Jeux de rôle : itinéraire d’une légende noire
– Je ne dis pas que la série est une réussite totale, je dis que Stranger Things a eu le mérite de réussir de jolis clins d’œil au jeu de rôle en général et à Dungeons & Dragons en particulier. Et franchement, quant tu vois les conneries qu’une série à succès comme Riverdale a osé aligner, ça fait du bien de voir une série qui rend largement hommage à la culture geek qui ne cogne pour une fois pas sur un des loisirs les plus emblématiques de la pop culture.
– Je me souviens que ça t’avait pas mal énervé, oui, le coup des personnages de la série qui deviennent dingues en jouant à Griffons & Gargouilles.
– Ah ben entre la finesse du jeu G&G pour D&D, le coup des gamins qui perdent pied entre réalité et jeu au point de se tuer entre eux, oui, je me suis épargné la suite de Riverdale. A ce niveau de propagande, ça va bien.
– Bon, ceci dit tu t’énerves pour pas grand-chose, quand même. Personne n’a vraiment avalé cette histoire de jeu de rôle qui rend fou.
– Tu rigoles ? Rien qu’en France, on a tout de même réussi à accuser en 1992 des rôlistes d’avoir profané les tombes du cimetière juif de Carpentras sur la base de littéralement que dalle de concret [1] . Ce qui n’empêche pas Paris Match d’écrire que « des adolescents de Carpentras se livraient à des distractions dangereuses ; les jeux de rôle. Dans la nuit du 8 au 9 mai 1990, les joueurs ont profané le cimetière juif (…). Des racontars largement relayés, entre deux autres rumeurs sur les suicides d’adolescents rôlistes par Jean-Michel Abgrall, expert de TF1 spécialisé dans les sectes parce qu’apparemment le JDR relève du sectaire pour… je ne sais pas, parce que. Résultat, l’Express écrit tranquillou que les rôlistes « s’inspirent de satanisme, de légendes médiévales, mais aussi d’un fatras idéologique ou s’entremêlent croix celtiques et délires nasillons » et voit dans le jeu de rôle « un culte de l’horreur susceptible de déraper à tout moment ».
– C’est surtout la consommation de plaquettes de Milka qui dérapait, si mes souvenirs sont bons.
– Oui, je plaide coupable, là-dessus. Et rappelle-toi aussi la fameuse émission de Mireille Dumas « Attention jeux dangereux », en octobre 95. On y a balancé cliché sur cliché au grand public à une heure de grande écoute… En 1999, la PQR écrivait encore sans soucis des trucs de ce genre sur les « sombres pratiques clanistes » en mélangeant allègrement satanisme et jeu de rôle, et ça continue aujourd’hui. Un peu partout sur le web, tu vois les légendes habituelles répétées et répétées : le jeu de rôle, qui consiste tout de même littéralement à se réunir entre potes autour d’une table pour jouer, rendrait dans le meilleur des cas… asocial. Et dans le pire violent, sataniste, fou et suicidaire. En 25 ans de pratique, les trucs les plus horribles que j’ai pu voir à titre personnel, c’était les slips en fourrure qui gratte qu’il effectivement pu m’arriver de subir en Grandeur Nature.
– Bref, le jeu de rôle, c’est un peu comme le metal.
– On rigole, mais il y a eu un paquet de collèges et de lycées qui ont dissous les clubs de jeux de rôle des ados dans la foulée de cette émission, sous la pression des parents affolés. Et si ce discours négatif s’est imposé sans aucun élément factuel, c’est à cause d’une des campagnes de dénigrement les plus folles de l’histoire américaine.
– Toujours sur le thème du jeu de rôle qui rend fou ?
– Ils ont pour ainsi dire inventé l’idée. Des gens ont littéralement pété les plombs.
– Des gens comme qui ?
– Comme le dessinateur de BD Jack Chick, par exemple. Il s’est spécialisé dans les Chick Tracts, des BD courtes qui visent la conversion de leurs lecteurs au fondamentalisme évangéliste. En gros, tout ce qui touche à l’homosexualité, au judaïsme, à la franc-maçonnerie ou au catholicisme romain, c’est l’œuvre du Diable. Et manifestement, Donjons et Dragons aussi : ce zozo assez cinglé pour être interdit de publication au Canada a publié un album entier sur le premier « vrai » jeu de rôle contemporain. Et tout y passe : la joueuse dont le personnage meurt qui se suicide, la méchante maîtresse sataniste qui fait entrer une ado dans un convent diabolique, le prêtre qui la sauve avec l’aide de Jésus, la jeune fille sauvée qui brûle ses livres, ses figurines et tout son « dark material »…
– Non ?
