Noooon, rien Darien

Noooon, rien Darien

– Non, attends, je comprends pas. Entre nous, c’est pas clair, ils ne sont pas francs. Selon les disciplines et les compétitions, tu as les athlètes/équipes du Royaume-Uni, ou d’Angleterre, Ecosse, Galles, et tout. Reconnais que c’est tordu.

– Si tu veux me faire dire que britannique et tordu sont deux mots largement synonymes, je ne vais pas me faire prier. Et quant au fait de ne pas être franc, c’est une des caractéristiques les plus établies de ces odieux iliens.

– Je sens comme une pointe de rancœur.

– C’est pas de la rancœur, sont simplement pas foutus de reconnaître le beau jeu, pensent qu’on ne marque qu’avec les pieds, filent des gnons quand personne ne regarde et viennent pleurer dès qu’on les secoue, mentent et trichent comme c’est pas permis, achètent les arbitres…

– Tu n’exagérerais pas un petit peu ?

– Nan !

On pourrait le regarder pendant des heures.

– Oui, bon certes, mais je ne suis pas plus avancé.

– D’accord, ok, le Royaume-Uni, c’est compliqué. Faut dire que sa constitution a été le résultat de circonstances un peu particulières. Prends l’union entre l’Angleterre et l’Ecosse, par exemple.

– Oui, eh bien ?

– C’est un peu la faute de la tectonique des plaques.

– Ah ? Les plaques écossaises et anglaises se sont rentrées dedans ?

– Non, géologiquement la Grande-Bretagne a toujours été un même bloc. Bon après tu me diras que géologiquement aussi elle a toujours fait partie de l’Europe, donc on peut discuter, mais je ne te parle pas de ça. Les plaques en question sont celles des Caraïbes et des Cocos.

– Euh, tu es sûr qu’on parle du même coin ?

– Mais oui. Enfin non, mais tu vas comprendre. C’est l’histoire de la collision entre ces deux plaques. Bon, quand je dis collision, on parle de mouvements géologiques, donc c’est une collision à la vitesse de quelques centimètres par an.

– Mais quel est le rapport ?

– Le rapport, c’est qu’initialement l’Amérique du Nord et l’Amérique du Sud étaient deux masses distinctes, séparées, et les océans Atlantique et Pacifique étaient en contact entre elles. Mais la plaque des Cocos rentre dans celle des Caraïbes, et passe en dessous. D’où une intense activité sismique et volcanologique. Résultat, il y a environ 2,8 millions d’années apparaît une masse de terre qui relie les deux Amériques. C’est l’isthme de Panama. En plus de constituer un pont entre les deux sous-continents, et de permettre notamment à Alfred Wegener de formuler la théorie de la dérive de continents, l’isthme a permis, en séparant les océans, l’apparition du Gulf Stream a qui nous devons d’avoir nettement moins froid que la côte Est des Etats-Unis à latitude comparable pendant l’hiver.

Alors voilà, tu t’absentes quelques millions d’années, et paf ! Un Isthme.

– Crois bien que j’aime beaucoup le Gulf Stream, mais quel est le rapport…

– Avec l’Ecosse et le Royaume Uni ? J’y viens. Une minute enfin, ne va pas plus vite que les continents. En 1513, l’explorateur espagnol Vasco Nunez de Balboa réalise que les océans Atlantique et Pacifique ne sont séparés que par une bande de terre relativement étroite, soit 70 km en moyenne. 70 petits kilomètres, qui obligent les navires qui veulent relier un océan à l’autre de faire tooooouuut le tour de l’Amérique du Sud, en devant en plus se fader le détroit de Magellan. Balboa est donc le premier à se dire…

– Adrieeeeenne !

– Non, à se dire que ce serait quand même autrement plus pratique si on pouvait traverser l’isthme plutôt que de contourner un continent. En 1519, la ville de Panama est fondée, sur la côte Pacifique. Et en 1534, Charles Quint est le premier à demander que soit étudiée la possibilité de créer une route à travers l’isthme. Mais ça ne se fera pas, parce que c’est super-compliqué, et je peux d’ores et déjà t’annoncer qu’on va y revenir parce que ça le mérite amplement. Pour l’heure, retournons en Ecosse.

– On aura juste fait un petit détour qui n’avait rien à voir.

– Tsk tsk tsk, du calme. A la fin du 17ème siècle, le royaume d’Ecosse n’est pas dans une grande forme. Les couronnes d’Angleterre et d’Ecosse sont liées personnellement, c’est-à-dire qu’elles sont portées par le même roi, à savoir depuis 1689 William, qui portait le numéro 3 en Angleterre et 2 en Ecosse.

