pouvoir racheter un avion.
– Entre autres choses. Il y a encore deux autres transports organisés dans le second semestre 39. Puis quand Churchill prend la tête du gouvernement en mai 1940, il décide d’accélérer le mouvement. Outre le fait de pouvoir acheter du matériel américain, il s’agit aussi de se préparer dans l’hypothèse, pas du tout fantaisiste à l’époque, d’une invasion allemande des îles britanniques. On transfère donc aussi les fonds pour les mettre à l’abri, voire pour que le gouvernement britannique puisse continuer son activité s’il est contraint de quitter l’Angleterre pour s’installer au Canada, une possibilité qui est sérieusement étudiée.
– C’est quand même malheureux qu’il leur ait fallu une guerre pour envisager cette décision de bon sens.
– Je suis bien d’accord.
– Bon ben allez, on sort les sacs.
– Attends, ce n’est pas une décision si simple. Les bateaux sont le seul moyen de procéder aux transferts nécessaires, et au risque de se répéter on rappellera que les liaisons transatlantiques sont tout sauf sûres à l’époque.
– A cause des sous-marins allemands ?
– Précisément. Pour te donner une idée, pendant le seul mois de mai 40, les sous-marins allemands envoient par le fond 100 navires dans la zone Atlantique. Soit 41 % du tonnage en mer sur la période. Tout ça en ne perdant qu’un seul u-boot.
– Faudrait pas que ça tombe sur un bâtiment chargé d’or jusqu’à la gueule.
– Non, effet. Surtout que c’est déjà arrivé.
– Ah bon ?
– Oui, il y a eu un précédent, pendant la Première Guerre. La Grande-Bretagne avait déjà essayé d’envoyer une partie de ses réserves vers Halifax, il faut croire qu’ils craignaient déjà un débarquement allemand. En janvier 1917, le SS Laurentic, un paquebot de ligne de la White Star réquisitionné, part vers l’ouest avec 43 tonnes d’or, et n’atteint jamais sa destination, coulé par un sub le 25 janvier. Heureusement, le conflit était quand même mieux engagé à ce moment. En outre, une grande partie de la cargaison est récupérée à l’occasion d’opérations de longée menées entre 1919 et 1924.
– C’est sûr qu’au printemps 40 les conséquences risqueraient d’être plus lourdes.
– Le coût serait astronomique, plusieurs centaines de millions de livres. Sachant qu’en plus si la cargaison est arraisonnée et non coulée, ils atterrissent dans les poches du Reich. Ce serait dévastateur pour l’effort de guerre britannique, et potentiellement le gouvernement. C’est donc une décision particulièrement lourde à prendre. Churchill valide néanmoins l’opération, qui est tellement confidentielle qu’elle n’a pas de nom officiel. Aucune note n’est prise pendant les réunions, il n’y a aucune mention dans les mémoires de Churchill, et à peine quelques télégrammes dans les archives. Le War Risk Insurance Office n’est pas informé, puisque la valeur de chacune des cargaisons était telle qu’elle ne pouvait de toute façon pas être compensée.
– Et donc, comment ça se passe ?
– On va transférer deux types de « marchandises ». Il y a d’abord les fonds tout ce qu’il y a de plus sonnants et trébuchants, c’est-à-dire les lingots et pièces d’or. C’est ce qui représente le plus gros volume, mais pas la plus grande valeur.
– Ils ont plus précieux que de l’or ?
– Au poids, oui. Des livres.
– Attends, je suis le premier à dire que la culture et les bouquins c’est important, mais enfin quand même, c’est pas si précieux que ça.
L’argument qu’on ne veut pas que certains tombent entre les mains des Nazis se tient, cela dit.
