Stapp Stapp Stapp, c’est ta façon d’aimer

Stapp Stapp Stapp, c’est ta façon d’aimer

– Si j’entends encore deux secondes ce bipbipbip, Sam, je te jure devant Dieu qu’il va se passer des trucs sanglants.

– Oui ben une seconde s’il te plaît, je me bats avec ta foutue ceinture qui est toute entortillée… Attends… Voilà, c’est mieux ?

– Merci. Tu sais que la sécurité passe avant tout à mes yeux. Dès que je monte dans un machin qui a quatre roues et un moteur, ceinture. C’est non négociable

– Qui êtes-vous et qu’avez-vous fait du Jean-Christophe qui m’a traîné l’an dernier dans une course de caisses à savon sans freins au motif que – je cite – « allez viens, on va s’amuser, la dernière descente n’est qu’à 27 % et puis il y a des bottes de paille, c’est très sécurisé ».

– Tu ne peux pas nier que c’était amusant.

Image non contractuelle.

– Je retrouve toujours des fétus dans des recoins insoupçonnés de mon anatomie un an après.

– Mais c’était pédagogique. Tu as à la fois touché du doigt les grandes lois de la cinétique et l’intérêt de la ceinture de sécurité. Tu sais, celle qu’on n’avait pas.

– Mais j’avais DÉJÀ compris l’intérêt de… Tu m’agaces.

– J’aurais pu t’infliger bien pire, quand tu vois d’où vient le concept même de ceinture de sécurité.

– Parce qu’on a pris des risques pour inventer la ceinture de sécurité ?

– Ironique, hein ? Mais oui, et pas qu’un peu. Tu as entendu parler de John Paul Stapp ?

– Jamais.

– Et pourtant, l’humanité doit à ce monsieur quelques dizaines de milliers de morts en moins, au bas mot.

– Un médecin ?

– Entre autres, oui. Il a bel et bien obtenu son diplôme de médecine dans les années 30 mais il n’est pas arrêté là, avec deux doctorats en physique théorique et de biophysique.

– Ah tout de même.

– Oui, une tête bien pleine. L’armée américaine ne s’y est pas trompée et l’a recruté pendant la Seconde guerre mondiale et Stapp se retrouve aux premières loges pour constater que le sort du conflit se jouait largement dans les airs, avec des progrès stupéfiants en matière aéronautique, ce qui ne va pas sans poser quelques sérieux soucis aux ingénieurs.

– Des soucis de quel genre ?

– Prends un avion à réaction.

– J’ai déjà déjeuné, merci.

– … Le pilote qui fout son cul dans le cockpit d’un engin pareil se retrouve confronté à des phénomènes que ses glorieux aînés de la Première guerre ne pouvaient pas même imaginer, dans leurs biplans avec des moteurs de tondeuse. Là, on change de dimension. La vitesse et l’altitude atteintes par les jets soumettent les pilotes à des forces extrêmes que je pourrais évidemment t’expliquer grâce à une série d’équations particulièrement complexes si je voulais…

– … Bien sûr.

– … Mais je veux pas. Bref : les effets de ces phénomènes sur la physiologie humaine sont mal connus. Aller plus vite, plus haut, plus fort, très bien mais un corps humain, fût-il entraîné, ça reste de la viande, des tendons, des os et pas mal de flotte. Savoir jusqu’où il peut aller quand il s’agit d’encaisser des accélérations et des décélérations aussi violentes que celles que tu subis quand on allume quelques tonnes de carburant juste derrière ton cul, c’est compliqué. Et je te passe la question de savoir comment on fait pour qu’un pilote qui s’éjecte de son cockpit à centaines de km/h ne se transforme pas instantanément en steak tartare congelé.

Rest in peace, Goose.

Mentez pas, on sait que vous avez pleuré.

– On est encore loin des avions de Top Gun à ce stade, mais c’est l’idée. En 1946, Stapp est affecté à un projet de recherche dédié à ces questions, le Crash Survival Research Project.

– Tout un programme.

– Comme tu dis. En cas d’accident ou d’atterrissage en catastrophe, l’US Air Force a pu constater que le sort des pilotes et des passagers variait énormément selon les cas, sans comprendre pourquoi d’abord. Certains se sortaient d’accidents spectaculaires sans une égratignure, d’autres non alors qu’ils avaient tapé à des vitesses bien moindres ? Pour Stapp, un des éléments de réponse tient au nombre de G que peut encaisser l’organisme.

– Je sais bien sûr ce que sont les G en question, mais disons que j’ai vaguement oublié, pour voir ?

