Par Crom !
– Pfff, qu’est-ce que tu veux, de nos jours on ne sait plus à qui se fier.
– (Soupir)
– Quoi ?
– Je t’ai déjà dit à quoi t’en tenir à ce sujet.
– Ah bon ?
– Oui. Je te l’ai déjà expliqué. En ce monde, tu ne dois te fier à personne. Ni aux hommes, ni aux femmes, ni aux bêtes. Mais ceci, à ceci tu peux te fier.
– Ha ! Oui, ça y est. Je me souviens. Ca m’avait fait le même effet quand tu m’avais sorti ton épée.
– A ceci, tu peux te fier.
– Oui. Bon. D’accord. Ecoute, loin de moi l’idée de vouloir contester cette forme de sagesse paternelle, mais quand même.
– Tu as tort. Ne sous-estimes pas le secret de l’acier.
– Euh, excuse-moi, mais bon…le « secret de l’acier », je ne vois pas bien ce qu’il y a de secret là-dedans.
– Non ?
– Ben non. Je veux dire, l’acier, quoi. C’est pas… Tu veux produire de l’acier, ben tu creuses, tu récupères du minerai, tu le fais fondre, tu tapes dessus deux-trois fois, et voilà. Je ne vois pas où il est le secret.
– Tu récupères du minerai ?
– Eh oui, c’est comme ça que ça marche.
– Du minerai d’acier ?
– Ben oui, du minerai d’acier. Tu vas pas faire de l’acier avec autre chose, nigaud.
– Je vais me permettre une supposition : la chimie, c’est pas trop ton truc, non ?
– Mmm, je vais dire que c’est pas mon plus gros coef.
– Ouais. Eh ben Crom se rit de toi.
– Ah bon, il se… Crom se moque ?
– Oui. Il rit. Il se moque. Il se gausse, j’irais même jusqu’à dire qu’il s’esclaffe.
– Et pourquoi, je te prie ?
– Du minerai d’acier, sérieusement ?
– Quoi, tu vas me dire que ça n’existe pas ?
– Un peu, oui.
L’acier, à la base, c’est du fer.
– Ah. Bon, d’accord. Et alors, comment on en fait de l’acier ?
– T’aimerais bien le savoir, hein ?
– Ben, c’est-à-dire que maintenant qu’on en est là, oui, tant qu’à faire.
– Je te le dirais bien, mais…c’est un secret. Va demander aux Géants.
– T’es content de toi, hein ? Bon, puisque c’est ça…
– Attends attends. Si pour que tu me fasses encore une tête de chien battu, je vais te le dire. Le secret de l’acier…oh puis non, tiens, je vais plutôt te raconter une histoire.
– Bon, je ferai avec.
– Nous partons pour le pays des pas-vikings.
– Ah, ceux qui naviguaient dans des pas-drakkars.
– Ceux-là mêmes. Nous sommes donc en Scandinavie, à la fin de l’âge du Fer. Soit autour du 5ème siècle de notre ère. Les Scandinaves consacrent une part non négligeable de leur temps à taper sur leurs voisins plus ou moins éloignés, et pour ça ils ont besoin d’armes.
– J’imagine qu’ils pourraient le faire à la main, mais ce serait fastidieux.
– Sans doute, et puis pour aller se fritter avec les Romains, vaut sans doute mieux prévoir plus lourd.
– Certes. C’est qu’ils étaient très très énervés, les Romains.
– C’est vrai. Donc, comme c’est l’âge du Fer, il se forgent des armes en fer. Manque de bol, le minerai auquel ils sont accès, c’est-à-dire celui qu’ils trouvent sur place, n’est pas de très grande qualité. Mais ils découvrent quelque chose qui va leur donner un réel avantage dans la course aux armements.
– Quoi donc ?
– Le secret de l’acier, benêt.
– Mais ils font comment à la fin ?
– Nos forgerons du nord veulent renforcer leurs armes et armures. Ils s’orientent donc vers la solution la plus logique. La plus logique pour l’époque : ils cherchent à y incorporer l’esprit d’ancêtres, ou d’animaux. Parce que si elle est imprégnée de l’âme d’un aïeul puissant ou d’une bête dangereuse, la lame sera plus mordante.
– Je veux bien admettre la logique du raisonnement, mais en vrai je ne vois pas en quoi le fait de réciter deux-trois incantations va renforcer le fer.
– Parce qu’ils ne se contentent pas de formules magiques. Ils incorporent véritablement des parents ou animaux dans leur forge, en ajoutant au fer de la poudre d’os. Les archéologues ont montré qu’il était relativement fréquent que des tombeaux soient rouverts pour récupérer les ossements des ancêtres, et d’autres fouilles ont mis en évidence beaucoup de restes d’os sur les sites des forges, montrant que les fabricants d’armes et autres en utilisaient pour leurs activités.
– Tu es en train de me dire que saupoudrer une arme en fer de poudre d’os la transforme en acier ?
– Précisément. Allez, je te la donne ta réponse. Le secret de l’acier, c’est le carbone. L’acier, c’est du fer qui contient entre 0,08 et 2 % de carbone. Plus de 2 %, et ça devient de la fonte, qui n’a pas du tout les mêmes propriétés, et qui est notamment plus friable et moins résistante que le fer. Le secret de l’acier, c’est d’introduire dans ton minerai de fer en fusion un peu de carbone, pour te retrouver dans cette zone magique qui va d’un coup rendre ton fer plus solide et résistant.
– Crom !
– Je ne te le fais pas dire. Et en introduisant dans leur forge de la matière organique, et donc carbonée, nos artisans scandinaves sont arrivés précisément à ce résultat, même si c’était de façon tout à fait fortuite.
