Je crois que nous avons affaire à un serial killer
– Tiens, marrant.
– Quoi ?
– Je viens de lire un truc sur les villes qui ont changé de nom au cours de leur existence. Et tu sais comment s’appelait Austin, à sa fondation en 1835 ?
– Austin, Texas ? Aucune idée.
– Waterloo.
– Ah d’accord, on se fait troller par des Texans.
– Attends, il y a mieux : le nom du mec qui a fait modifier le nom de la ville.
– Me dis rien : Napoléon.
– Alors… Pas loin, en fait : Mirabeau Bonaparte Lamar.
– Mirabeau Bonapa…? La vache, faut le porter. Après, tu comprends l’allergie à Waterloo.
– Même pas. Il a bien des origines françaises mais il ne parlait pas un mot de la langue de Molière et n’en avait strictement rien à foutre de la branlée du 18 juin 1815. Il a simplement rebaptisé Austin en l’honneur de Stephen Austin, fondateur de la République du Texas. Et paf, fini Waterloo.
– Ceci dit, on aurait pu garder le nom, vu le massacre qui s’est déroulé là-bas.
– À Waterloo-sous-Austin ?
– Oui, mais plus tard. Nouveau nom ou pas, Austin est resté un trou perdu pendant des décennies. Quelques centaines d’habitants, beaucoup plus de vaches, bref : un coin où t’as vite fait de marcher dans quelque chose de champêtre, si tu vois ce que je veux dire.
– C’est rural.
– Très, mais ça l’est nettement moins 50 ans plus tard, en 1885. La guerre de Sécession est finie depuis 20 ans et Austin est devenue the booming city : une cité de plusieurs dizaines de milliers d’habitants et une population qui augmente à toute allure. Les néo-citadins y débarquent, attirés par une ville qui compte déjà son propre tramway, trois lycées, une université et toute une série de lieux chics quand t’as la chance de rejoindre la bourgeoisie locale. Autrement dit les milieux de l’industrie, du coton, du rail ou de la métallurgie.
– Le rêve américain.
– Pas pour tout le monde. Austin le jour, c’est shiny et respectable. La nuit, c’est autre chose ; Austin connaît un phénomène commun à toutes les métropoles qui grandissent à toute allure : une criminalité galopante. Du grand classique d’abord. Cambriolages, vol à mains armées, braquages, rixes… Mais à la toute fin de l’année 1884, on change d’un seul coup de braquet.
– Une guerre des gangs ?
– Nope. Le matin du 31 décembre 1884, la ville entière se prépare pour fêter la nouvelle année quand des habitants font une sale découverte : ils tombent sur le corps d’une jeune femme noire étendue dans la neige, la tête fracassée : Mollie Smith, une jeune cuisinière de 25 ans qui travaille juste à côté dans une belle baraque des beaux quartiers, 901 West Pecan Street, à 500 mètres du fleuve Colorado.
– Pas franchement un coupe-gorge.
– Nope. Et justement, en remontant ses traces, on retrouve une autre victime dans la maison, Walter Spencer.
– Ce qui nous fait deux.
– Non, Spencer n’est pas mort mais salement touché, il s’est pris un coup de hache dans son sommeil, sans doute comme Mollie. La différence, c’est que personne ne l’a traîné dans la rue pour l’achever après l’avoir violé.
– Oh merde…
– Ah oui : c’est atroce. Et tout le monde s’en fout.
– Pardon ?
– Mollie Smith est noire, Sam. Au Texas. En 1885.
– Enfin quand même, l’esclavage est fini, merde !
– Ah non, c’est une servante. Mais la police n’a pas franchement l’intention de se faire une entorse pour résoudre ce qu’elle décide de considérer comme le résultat d’une dispute entre domestiques.
– Heureusement que ça n’arrive plus, ça des victimes traitées différemment en fonction de leur couleur de peau.
– …
– …
– … Le hic, c’est que Mollie n’est que la première d’une longue série et que les deux victimes suivantes ne sont pas noires, pour l’excellente raison qu’elles sont suédoises.
– Oui, statistiquement, ça réduit les probabilités.
– Certes. Là encore, il s’agit de deux jeunes servantes qui s’en sortent vivantes mais sérieusement amochées, toujours à coups de hache et toujours à deux pas de la demeure où elles travaillent.
– J’imagine que les autorités s’en mêlent, ce coup-ci ?
– Oui mais c’est là que c’est beau. L’agression se produit le 19 mars, trois mois après la mort de Mollie, toujours à la hache et toujours avec des victimes qu’on retrouve en pleine rue. Eh ben figure-toi que les flics ne font pas le lien.
– Mais enfin comm… Ah. Les deux jeunes filles sont blanches.
– Gagné. Le 6 mai 1885, une autre jeune servante noire, Eliza Shelly, est retrouvée morte à son tour dans un état abominable. Comme Mollie, elle a a été massacrée à la hache et violée – seule différence, on la retrouve dans sa chambre. Deux semaines plus tard, le 22 mai 1885, rebelote : attirés par des râles d’agonie, des passants retrouvent nouvelle jeune servante noire, Irene Cross, étendue au sol, blessée cette fois à coups de couteau.