– Le G, c’est pour Gravité. En schématisant beaucoup, quand tu rouilles sur le canapé du salon, tu es soumis à une force d’un G – la gravité normale. Si tu montes un jour dans un baquet de Formule 1, ce qui pourrait d’ailleurs faire de l’audimat, tu peux encaisser jusqu’à 6G au moment du freinage. Toujours en simplifiant et pour le pur plaisir de faire hurler les physiciens, on peut dire que pendant quelques millisecondes, ton corps « pèse » jusqu’à six fois son poids. Et la question, c’est de savoir jusqu’où on peut pousser cette limite sans que ça cause des dégâts irréversibles à l’intérieur du corps. Tu sais, là où il y a tout un tas de trucs qui bloblotent.

– Les organes, oui. Et Stapp décide de tester tout ça ?

– Exactement. Le consensus de l’époque situe la limite maximale à 18G environ, mais Stapp est convaincu qu’un corps peut supporter une force bien supérieure. Et ça n’est pas juste pour le plaisir de la controverse : les conséquences sur la manière dont on conçoit les sièges, les carlingues et les harnais de sécurité des avions sont considérables.

– Mais comment tu testes ça ? Parce que la seule manière de savoir, ce serait de tester des vitesses de plus en plus élevées avant de décélérer en tapant contre un mur et… Oh merde.

– Voilà. Stapp est affecté à la base de Muroc, en Californie, qui est équipée d’une rampe de 600 mètres initialement pensée pour étudier les moteurs des missiles allemands V1. Idéal pour Stapp qui décide d’y tester les effets de la décélération en imaginant un « traîneau » propulsé par des moteurs de fusée. Comme les ingénieurs ne sont souvent que de grands gamins, ils surnomment évidemment le bousin le « Gee Wizz ». Et à l’autre bout de la piste, ils bricolent 45 freins hydrauliques qui permettent de stopper le traîneau à des vitesses variables, histoire de pouvoir tester des décélérations plus ou moins brutales.

– Je sens que je vais regretter de poser cette question mais ils font monter QUI dans le traîneau ?

– Au début, un mannequin baptisé Oscar Eight Balls par l’équipe – un des premiers crash test dummies de l’histoire. En avril 1947, Oscar subit 32 tests sur la rampe, à des vitesses toujours plus élevées sur un traîneau équipé de fusées toujours plus puissantes. Et évidemment, ça ne rate pas.

« MONDE DE MERDE »

– Il s’envole ?

– Oh oui. Un matin, son harnais cède et Oscar se fait propulser à plus de 800 mètres du bout de la piste, avant de finir dans une barrière de bois qu’il traverse à moitié.

– C’est ce qu’on appelle une bonne petite Stapp derrière le cul.

– … Du coup, Stapp se dit que c’est le moment rêvé pour monter dans le Gee Wizz. En personne.

– Pardon ?

– Ben quoi, la place est libre.

– Attends, mais quelqu’un a validé ce protocole à la con ?

– Ben oui, Stapp. Le 10 décembre 1947, Stapp est sanglé sur son traîneau. Il a un temps hésité à se faire anesthésier mais il a décidé de rester conscient pour sentir les effets de la vitesse sur son propre corps. Le premier test, avec une seule fusée, est gentillet : 10 G, et à peine quelques courbatures.

« J’en veux PLUS »

– Du coup…

– Ben du coup il recommence avec trois fusées.

– Bien ce que je craignais.

– En un an, Stapp s’inflige 19 lancements dans des conditions diverses : face au sens de la marche, dos à la piste, de côté… A chaque fois, la vitesse augmente pour obtenir une décélération de plus en plus brutale à l’arrivée, lorsque le siège lancé à plusieurs centaines de km/h stoppe soudain en moins de six mètres. Et en avril 1948, Stapp encaisse 35G.

– Mais il en sort en vie ?

– Abîmé, mais en vie. Je te passe les maux de tête, mais tu peux lister une série de commotions cérébrales, une fracture de la clavicule et deux poignets cassés, sans compter quelques plombages qui ont décidé de désolidariser du mouvement en quittant sa mâchoire sous le seul effet de la force cinétique.

– Gee, wizz.

– N’empêche que ça marche. Les travaux de Stapp participent à une refonte complète de la structure des appareils. Ça va de la forme et des matériaux des harnais jusqu’à la position des parachutistes dans les avions, désormais mieux maintenus et mieux protégés en cas de crash. C’est aussi à Stapp qu’on doit l’idée d’orienter le siège passager de certains appareils vers l’arrière – par ricochet, c’est d’ailleurs grâce à lui que certains sièges auto pour enfants reposent exactement sur le même principe. Et Stapp découvre autre chose, d’ailleurs.

– Quoi donc ?