Même pour leurs propres rois ils ont des unités à la con

Pour autant il n’y a pas d’union politique entre les deux royaumes, ils sont toujours distincts. Il se trouve juste que c’est la même personne qui est roi de part et d’autre. L’Ecosse n’est clairement pas celle qui s’en sort le mieux. En 1660, Londres a adopté le Navigation Act, qui pose que tout le commerce entre l’Angleterre et ses possessions et colonies doit se faire avec des navires anglais, à capitaine anglais et équipage à 75 % anglais. Autrement dit, les marchands et navires écossais sont exclus de ce marché. Par ailleurs, l’Ecosse subit à la fin des années 1680 et au début des années 1690 plusieurs mauvaises récoltes de suite.

– C’est pas particulièrement la fête du slip à Edinbourg.

C’est jamais trop la fête du slip.

– L’Ecosse aspire à se développer comme une puissance marchande et coloniale. C’est alors qu’intervient William Peterson. Il est écossais, mais il a été pendant plusieurs années directeur de la Bank of England, ce qui lui donne un certain poids en tant que conseiller économique et investisseur. Il se dit que le Navigation Act n’empêche en rien l’Ecosse d’établir de nouvelles colonies. Et où établir une nouvelle colonie ?

– Euh, à l’étranger ?

– Ouais. Plus exactement, du côté de Panama. Si l’Ecosse s’installe là-bas, et établit une route entre l’Atlantique et le Pacifique, elle attirera tous les marchands qui cherchent à relier l’Europe et les Indes, en leur évitant les caps Horn ou de Bonne Espérance. Un gain de temps énorme, sans parler de l’épreuve que constituent ces passages. C’est le succès garanti.

– Mais attends, l’Amérique du Sud, globalement, c’est pas à l’Espagne ?

– Pfff, en principe oui, mais bon les Espagnols n’ont pas vraiment d’installations dans ce coin, ça se tente. C’est l’idée du Darien Scheme, le Projet Darien, du nom du golfe de la mer des Caraïbes qui baigne cette partie de l’isthme.

Circulez, Darien à voir

En 1695, sous l’impulsion de Peterson, sont créées à la fois la Bank of Scotland et la Compagnie d’Ecosse pour le commerce avec l’Afrique et les Indes, qu’on appellera Compagnie d’Ecosse. Son modèle est évidemment la très puissante et très sinistre Compagnie des Indes Orientales, qui fait pour une large partie la richesse et la politique commerciale voire étrangère de l’Angleterre.

– La connaissant, je ne suis pas certain que cette dernière apprécie beaucoup.

– Ah ça non. L’idée de la Compagnie d’Ecosse est de rassembler les fonds nécessaires à ses activités via souscription publique auprès d’investisseurs anglais, hollandais, et allemands. Mais les commerçants anglais ne sont pas du tout favorables à ce projet. A l’époque, la théorie économique dominante est celle du mercantilisme, qui dit en gros que toute part de marché gagnée par un commerçant est d’une façon ou d’une autre prise à un autre, dans un jeu à somme nulle. Les Anglais, Compagnie des Indes Orientales en tête, ne sont pas du tout disposés à lâcher leur mainmise sur le commerce avec l’Afrique et l’Asie. Par ailleurs, la Couronne ne veut pas fâcher l’Espagne. La Compagnie des Indes Orientales contraint donc les investisseurs anglais et hollandais à se désister. Elle menace ensuite de lancer des poursuites, au prétexte que les Ecossais n’ont pas d’autorisation royale pour lever des fonds à l’étranger, obligeant à rembourser aussi les souscripteurs allemands.

– Ah, la concurrence libre et non faussée…

– Ouais, c’est exactement comme le fair play en rugby, c’est quand même surtout pour les autres. Bref, si elle veut se lancer dans des aventures coloniales, l’Ecosse ne peut compter que sur elle-même. Et bien qu’à cela ne tienne, tout le pays est invité à financer l’entreprise.

– Ca marche ?

– Plutôt, oui. La Compagnie réussit à mobiliser 400 000 livres, soit l’équivalent de 53 millions actuels. C’est pas loin du quart de toute la richesse de l’Ecosse. Tout ça pour installer une colonie dans le Golfe de Darien, et développer une route à travers l’isthme.

– Allez hop, en route pour l’aventure !

– En juillet 1698, 5 bateaux embarquent 1 200 hardis colons vers l’Amérique centrale. Enfin pas en ligne directe : ils partent de la côte Est de l’Ecosse et font le tour par le nord pour ne pas éveiller les soupçons, avec les colons planqués dans les cales. En novembre, ils débarquent dans le Golfe Darien, et fondent la colonie de Calédonie, en hommage à la mère patrie, capitale la Nouvelle Edinbourg.

– Eh ben allez, au boulot. C’est quoi le programme ?

– Construire un fort, parce que tôt ou tard ça risque de chauffer avec les Espagnols, commercer avec les Indiens, et cultiver. Et là, histoire de ne pas être dépaysés, c’est la douche écossaise. Les colons imaginaient arriver sur des terres fertiles, ils se retrouvent des marécages. Et qui dit marécages dit évidemment malaria. Par ailleurs, autant les Indiens sont hostiles aux Espagnols, et donc a priori plutôt bien disposés envers les nouveaux venus, autant les marchandises qu’e ces derniers ont amenées pour commercer avec eux ne les intéressent que moyennement. Faut dire qu’il s’agit surtout de lainage, pas très utile dans le coin.

