Haber Fritz, le plus bienfaisant des salopards

Haber Fritz, le plus bienfaisant des salopards

C’est de l’esprit certes brillant mais dévoué à la grandeur patriotique de Fritz Haber que sont sorties certaines des pires horreurs de la chimie appliquée à la guerre. Alors, la cause est entendue ? Eh non, parce l’homme qui a indirectement tué des dizaines de milliers de combattants a aussi permis l’existence de milliards d’êtres humains.

– Et donc maintenant, après tout ce que tu m’as raconté sur Fritz Haber, tu voudrais me convaincre que finalement, on devrait lui être reconnaissant ?

– C’est cela même.

– Je suis dubitatif. A ce stade, le jury n’est pas particulièrement bien disposé.

« Va falloir être très convaincant, maître. »

– C’est normal. Je vais donc commencer en citant deux témoins. Le premier, tu le connais, c’est Thomas Malthus.

– Economiste britannique à cheval sur les 18ème et 19ème siècles, il est convaincu que la population humaine est appelée à croître beaucoup plus vite que la production, notamment de nourriture, ce qui doit selon lui conduire à une crise de surpopulation dramatique. En vertu de quoi il recommande de limiter le nombre d’enfants, et de ne pas aider les pauvres, pour que la population se régule. Ah oui, aussi, il était prêtre. Jésus, tout ça.

– Bien résumé. Mon deuxième témoin se situe dans la droite ligne de Malthus. Il s’agit de William Crookes, un chimiste et physicien qui a vécu quelques 70 ans après Malthus. Il a réalisé plusieurs travaux de premier plan dans son domaine, mais on ne va pas revenir aujourd’hui sur son rôle dans la découverte de rayons X.

– Je suis incommensurablement déçu.

– J’imagine. Mais rassure-toi, je vais aborder un de tes sujets favoris. En 1898, William Crookes s’exprime en tant que président de l’Association britannique pour l’avancement des sciences, au sujet d’un problème de la plus haute importance : le caca.

– Comme tu me connais bien. Je suis tout ouïe.

– Plus précisément, le monde repose sur le caca, et bientôt il n’y en aura plus.

– Je…ces deux affirmations m’intriguent autant l’une que l’autre.

– Parce que j’ai omis de préciser un détail. Je ne parle pas ici de matière fécale en général, mais d’une catégorie très spécifique : le guano. Le guano, je te rappelle, c’est le résidu de déjections d’oiseaux et de chauve-souris. Sur les îles et les côtes de l’Amérique du sud, il s’en est accumulé des quantités astronomiques au fil des siècles.

« On a refait les toilettes. »

Or le guano est par sa nature très riche en azote, ce qui en fait un excellent produit fertilisant. Raison pour laquelle il est abondamment exploité, constitue une source de grande richesse, et pousse même à des conflits armés.

– On s’est troué la peau pour du caca d’oiseaux ?

– Absolument. Toutes choses égales par ailleurs, c’est un peu le pétrole de l’époque. Il est crucial pour soutenir les rendements agricoles. A défaut, les seuls moyens pour maintenir la fertilité des sols, outre l’épandage de fumier dont les quantités disponibles sont très loin de celles du guano et qui nécessite des animaux d’élevage, sont ceux connus des lustres, comme la rotation des cultures ou la jachère. C’est bien, ça marche, mais ça produit sensiblement moins que d’utiliser un fertilisant richement azoté comme le guano.

– Bref le guano c’est un super engrais naturel.

– Exactement. Mais comme le pétrole aussi, c’est surtout une ressource fossile. Certes, les populations d’oiseaux continuent à en produire, mais l’exploitation repose sur les quantités accumulées depuis…longtemps.

– Et qui vont finir par s’épuiser, j’imagine.

– Précisément. C’est exactement le sens du cri d’alarme de Crookes en 1898 : on va manquer de fientes. D’après ses calculs, la croissance de la population, et donc de la production agricole, nécessite plus d’engrais que la production de guano n’en apporte, d’autant que cette dernière est par définition limitée. Crookes prédit par conséquent une crise alimentaire majeure d’ici 1930, qui conduira la population à « s’ajuster » de façon violente : pénurie, famine, guerre. Au moment où Crookes s’exprime, le monde compte environ 1,6 milliard d’individus. On craint alors qu’il y en ait autant qui meurent de faim d’ici 30 ans.