– Ils sont tombés sur une technologie en cherchant à faire de la magie.
– Exactement, ils ont révélé le pouvoir de l’épée.
– T’étais obligé, ça ?
– Oui. Mais attends, j’en ai une autre dans le même genre.
– Allons-y.
– On avance un peu dans le temps, pour rejoindre une autre époque pendant laquelle on se refilait joyeusement des gnons.
– Ca peut correspondre à pas mal de périodes.
– Je parle des Croisades. Quand ils arrivent en Terre Sainte, les Croisés se trouvent nez-à-nez, souvent au sens propre, avec des armes comme ils n’en ont jamais vues. En Europe, on dispose alors de l’acier dit trempé, qui est en fait du fer refroidi rapidement dans un liquide. C’est mieux (plus solide et résistant) que le fer produit pendant l’âge du même nom, d’autant que le moulin à eau permet d’alimenter des fourneaux qui atteignent des températures plus élevées, et raffinent donc mieux le minerai. Mais sur le fond ça reste du fer.
– Ils n’ont pas trouvé le secret de l’acier.
– Non.
– Et je dois donc comprendre que quand ils débarquent au Moyen-Orient, ils découvrent que les Sarrasins, eux, ont mis la main dessus.
– C’est encore mieux que ça. Ils possèdent l’acier de Damas. Il n’est pas vraiment fabriqué à Damas, mais il est possible que ce soit là que les Croisés l’aient rencontré. Il est également tout à fait possible que le nom vienne de la ressemblance avec les étoffes de Damas.
– Hein ? Leurs cimeterres ressemblent à des morceaux de tissu ?
– Du calme, on reprend. L’étoffe de Damas est une technique qui consiste à tisser une soie monochrome sur du satin…pourquoi tu te marres ?
– Non non, rien.
– Ca ressemble à ça, ok ?
Par ailleurs, l’acier de Damas, on dit aussi damasquiné, c’est comme ça :
– D’accord, c’est joli.
– C’est joli, mais c’est pas l’essentiel.
– Tu n’es qu’une brute insensible.
– On parle de faire la guerre là. Les armes en acier de Damas ne sont pas seulement plus solides et résistantes que celles des Occidentaux, elles sont proprement prodigieuses. On dit que leur tranchant est tellement acéré qu’il coupe une plume, ou fend une armure comme une feuille de papier. C’est du mithril, ou de l’acier valyrien, choisis ta référence, mais les armes en acier de Damas sont de véritables trésors.
– Lame d’acuité +5.
– C’est ça. Et bien entendu, la question est celle du secret de leur fabrication. Jalousement gardé par les forgerons locaux.
– Tu m’étonnes.
– Bon, au bout d’un moment, ils finissent par lâcher des informations. Pour fabriquer de l’acier de Damas, il faut plonger la lame rouge non pas dans de l’eau ou de l’huile, mais dans le corps d’un esclave musculeux.
– Hein ?!
– Ah ben hé, tu la veux ton épée magique ?
– Oui, mais enfin quand même… Y’a pas un autre moyen ?
– Si. Une autre solution est de la tremper dans l’urine de trois jours d’une chèvre qui se nourrit exclusivement de fougères.
– Non mais…attends. Tu te moques.
– Tu sais combien j’apprécie l’artisanat à base urinaire.
– Oui. Je n’oublierai jamais quand tu es venu aider pour le carrelage.
– Pour autant, tu as raison. Ce n’est pas moi qui me paie ta tête, mais les forgerons locaux, qui se faisaient prier pour refiler aux Croisés des recettes bidons (je t’épargne celles à base de sang de dragon).
– Mais alors c’est quoi le secret ?
– On sait pas. Avec le temps, la production d’acier de Damas a décliné, puis s’est arrêtée au milieu du 18ème. Les pièces en acier damasquinés sont un peu les stradivarius de la métallurgie.
– Uh. Crom garde son secret.
– Pas tout à fait. Déjà, notons que les Européens trouvent rapidement une technique pour reproduire l’aspect de l’acier de Damas, mais uniquement son aspect. C’est le damas soudé, ou damas de corroyage. Mais surtout, des recherches sont menées en métallurgie et archéologie pour tenter de percer le secret de l’acier. Et il vient du matériau de base, le Wootz.
– Le quoi ?
– Le Wootz.
– Pardon ?
– Wootz !
– I did it again.
– Tout ça pour ça. C’est un acier produit en Inde, dès le 3ème siècle avant notre ère. Sa qualité exceptionnelle vient du minerai lui-même, et de la technique utilisée pour fabriquer les lingots. Pour ce qui est du minerai, les filons qui ont permis la production du Wootz contenaient plusieurs éléments spécifiques (chrome, molybdène, manganèse, niobium, vanadium), qui modifient sa structure de manière très particulière au cours du processus de forge. Côté fabrication, les forgerons indiens mettaient notamment dans leur creuset des feuilles vertes, qui produisaient du carbone. Résultat, un acier dont la teneur en carbone était comprise entre 1,2 et 1,8 %, et avec des propriétés chimiques uniques. Qui était ensuite expédié notamment vers le Moyen-Orient. Les analyses de lames en authentique acier de Damas ont montré qu’elles contenaient notamment des nanotubes de carbone.
– Tu veux dire les fameux trucs super-résistants et solides et tout qui doivent devenir le matériau du futur ?
– Ceux-là mêmes. Résultat d’un coup de bol, entre les propriétés propres du filon de minerai, épuisé au 18ème, les techniques métallurgiques indiennes, et l’art des forgerons orientaux. Plutôt pas mal comme secret de l’acier, non ?
– Carrément. Ils étaient un peu les seigneurs de l’acier, en fait.
– Joli. Crom rit sur sa montagne.
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