« Sinon, on a aussi des formes de jupes pour homm…ok, laissez tomber. »

Ils sont quand même sympas, les locaux, puisqu’ils apportent quelques provisions aux colons quand ils constatent que ceux-ci ont du mal à se nourrir.

– A ce point ?

– Oui. Les récoltes ne sont pas bonnes, et en plus elles sont pour partie perdues à cause de mauvaises conditions de stockage. Par ailleurs, les maladies font des ravages. Pour ne rien arranger, le roi donne pour instructions aux colonies hollandaises et anglaises aux Amériques de ne pas approvisionner la Nouvelle Edinbourg, pour ne pas fâcher l’Espagne. Qui n’a pas d’établissement dans le coin, mais revendique néanmoins ce territoire, et envoie des troupes. Par conséquent, la colonie est abandonnée en juillet 1699, et les installations sont promptement brûlées par les soldats espagnols. 300 colons réussissent à rejoindre Port Royal, en Jamaïque mais les autorités leur refusent toute assistance, ordre du gouvernement pour ne pas fâcher les Espagnols.

– Bande de…

– Histoire d’en rajouter une couche, les colons avaient envoyé à la maison, en Ecosse, de nombreuses lettres, largement identiques, qui soulignaient que tout se passait bien, histoire de soutenir le moral, et la nouvelle de l’abandon de la Calédonie arrive trop tard à Edinbourg. Par conséquent, après deux premiers bateaux de ravitaillement qui arrivent dans le Golfe Darien alors que la colonie a déjà été évacuée, c’est un millier de nouveaux colons qui débarquent en novembre 1699. Ils pensent arriver dans une colonie florissante, et doivent tout recommencer à zéro.

– Re-douche écossaise.

– Exactement. Ca ne se passe pas mieux que la première fois. Les Espagnols arrivent et font le siège. Après négociations, ils laissent les Ecossais partir, et la colonie est définitivement abandonnée en 1700. Elle deviendra plus tard la bourgade de Puerto Escoces. Sur les environ 2 500 personnes parties d’Ecosse, seules quelques centaines reviendront. C’est la fin de l’empire colonial écossais.

– Ce fut…euh…bref.

– La Compagnie d’Ecosse tente de se refaire en montant des expéditions en Afrique et aux Indes, et ça tourne au gag. Le capitaine envoyé faire du commerce en Guinée décide d’échanger ses marchandises contre des esclaves plutôt que de l’or, puis les vendre à Madagascar. Il y fait la connaissance d’un pirate, et passe un accord avec lui afin de lui prêter ses bateaux en vue d’un raid. Puis il change d’avis, mais le pirate prend les bateaux sans lui demander son avis, c’est un peu le principe du pirate, et au final brûle l’un et abandonne l’autre.

« Comprends pas, il avait l’air honnête. »

Quant au dernier navire de la Compagnie, il fait naufrage.

– Ce niveau de poisse, ça devient épique.

– En dernier recours et faute de moyens, la Compagnie finit par louer un bateau pour faire du commerce d’épice, mais la Compagnie des Indes Orientales le fait saisir pour violation de sa charte. En représailles, un navire anglais est arraisonné en Ecosse, accusé d’appartenir à la Compagnie des Indes Orientales.

– Ce sont des pourris, mais c’est pas un crime.

– Non, et de toute façon c’est faux, mais deux marins et le capitaine sont pendus pour piraterie. Ce qui est tout aussi bidon. En tout état de cause, c’est la mort de la Compagnie d’Ecosse pour le commerce avec l’Afrique et les Indes.

– Un parcours digne d’une start-up.

– Effectivement. En attendant, l’Ecosse a perdu un quart de ses fonds dans la bagarre, et son économie et très rudement touchée. Ses dirigeants comme ses élites marchandes en viennent à se dire que le royaume ne parviendra jamais à se développer tout seul, et qu’une véritable union avec l’Angleterre constitue la seule option pour devenir une puissance économique et coloniale. Des nobles écossais prennent contact avec Westminster pour négocier une telle union, et demandent notamment que Londres éponge leurs dettes et consolide la monnaie. De fait, les Actes de l’Union sont signés en 1707. Ils prévoient notamment une parité fixe entre le shilling écossais et le penny anglais, et accordent à l’Ecosse la somme de 400 000 livres, soit l’équivalent du capital perdu de la Compagnie. Tu as ainsi le Royaume-Uni d’Angleterre et d’Ecosse (l’Irlande arrivera plus tard).

Vous connaissez l’Union Jack, sans doute moins le drapeau de la colonie de Calédonie.

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