– Non, des livres. Sterling. Du papier. Des titres. Tous ceux que le gouvernement a imposé à leurs détenteurs de déposer en banque. En vertu de ses pouvoirs spéciaux, il décide ainsi d’envoyer une partie de ses réserves en or et ces titres vers le port de Greenock en Ecosse, direction le Canada. La première traversée est tentée par le Revenge, accompagné de deux navires de ligne reconvertis. Il transporte 60 millions de livres en or, soit plus de 4,4 milliards d’euros.
– Et ça passe ?
– Ca passe, ils se glissent entre les patrouilles allemandes. Puis le 24 juin, l’Emerald s’y recolle et fait le trajet avec 30 millions de livres en or et 200 en titres. C’est pas loin de 17 milliards.
– Ca doit être la soute la plus précieuse de l’histoire.
Une grosse grosse tirelire.
– Ya des chances. L’or est entreposé dans des casiers de munitions, les titres littéralement partout où il y a de la place, y compris sur le sol de la chambre du capitaine. Le convoi fait à nouveau face à une mer démontée, qui oblige la flotte à réduire sa vitesse. Ce qui l’expose d’autant plus aux nombreux sous-marins allemands qui pullulent dans le secteur.
– Aïe aïe aïe.
– Les conditions sont tellement pourries que les deux destroyers de l’escorte font demi-tour.
– Ca va mal finir.
– Eh ben non. Tout le monde arrive cependant à bon port le 1er juin. Puis il y a encore un voyage le 5 juillet. Et on est toujours dans les mêmes ordres de grandeur.
– J’imagine qu’ils ne se contentent pas de poser tout ça sur le quai ?
– Tu imagines bien. Les marchandises sont débarquées à Halifax sous la surveillance de 300 gardes, et convoyées en train jusqu’à Montréal. Là, à l’occasion du premier transfert de juin, un représentant de la Bank of England aurait rencontré son homologue de la Bank of Canada en lui disant « j’espère que vous n’avez pas d’objection à ce que nous débarquions comme ça sans être attendus, mais nous avons une cargaison substantielle de poisson ». D’où la dénomination non officielle de l’opération, Fish.
– Des gold fish, comme on dit.
– Massifs, même. A Montréal, on sépare les titres et l’or. Les titres restent sur place, c’est-à-dire qu’ils sont dirigés vers le Sun Life building, le siège d’une société d’assurance mutuelle. C’est le seul bâtiment qui disposait d’un espace sécurisé suffisamment grand. C’est aussi l’un des plus connus et emblématique de la ville à l’époque. Il s’agit du premier gratte-ciel de Montréal, et de l’Empire.
Bâtiment Soleil Vie, comme on dit sur place.
Ce n’est cependant pas un bâtiment gouvernemental, mais une mutuelle privée. Les trajets des fourgons entre la gare et le site sont organisés de nuit. Par la suite une chambre-forte est spécialement construite au troisième sous-sol. Sous le prétexte d’aménagements nécessaires sur les fondations de l’immeuble, des travaux sont menés directement dans la rue, qui est ouverte.
– Moi ça me paraîtrait plus logique de la fermer, s’il y a un chantier.
– Gros malin, elle est ouverte en deux.
– C’est râpé pour la discrétion.
– C’est pour les renforcer les fondations, on te dit. Les travaux nécessitent 425 tonnes d’acier, rare en temps de guerre. On fait donc fondre des voies de chemin de fer inutilisées, qui sont converties en supports pour les murs et rayonnages de stockage. Le chantier est bouclé en 25 jours en juillet 40.
– Belle performance.
– Une fois entreposés, les précieux bons sont surveillés 24 heures sur 24 par un détachement de la police montée. Qui dort et qui mange sur place, à la cafét’ de la mutuelle.
– Et ils en disent quoi les employés ?
– A ceux qui se posent des questions, on répond que c’est un service qui s’occupe de la gestion des obligations de guerre.
– Admettons, ça se tient.
– Par ailleurs, une rumeur est habillement diffusée, selon laquelle le bâtiment abrite en réalité…les joyaux de la Couronne.
– D’Angleterre ?
