La charge de la brigade pas fine

La charge de la brigade pas fine

La charge de la brigade légère est un épisode héroïque de l’histoire militaire britannique. Ceux qui connaissent le vocabulaire de l’armée ont donc compris qu’il y a neuf chances sur dix pour qu’il soit question de pauvres soldats obligés de partir au combat en vertu d’un ordre absurde et/ou aberrant, sorti des rêves de gloriole d’un officier supérieur obtus, et qui, lancés dans une attaque vraisemblablement condamnée, ont démontré des trésors de bravoure pour surmonter les circonstances et remporter une victoire aussi éclatante qu’inattendue. Ou échouer et se faire tous massacrer, mais avec panache.

Ce n’est pas le seul du genre, ce n’est sans doute pas le plus mémorable, mais si nous sommes partis pour vous en dire un mot, c’est parce que cette histoire et ses suites illustrent remarquablement le genre d’avalanche d’anecdotes que nous nous plaisons à développer ici. Vous allez voir.

Pour commencer, revenons sur la guerre de Crimée. Parce que ce n’est sans doute pas inutile. Je soupçonne au moins deux ou trois d’entre vous de n’avoir qu’une idée très floue des tenants et aboutissants de ce conflit. Et bien honte à vous, puisque les troupes françaises étaient impliquées. Comment se fait-il alors que cet épisode reste obscur ? Parce que cette guerre a été menée, côté français, par Napoléon III, également connu comme « le Napoléon dont on se fout ».

Bon alors, la guerre de Crimée, c’est quoi ? C’est essentiellement un conflit entre les empires russe et ottoman au début des années 1850. Pour faire simple, la Russie était en pleine période d’expansion vers le sud, et avait donc piqué aux Ottomans leurs territoires au nord de la mer Noire, y compris la Crimée. Histoire de ne pas s’arrêter en si bon chemin, le tsar (Nicolas 1er) voulait également pouvoir « protéger » les minorités orthodoxes balkaniques en territoire ottoman. En 1853, en profitant de tensions entre chrétiens occidentaux et orientaux pour le contrôle des lieux saints de Jérusalem[1], la Russie exige de nouvelles concessions de Constantinople. Qui reçoit le soutien de la France et de la Grande-Bretagne, qui commencent à trouver que la Russie pousse un peu, pour lui suggérer d’aller voir ailleurs. Résultat, la Russie s’en prend à la Turquie. Du coup, Paris et Londres se disent que c’est le bon moment pour aller ratiboiser un peu l’armée tsariste histoire de la calmer. Ils déclarent la guerre à la Russie en mars 1854, et partent en septembre 1854à l’attaque de Sébastopol, base de la flotte russe de la mer Noire. Qui se trouve sur la péninsule de Crimée, pour ceux qui ont séché les cours de géo et ne voient toujours pas le rapport.

Bim bam boum, pour faire simple.

Aussi, les Alliés (Britanniques, Français, Ottomans) reçoivent le soutien du royaume de Sardaigne, venu se battre contre des Russes dans un ex-territoire ottoman pour affirmer l’unité italienne contre l’Autriche.

Mais si, c’est simple. Faites un effort.

Maintenant que le décor est posé, passons à la charge. Elle est lancée le 25 octobre 1854, lors de la bataille de Balaklava. Alors qu’elles se sont fait sévèrement malmener, les troupes russes sont en train de battre en retraite vers leurs positions fortifiées. Ce faisant, elles embarquent avec elles des pièces d’artillerie britanniques qui traînent là. Le commandant de sa majesté, Lord Raglan, tient à ses canons, ça se comprend, et souhaite surtout éviter qu’ils soient utilisés pour lui tirer dessus, ce qui se comprend encore mieux. Il transmet donc à la brigade légère de cavalerie l’ordre de lancer une attaque pour empêcher les Russes de replier leurs canons (ce qui n’est pas chose facile convenons-en). L’ordre passe par un intermédiaire, et il y a manifestement incompréhension à l’arrivée. De sa position, le commandant de la brigade, Lord Cardigan (très élégant en toute circonstance avec son petit gilet) ne voit pas les canons en question, et en conclut donc que son supérieur lui demande d’aller charger le gros des pièces d’artillerie russes. Qui se trouvent à environ 1,5 km au fond d’une vallée. Sachant que des forces russes sont positionnées sur les deux flancs de la vallée (et au fond aussi, donc). Charger là-dedans revient donc à envoyer ses troupes sur plus d’une borne de stand de tir. Cardigan ne se pose cependant pas de questions.

Il lance ses troupes, dont le nombre est selon les rapports compris entre 660 et 673 cavaliers (coupons la poire en deux et disons 666, ça nous arrange pour la suite) dans ce qui fut surnommé la Vallée de la Mort.