– Tout, je te dis. La fameuse saison de Riverdale en est la déclinaison quasi parfaite. La version intégrale est sur son site, je te recommande ce grand moment de what the fucking fuck. Mais encore, lui, ce n’est rien. Il a sorti son petit truc et il est passé à la cible suivante, sans doute pour dénoncer le caractère éminemment diabolique de la raclette ou de Bouba le petit ourson.
– Alors ceci dit pour Bouba le petit ourson… Mais bref : tu parlais d’une campagne de dénigrement ?
– Oui. Là encore, la cible était clairement nommée : toujours D&D. Tu te souviens que le jeu a été commercialisé en 1974 ?
– Oui, à peu d’exemplaires au début avant que ça ne vire au phénomène de société.
– Exactement. Et comme souvent ça commence par un drame et un chagrin insoutenable : celui de Patricia Pulling, dont le fils adolescent se tue d’une balle dans la poitrine en juin 1982, quelques heures après avoir joué à Donjons & Dragons. Ce n’est pas la première fois qu’on associe suicide et jeu de rôle : en 1979, un jeune homme de seize ans, James D. Egbert, avait disparu dans le Michigan après une partie de D&D en laissant une note suicidaire derrière lui. Les médias s’en étaient donnés à cœur joie, affirmant que son corps serait probablement retrouvé dans les sous-sols de son université [2], où les joueurs pratiquaient paraît-il d’étranges rituels, etc., je ne te fais pas l’article.
– Mais il n’était pas mort du tout, c’est ça ?
– Il a bien fini par se suicider après plusieurs tentatives mais plus tard, en 1980. Il avait entre-temps fugué jusqu’à la Nouvelle Orléans puis en Louisiane. La télévision s’en est mêlée en tirant de l’affaire un abominable nanar en 1982, Mazes and Master.
– M&M ? Sérieusement ?
– Comme dans Riverdale : pour ne pas attaquer nommément Donjons et Dragons, on reprend l’idée des deux lettres identiques. Le téléfilm – avec Tom Hanks ! – et le livre dont il est tiré a déjà largement biaisé le regard du grand public au moment le fils de Patricia Pulling se tue.
– Cela dit, tu peux comprendre qu’une mère cherche toutes les explications du monde à un geste pareil.
– Évidemment. C’est l’ampleur de la campagne qu’elle lance ensuite et surtout le mensonges employés qui pose en revanche un problème : elle va durer QUINZE ANS. Au départ, sincèrement convaincue que le jeu a causé la mort de son fils, Patricia Pulling porte plainte contre l’éditeur de Donjon & Dragons, TSR Inc.
– Là encore, je peux à la limite comprendre qu’avec la peine…
– Elle porte aussi plainte contre le principal du lycée de son fils.
– Hein ?
– Oui. Elle l’accuse – et je suis sérieux – d’avoir lancé une malédiction à son fils, un sort tiré de Donjons et Dragons.
– Le chagrin l’aveugle peut-être un peu, cette dame, là.
– Peut-être, oui. N’empêche qu’une enquête est ouverte, enquête dont la conclusion se résume en gros à « non mais écoutez madame, on comprend votre douleur mais promis, vous vous trompez ». Le principal est blanchi, l’éditeur aussi : les policiers et les juges n’ont établi aucun lien entre le suicide de l’adolescent et sa pratique du jeu.
– Et elle entend le jugement ?
– Pas vraiment. Elle crée le BADD.
– Le quoi ?
– Le BADD, pour Bothered About Dungeons & Dragons, quelque chose comme « Préoccupés par D&D » en français.
– C’est poli, comme nom d’association anti-jeux, tu me diras.
– Sur le fond, c’est nettement plus limite. Patricia Pulling a fondé le mouvement avec un psychiatre, Thomas Radecki, lui-même directement liée à plusieurs organismes chrétiens fondamentalistes. Et c’est parti : en quelques années, le BADD ouvre des antennes un peu partout aux Etats-Unis, au Canada, en Angleterre et en Australie et diffuse la légende noire du jeu de rôle, vu comme la mère de tous les vices. Ce sont eux qui l’associent au satanisme, au metal et au retour du paganisme. Tu veux le texte original ?
– Allez, je sens que je vais aimer.
– Le BADD présente D&D je cite comme « un jeu de rôle fantastique qui utilise la démonologie, la sorcellerie, le vaudou, le meurtre, le viol, le blasphème, le suicide, l’assassinat, la folie, la perversion sexuelle, l’homosexualité, la prostitution, les rituels de type satanique, les jeux de hasard, la barbarie, le cannibalisme, le sadisme, la profanation, la désincarcération, la nécromancie et la divination ».
– Ah tout de même.