– Elle s’en sort ?
– Malheureusement non, elle ne passe pas la nuit. Le 30 août, c’est autour de Rebecca Ramey d’être assommée brutalement par un inconnu. Quand elle reprend conscience, sa fille Mary, onze ans, a disparu. On la retrouve quelques heures plus tard près de la margelle d’un puit. Là encore, le meurtrier l’a violée avant de la lui enfoncer une pointe dans l’oreille. La petite fille et sa mère sont noires et toutes les deux sont domestiques.
– Mais ce n’est pas bientôt fini ?
– Oh non. Le 28 septembre, coup double : Gracie Vance et son compagnon, Orange Washington, sont retrouvés morts, abattus à coup de hache à plusieurs dizaines de mètres l’un de l’autre. Il faut des heures à ses proches pour reconnaître la jeune femme, qui a eu le temps d’arracher la montre en or de son meurtrier avant de mourir en la serrant toujours dans sa main. Gracie et son compagnon…
– Laisse-moi deviner : sont deux domestiques noirs ?
– Oui. En neuf mois et sans compter les blessés, on en est à six personnes assassinées, cinq femmes et un homme. Et… tout le monde s’en fout, ou presque.
– M’enfin.
– Oh, on arrête bien au pif quelques relations des victimes pour se donner l’air de faire quelque chose, mais rien de concluant. Quand les autorités ou les habitants veulent bien se pencher dix secondes sur une question qui n’occupe pas dix lignes dans les journaux, c’est pour estimer qu’il s’agit d’un problème entre Noirs.
– Ah, oui. Pratique.
– Voilà. Je te passe le cortège habituel de bullshit sur la violence naturelle aux Afro-américain. C’est bien simple, on dirait du Zemmour.
– Oh quand même pas.
– Si si, c’en est à ce niveau. Mais le tueur de servantes d’Austin va subitement devenir le premier problème de la bourgeoise locale. Tu te souviens que le premier meurtre a eu lieu un 31 décembre ?
– Oui.
– Ben il doit avoir un truc particulier avec les réveillons de fin d’année, notre ami à la hache, parce qu’il tape à nouveau, cette fois dans la nuit du 24 décembre 1885. En début de soirée, un certain M. Hancock cherche sa femme, Sue. Monsieur et Madame Hancock forment un couple blanc aisé qui vit dans une jolie maison, à deux pas du fleuve. Et M. Hancock finit par retrouver sa femme, qui l’attend sagement au fond du parc.
– Ouf, j’ai eu p…
– En même temps, attendre sagement, c’est souvent le propre des gens dont on a ouvert la tête en deux avant de leur planter un tournevis dans l’oreille.
– Oh merde.
– Attends, c’est Noël, la nuit des surprises. Une heure plus tard, on retrouve le très riche M. Philips à quelques centaines de mètres de la maison de M. Hancock, avec une bien belle empreinte de hache dans la tronche, effondré dans sa chambre à coucher. Pas mort, mais tout juste. Son tout jeune fils, Jimmy Junior, est assis juste à côté de lui, indemne, avec une pomme dans la main, en larmes. Et tu sais qui on ne retrouve pas ?
– Madame Philips ?
– Gagné. Eula Philips, une célébrité locale, réputée pour être l’une des femmes les plus séduisantes de la bourgeoisie d’Austin, a disparu. Ceci dit, on ne tarde pas à la retrouver grâce à la longue trainée de sang qui mène les témoins à une ruelle, juste derrière la maison. Et pour le miracle de Noël, on repassera : la jeune femme est étendue, la tête défoncée par la bûche qu’on retrouve juste à côté. Et elle a subi le même sort que les autres jeunes femmes. L’expression qu’elle a encore sur le visage a tellement marqué les témoins que certains n’ont pas pu finir leur déposition.
– Il est gai, ce réveillon.
– Oui, Austin se réveille dans une atmosphère délétère. Et cette fois, le double meurtre, en une seule nuit, de deux des femmes les plus en vue de la ville va pousser les autorités à se secouer le slibard avec un peu plus d’enthousiasme quand les victimes étaient de jeunes femmes noires. Surtout que la presse leur met un peu la pression.
– Du genre ?
– Un des journaux locaux, The Statesman, barre sa couverture de trois mots – un seul en fait, mais répété trois fois en capitales : « BLOOD ! ». Un de ses deux concurrents annonce en gros titre que l’Enfer s’est ouvert à Austin. Et dans les deux cas, devine qui est pointé du doigt ?
– La police qui n’en secoue pas une depuis des mois ?
– Tu rigoles ? La communauté noire, voyons.
– Mais enfin.
– Ah ben à en croire les journaux, ça ne fait pas de discussion : le tueur ne peut être qu’un Noir pris de boisson.
– Et la population réagit comment ?