– Un truc fondamental. En cas de crash, il constate que ce n’est pas tant la décélération en elle-même qui fait peser le plus de risque que la projection incontrôlée d’objets, par exemple dans une voiture où ce n’est pas la bagnole que tu tapes qui te tue, mais le guidon de la bicyclette du petit dernier qui te passe à travers la nuque. Là encore, les ingénieurs de l’industrie aéronautique en tirent des conséquences précieuses. Mais Stapp a encore du boulot devant lui.

Franchement, rien que la couleur rose ça puait déjà le truc dangereux.

– Pourquoi ?

– Parce que l’aéronautique continue de progresser à vue d’œil. Le 14 octobre 1947, Chuck Yeager passe pour la première fois le mur du son. Les questions sur lesquels Stapp travaillait depuis des mois n’en prennent que plus d’acuité, avec des problèmes qui semblent insolubles : comment s’éjecter à une vitesse proche de celle du son sans être coupé en deux par son propre avion, ou tué par le souffle ?

– Le Gee Wizz devient trop petit.

– Exactement. Stapp a besoin d’une piste nettement plus longue, piste qu’il déniche au Nouveau-Mexique où l’US Air Force l’envoie pour construire une nouvelle rampe et un nouveau traîneau-test décapotable, le bien nommé Sonic Wind, capable d’accueillir 12 fusées au moment de sa propulsion.

– Je connais des mannequins qui vont encore ramasser.

– Tout à fait, et celui-ci s’appelle Sierra Sam. Mais Stapp sait que seul un cobaye humain peut lui apporter les réponses dont il a besoin.

– Mais il a une pulsion de mort, lui, non ?

– Même pas, c’était un homme très calme, paraît-il. En tout cas, en mars 1954, un premier test projette Stapp à 677 km/h, ce qui lui vaut de devenir l’homme le plus rapide sur terre d’une part, de recevoir d’autre part une lettre inquiète de son assureur.

– Tiens, oui, curieux.

– Mais c’est le 29e essai de Stapp qui entre dans l’histoire des sciences, en décembre 1954. Ce jour-là, le médecin s’installe à l’avant de son traineau devant neuf fusées chargées de carburant jusqu’à la gueule. Et pour que ce soit plus drôle, on a viré la verrière histoire de simuler une éjection à 1000 km/h.

– Mais que. Mais enfin. Mais c’est complètement con.

– Il sert la science et c’est sa joie, Sam. Stapp a les poignets attachés devant lui pour ne pas être désarticulé. Il porte une combinaison, un casque et un protège-dents en caoutchouc – et c’est tout. Au « go », Stapp dépasse la vitesse d’une balle de Magnum 44 et atteint la vitesse de 1017 km/h avant d’être stoppé net en très exactement 1,4 seconde.

– MAIS ENFIN.

– Pendant un très bref instant, Stapp encaisse la bagatelle de 46,2 G. Record en cours.

– Mais son cerveau lui est passé par le nez, non ?

– Ben non. Stapp est certes amoché mais vivant. Il a le visage en sang et il ne voit plus rien, et pour cause : avec la force du choc, un paquet de vaisseaux sanguins ont explosé à l’intérieur de ses globes oculaires et le sable qui a réussi à s’infiltrer à travers sa combinaison lui a passé le visage au papier de verre. Tout son corps n’est plus que douleur et le médecin est évacué vers l’hôpital.

– Où il meurt comme un con dans d’atroces souffrances.

– Dont il sort 24 heures plus tard frais comme un gardon ou presque, en tout cas la vue retrouvée et sans blessure majeure. Interrogé sur ses sensations, il répond : « j’ai senti quelque chose dans mes yeux, quelque chose qui ressemble à l’extraction d’une molaire sans anesthésie ».

– Dis-moi au moins que ça l’a calmé.

– Là, oui. A 44 ans, Stapp a conscience d’avoir joué de très près avec les limites et son 29e run est le dernier. Il se retire du terrain pour consacrer le reste de sa carrière à concrétiser le résultat de ses recherches dans la sécurité aéronautique, et plus largement dans les transports. Et c’est lui qui a été le premier à militer inlassablement pour l’installation de ceintures de sécurité dans les voitures, qui ont fini par s’imposer partout dans le monde.

– N’empêche que le bipbipbip, c’était peut-être pas obligé.

3 réflexions sur « Stapp Stapp Stapp, c’est ta façon d’aimer »

  1. On peut aussi signaler que c’est du nom d’un ingénieur travaillant sur ces tests de décélération que vient la célèbre « loi de Murphy »: »If anything can goes wrong it will »
    Loi qui fut si bien prise en compte qu’il n’y a eu, étonnamment, aucun accident grave pendant tous les tests.

  2. J’aurai une petite pensée pour le docteur Stapp et son Gee Wizz la prochaine choix que je bouclerai ma ceinture. Sacrée histoire!

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.