– T’aurais jamais cru que t’en faisais autant, hein ? L’association sort des études complètement foireuses qui parlent d’augmentation des taux de suicide et d’homicide chez les ados et multiplie les interventions publiques. Patricia Pulling devient d’un coup l’experte qu’on s’arrache sur les jeux de rôle, plateau après plateau. Non seulement elle témoigne dans plusieurs procès, mais elle est invitée dans plusieurs grandes émissions dans les années 80 et le BADD, financé par cette frange un peu cinglée des mouvements évangélistes, inonde littéralement le pays de brochures qu’il distribue dans les églises, les écoles et… les commissariats. L’opération d’agit’prop’ dans toute sa splendeur sur la base de… rien. La légende urbaine dans toute sa splendeur, une des plus belles depuis le coup des paroles de rock qui virent au message sataniste si tu passes le 33-tours à l’envers
– Mais tu ne parlais pas d’études ?
– Oh si. Le BADD a sorti tout un paquet de chiffres pour lier pratique du jeu de rôle et morts dramatiques, affirmant que les taux de suicide étaient bien supérieurs chez les adolescents joueurs que chez les non-joueurs.
– Et ?
– C’est un bullshit de premier ordre – en fait, toutes les études menées aux Etats-Unis dans les années 80 et 90 par des associations professionnelles de santé comme l’American Association of Suicidology, les Centres for Disease Control ou le National Safety Council ont prouvé que c’était littéralement l’inverse : plus socialisés, les joueurs de D&D ou d’autres jeux de rôle ont tendance à moins se suicider.
– Et comment ça s’est fini ?
– Autant les médias avaient fait les cons à la fin des années 70, autant ils se sont mis à faire leur boulot sérieusement ensuite. Ils se sont intéressés de près aux affirmations de Patricia Pulling qui racontait par exemple un peu partout qu’elle avait identifié un mouvement de 56 000 satanistes à Richmond, en Virginie – 8 % de la population de la ville… En creusant, les journalistes ont réalisé qu’elle avait englobé littéralement tous les mouvements qu’elles considéraient comme New Age ou païens pour arriver à ce chiffre. Les flics aussi ont commencé à en avoir marre de perdre leur temps à étudier des fausses pistes à chaque disparition suspecte ou à chaque suicide d’adolescent. Quand le BADD a commencé à publier de savants commentaires sur l’influence néfaste du Necronomicon sur les rôlistes, tout le monde a commencé à rigoler bien fort pour la bonne raison…
– … Que le livre n’existe pas.
– Voilà. Lovecraft en mentionne l’existence dans ses livres à plusieurs reprises et s’est bien amusé à lui inventer toute une histoire, mais le livre n’a jamais été écrit, ce qui pose un léger problème quand tu en déplores l’influence. Bref, Pulling et le BADD commence à énerver du monde, à force de mentir et de raconter n’importe quoi. Un type surtout.
– Qui ?
– Michael Stackpole, un des grands noms du jeu de rôle, du jeu vidéo et de la fiction américaine. Un jour où la moutarde lui est montée davantage au nez que d’habitude, Stackpole s’est lancé dans l’écriture du rapport Pulling, un boulot de dingue publié en 1990 qui démonte point par point toutes les affirmations de Patricia Pulling et met en évidence les techniques de la manipulation du BADD.
– Et ?
– Le rapport est tellement implacable, précis, méthodique, que Pulling se fait virer du BADD dans les semaines qui suivent…
– Mais le mal est fait.
– Malheureusement. Mais tu sais qui peut combattre le mal ?
– Non ?
– Une fine équipe d’aventuriers audacieux, soigneusement équipés et bien entraînés. Equipe-toi : on se retrouve à l’auberge ce soir, je t’expliquerai la mission. Let’s roll some dices.
[1] Pour la petite histoire, l’affaire a été résolue en 1996-97. Les véritables coupables de la profanation antisémite fréquentaient tous les milieux de l’ultra-droite et n’avaient jamais fait rouler un dé chelou de leur vie. Ils ont été condamnés pour avoir entre autres sorti le corps d’un homme de 80 ans de sa tombe et simulé son empalement avec un parasol.
[2] A 16 ans, Egbert, considéré comme un jeune prodige était déjà inscrit à l’université du Michigan. Il était atteint de dépression et de toxicomanie.
2 réflexions sur « Jeux de rôle : itinéraire d’une légende noire »
Bonjour et merci bien, on sent quand même que tout ça touche une corde sensible… à tel point qu’on relève même une évidence assez claire : « que les taux de rôlistes étaient bien supérieurs chez les adolescents joueurs que chez les non-joueurs ». Il serait question de taux de suicide que je ne serais pas surpris.
Merci, c’est corrigé !