Les cavaliers atteignent leur objectif, et parviennent de fait à chasser les troupes russes. Victoire ! Cependant le bilan est très lourd, avec 118 morts, 127 blessés, et 362 chevaux qui passent des écuries au réfectoire. Un général français (les troupes françaises participent à la bataille) déclare : « C’est magnifique, mais ce n’est pas la guerre. C’est de la folie. ». Parce que la guerre est toujours une entreprise parfaitement rationnelle et sensée dont le but n’est pas du tout de se trucider, sans doute. Toujours est-il que cette offensive est perçue par l’opinion britannique comme un exemple d’incompétence de la part des officiers supérieurs, qui a conduit à la mort de nombreux soldats. Le poète Alfred Tennyson en fait un poème, La Charge de la Brigade Légère, qui souligne la bravoure des cavaliers envoyés à la mort par un commandement inepte, et qui devient immédiatement populaire.

Les défenses de Sébastopol tombent en septembre 1855, et le traité de Paris met fin à la guerre de Crimée en mars 1856. Et depuis, la Crimée est une terre de félicité et de paix, qui n’a plus jamais connu la moindre forme de conflit.

Aujourd’hui, tout va bien entre voisins.

Passons quelques années. En 1936, un film est tourné pour raconter l’épopée dramatique de la brigade légère, en s’inspirant notamment du poème de Tennyson.

On sent tout de suite que c’est un film de guerre.

Il est porté par Errol Flynn, qui joue un jeune officier de cavalerie, et Olivia de Havilland, qui interprète la fille d’un colonel avec un goût marqué pour les jeunes officiers de cavalerie. Après avoir joué respectivement un pirate et la fille du gouverneur dans Captain Blood en 1935, et avant de prendre les rôles de Robin des Bois et Marianne en 1938. Dans les années 30, Errol Flynn et Olivia de Havilland jouaient un couple de voyageurs temporels vivant des aventures diverses au cours de l’histoire.

Outre les deux susnommés, La Charge de la Brigade légère compte aussi dans ses interprètes un certain nombre de chevaux, puisqu’il est question de cavalerie. Et il va sans dire que la fameuse charge constitue le morceau de bravoure du film. Pour la filmer avec tout le spectacle nécessaire, le réalisateur Michael Curtiz décide donc tout simplement de lancer les chevaux à l’assaut, puis de tendre des fils de fer en travers du chemin pour les faire chuter de façon réaliste. Au final, 25 des 125 chevaux utilisés pour cette séquence durent être abattus. Au point que Flynn en vint aux mains avec le réalisateur, que ça n’avait pas l’air d’émouvoir plus que ça.

Au-delà, suite à cet épisode, le Congrès des Etats-Unis prit des mesures pour assurer la sécurité des animaux sur les tournages, tandis que l’équivalent américain de la SPA (l’ASPCA) obtint l’interdiction de cette technique au cinéma. De son côté, et bien qu’il s’agisse d’un succès porté par une star particulièrement populaire, la Warner n’a jamais ressorti le film sur grand écran. Il fut ainsi impossible de le voir entre 1936 et 1956, moment où le studio vendit en bloc les droits de ses œuvres d’avant 1950 à l’Associated Artists Productions, ce qui permit sa diffusion télévisée.

Mais alors, comment faire si on veut voir canner des canassons, et se faire bourrer des bourrins, on se branche sur la télé US et on attend une rediff ? Mais non ! Passons quelques années…

Le poème de Tennyson sur la charge de la brigade légère fait partie de la culture anglaise. Il est donc logique qu’il fasse partie des références de Britanniques particulièrement cultivés. Comme par exemple Steve Harris, fondateur, bassiste, et principal compositeur du géant du Heavy Metal Iron Maiden, universellement reconnu comme l’un de plus grands groupes musicaux de l’histoire [citation nécessaire]. C’est ainsi que Maiden sortit en 1983, sur l’album Piece of Mind, le légendaire morceau The Trooper. Il raconte la charge tel que vécue par un cavalier, qui part à l’assaut et trucide quelques Russes avant de rester sur le carreau.

Le moment où vous réalisez que vous avez tous vu cette image.

Et si vous allez voir le clip sorti à l’époque, ce que vous devriez évidemment faire pour vous mettre ou remettre dans les oreilles ce morceau phénoménal, caractérisé notamment par une technique de guitare rythmique et de basse dite de « galop », qui est remarquablement adaptée au sujet, vous constaterez qu’il est illustré avec des vieilles images de cavalerie en noir et blanc. Des images tirées…du film de 1936. Avec les chevaux qui tombent non pas parce qu’ils ont été entraînés pour cela, mais parce qu’ils viennent de se prendre violemment les pieds dans des fils de fer, au péril de leurs tibias.

Allez, vous avez mérité de prendre un verre. A la vôtre.

A l’attaaaaaaaaaque !

[1] Ca peut paraître difficile à croire pour le lecteur contemporain, mais à l’époque Jérusalem était un objet de tensions.

3 réflexions sur « La charge de la brigade pas fine »

  1. Merci pour ce grand moment d’histoire, de cinéma et d’humani… non, rien. (et pour tous les autres, accessoirement).
    Amusant de constater que Cardigan, qui donne son nom au…, combat aux côtés de Raglan, qui donne son nom au… On peut avoir deux évocations de la guerre de Crimée sur soi en un seul vêtement.
    En tout cas, moi, ça m’amuse.

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