– Elle est prise d’une épidémie de trouille. 500 notables se réunissent pour faire le point. Tous les magasins d’armes sont rouverts le jour de Noël et partout en ville, on ressort les pétoires de la guerre de Sécession. Une milice de vigilantes est créée et se met aussitôt à patrouiller. On ferme les bordels et les bars, on instaure un couvre-feu et on invite fermement les femmes à rester à la maison. Et mieux encore, Austin se décide en moins de douze heures à investir dans l’éclairage public, un sujet qui traînant depuis des années. Ses représentants votent la construction de 31 tours métalliques, les moonlight towers. 50 mètres de haut et capables d’éclairer tout un quartier… C’est devenu emblématique de la ville, d’ailleurs, elles sont toujours en place et fonctionnelles aujourd’hui.
– On n’insiste pas assez sur le rôles décisifs des tueurs en série en matière d’aménagement de l’espace public.
– Ou sur le chiffre d’affaire des sociétés spécialisée dans la sécurité. Les habitants les plus aisés d’Austin se ruent sur une invention toute neuve, les premiers systèmes d’alarme électriques. Du côté des familles pauvres, les mesures de protection se résument à garder des bougies allumées toute la nuit.
– Bon, et les enquêteurs, ils se bougent enfin ?
– Oh oui, mais n’importe comment. L’enquête est un désastre de méthodologie, même pour l’époque. Toutes les scènes de crime ont été sabotées et la principale mesure des policiers consiste à arrêter tous les Noirs un peu costauds et à leur coller des baffes en espérant que l’un d’entre eux finira par avouer.
– Encore un truc qu’on verrait plus de nos jours.
– Non, hein ? C’est évidemment un bide. Et malgré la prime de 3 000 dollars offerte par le gouverneur, qui attire tout ce que le pays compte de chasseurs de primes, aucune piste sérieuse n’émerge. Mais il va tout de même y avoir un procès.
– Ah bon.
– Oui. Et ô stupéfaction, les deux accusés ne sont pas noirs.
– Ah tout de même.
– En revanche, c’est à peu près aussi crétin que tout le reste. Les deux accusés sont les époux des deux victimes blanches. Ce qui revient à dire que des enquêteurs soupçonnent sérieusement James Philips, le mari d’Eula, de s’être lui-même défoncé la gueule à coup de hache avant de trouver le moyen de planquer l’arme après avoir perdu conscience. Bref, sur le plan criminel, on n’apprend rien. En revanche, le procès fait ressortir autre chose.
– Du genre ?
– Du genre dirty little secrets. Au fil des débats, on découvre que les deux jeunes femmes n’étaient pas spécialement heureuses en ménage, pour le dire gentiment. La boisson aidant, leurs dignes maris les tabassaient parfois et Eula en particulier avait cherché à avorter de son second enfant – et peut-être de se tuer au passage – poussée au désespoir par la violence de son mari.
– Ah classe.
– C’en est au point que l’atmosphère du procès est irrespirable. Alors que la communauté noire était pointée du doigt depuis le début sans l’ombre d’une preuve, c’est toute la bonne société blanche dont on commence à sortir le linge sale. Le scandale est retentissant, même si M. Hancock est rapidement acquitté. Le père de M. Philips, qui est riche à s’en faire péter les coutures, lui paye les meilleurs avocats de l’époque, qui pensent pouvoir se friser. À part prouver que Philips est un connard de première qui battait sa femme, rien ne le connecte au meurtre. Et pourtant, : il prend sept ans de tôle avant de voir le jugement cassé en appel, faute de preuves.
– Un peu comme si les jurés avaient voulu envoyer un message ?
– Un peu, oui. Mais c’est le dernier acte du crime. Dans la presse, le soufflé retombe d’autant plus rapidement que la série de crimes s’est brutalement arrêtée.
– C’est peut-être aussi ce qui explique pourquoi des gens pensaient que les deux maris étaient coupables.
– Sans doute. En tout cas, on n’a jamais identifié le tueur de servantes d’Austin et on ne l’identifiera probablement jamais. Enfin il y a bien une théorie…
– Te fais pas prier.
– Je préviens tout de suite : c’est parfaitement foireux et ça ne mérite d’être cité que pour l’anecdote mais… Une série de meurtres de femmes particulièrement violents, sur une période de moins d’un an ? Des victimes tuées pour l’essentiel dans des quartiers pauvres ? Une série brutalement interrompue, sans qu’on ne sache qui a tué ou pourquoi il a cessé ?
– Oh non…
– Eh si. Il y a des similitudes avec Jack l’Éventreur. Il y a même eu un type pour imaginer une théorie pas possible.
– Comme ?
– D’après lui, le fameux Jack pouvait être le tueur d’Austin, parti en Angleterre pour éviter l’arrestation.
– MAIS C’EST N’IMPORTE QUOI.
– Du n’importe quoi chimiquement pur, oui, même si ça colle du côté des dates. Les meurtres du Texas stoppent en décembre 1885, tandis que ceux de Jack datent de 1888. Pour tout le reste en revanche, la théorie ne ressemble pas à grand-chose. Entre les meurtres à la hache d’Austin et les couteaux du tueur de Whitechapel, il y a un monde. Et puis Jack tuait mais ne violait pas ses victimes.
– Cela dit, le coup du serial killer globe-trotter, ça ferait un joli scénario.
– Ben t’as plus qu’à contacter Netflix.