– Ceux-là même. Ils auraient été planqués au Canada pour éviter d’être perdus, volés, détruits, ou autre.
– Pourquoi pas, après tout.
– Alors qu’en fait à ce moment les joyaux sont enterrés dans une boîte de gâteaux dans le jardin du château de Windsor.
Une boîte de gâteaux qui contient tout ça, ça nous intéresse.
– Ah bon ?!
– C’est ce qu’il paraît. On ne m’a jamais laissé rentrer avec une pelle.
– Bon, et l’or ?
– L’or continue sa route vers Ottawa, et les coffres de la Bank of Canada. Où il occupe une surface de plus de 550 m².
Sur plusieurs couches.
A noter que la France a lancé un plan similaire avant l’armistice. En juin 40, 254 tonnes d’or français sont transférées au Canada. Devant l’avancée de troupes allemandes, le gouvernement délègue à son homologue britannique la gestion de la dette et les actifs français au Canada. Cependant l’armistice intervient pendant le trajet, et sur ordre de Vichy le capitaine du navire qui transporte le magot se détourne vers la Martinique. En août 40, Churchill demande au secrétaire de la Banque du Canada de piocher dans la réserve française déjà présente depuis avant le conflit.
– Ah ouais ?!
– A la guerre comme à la guerre. Il essuie cependant un refus, et les réserves françaises sont gelées jusqu’en 45. A l’inverse, les fonds britanniques travaillent.
– Comment ça ?
– Je te rappelle qu’on ne les a pas amenés là juste pour les entreposer. Il s’agit de financer la guerre. On profite donc de la proximité du Canada avec New York et Wall Street pour y vendre des titres et des lingots, et acheter des armes. A cette fin, ce sont 120 secrétaires, banquiers, et comptables à la retraite qui sont recrutés par les autorités britanniques et canadiennes, évidemment dans le plus grand secret, pour assurer la gestion de cette fortune. A Ottawa, c’est ainsi un tiers de la réserve qui sera vendu pendant le conflit, pour financer l’effort de guerre. Pour autant, en 45, la Bank of Canada détient les deuxièmes plus importantes réserves d’or au monde après Fort Knox. Pas longtemps, cela dit, le voyage retour a été organisé très rapidement en Angleterre à l’été 45. Tout n’a pas été rapatrié, mais comme la Banque du Canada refuse d’en parler et de donner des détails, on ne sait pas combien les pays concernés ont choisi de ramener chez eux ou de laisser sur place.
– Et le secret, il a été gardé tout du long ?
– Oui. Les 5 000 employés de Sun Life de Montréal ne se sont jamais doutés de ce qu’abritait leur bâtiment. Plus fort encore, pas un lingot n’a manqué à l’appel. Sur la durée de l’opération, 134 bateaux sont coulés par les sous-marins allemands dans l’Atlantique, mais pas un seul transportant des fonds. C’était un gros pari, qui a payé. Enfin, strictement parlant ce n’est pas tout à fait vrai, il y a eu une perte.
– Ben alors, tu disais que…
– Il s’agit d’un navire marchand, le Niagara, qui transportait 2,5 millions de livres en or. Mais contrairement à ce que son nom peut laisser penser, rien à voir avec le Canada, puisqu’il venait de Nouvelle-Zélande. Il est coulé pendant le trajet.
– Ha, c’est triste.
– Range tes palmes, la cargaison a été récupérée. En dépit de ce petit raté, l’opération appelée Fish reste le plus gros transfert de fonds physiques de l’histoire, et une réussite remarquable. Au total, ce sont près de 1 680 tonnes d’or, soit 470 millions de livres et 34.545 milliards d’euros, qui ont fait le voyage. Accompagnés d’environ 92 milliards d’euros de titres. Il y avait de quoi changer le cours de la guerre.
Le Canada ne nous a pas rendu nos réserves, si vous voulez soutenir En Marge c’est ici.