– C’est la crise.

« On est dans la m… Enfin non, pas assez. Enfin si… »

– Exactement. Confrontés à une situation critique qui compromet directement ses conditions de survie à l’échelle de quelques décennies, les gouvernements s’empressent donc de gesticuler en accumulant les conseils et comités redondants et inutiles, tandis que plusieurs dirigeants mondiaux s’acharnent à expliquer que tout ça en fait ça n’existe même pas.

– Euh, t’es sûr ?

– Ah non, attends…je me trompe de dossier. J’ai pris celui de 2000 au lieu de 1900. Pardon.

– Je me disais aussi. Mais cela dit, il y a une solution à ce manque d’engrais, à part nourrir un seul terrien sur deux ?

– Oui. Ce qui est le plus ironique dans cette situation, c’est qu’au plan global, on ne manque pas d’azote. Au contraire. Je te rappelle qu’il constitue 78% de l’atmosphère. Le problème est que sous cette forme, il n’est pas absorbé par les plantes. Il faut de l’azote dans le sol.

– Ca ressemble à un problème pour chimiste ça.

– De fait, ils y bossent comme des damnés. Et finissent par trouver la solution.

– Ah bien. A qui doit-on cette découverte rien moins que salvatrice pour l’humanité ?

– Tu te moques de moi.

– Mais non enfin, c’est quoi ce procès d’intention.

– On la doit à Fritz, banane ! Le procédé Haber-Bosch permet de fabriquer de l’ammoniac à partir de l’azote atmosphérique, et donc

[processus industrio-chimique tout ça]

des engrais azotés. Grâce à Fritz Haber, plus besoin de guano pour produire des quantités industrielles de produit fertilisants. Bien sûr, l’invention de Haber permet également de fabriquer des munitions, mais son utilisation première est agricole. Il ouvre réellement la possibilité de continuer à produire suffisamment de nourriture pour alimenter encore des dizaines, des centaines de millions d’humains supplémentaires. Il modifie radicalement les perspectives de l’humanité.

– Donc en fait c’est colossal.

– Exactement. Fritz Haber devient une sorte de héros en Allemagne parce qu’il a inventé le « pain de l’air », autrement dit la possibilité de produire de la nourriture avec l’azote présent dans l’atmosphère. Avec du vent, pourrait-on dire.

– Uh, il a un peu changé la face du monde, en fait.

– Carrément. A la louche, on estime aujourd’hui que la moitié des terres cultivées sont fertilisées grâce au procédé Haber-Bosch. Ou pour le dire autrement, que quelque chose comme 40 % de la population actuelle ne pourraient pas survivre, voire tout simplement exister, sans lui. Soit environ 3 milliards d’individus.

Euh…merci ?

– Grâce à un possible criminel de guerre.

– Voilà. Le destin est ironique. Ses gaz ont tué et mutilé des dizaines de milliers de personnes, ses engrais en ont sauvé des milliards. Bien sûr, on peut imaginer que quelqu’un d’autre aurait fini par aboutir au même résultat, quelqu’un qui n’aurait pas ensuite consacré son génie à des moyens d’extermination. Et bien sûr aussi, la diffusion massive des nitrates dans l’environnement soulève aujourd’hui toute une montagne de problèmes environnementaux et sanitaires.

– Oui bon ça pour le coup, on va peut-être pas le mettre sur le dos de Haber. Qu’il a pourtant large et bien chargé.

– Je suis d’accord. Comme disait Jean Rostand/Dave Mustaine : celui qui tue un homme est un meurtrier, celui qui en tue des milliers est un conquérant, celui qui les tue tous est un dieu. Maintenant, comment on qualifie celui qui en a tué des milliers et sauvé beaucoup plus ?

– Eh ben j’en sais rien, voilà. Attends, Dave Mustaine, t’es sûr ?

Oui.

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