La Grande Puanteur

La Grande Puanteur

C’est joli, la Tamise.  Tellement typique, tellement londonien.

Eh ben la Tamise, c’est pourtant comme une moufette : c’est peut-être joli, mais ça pue. Enfin aujourd’hui, je ne sais pas, mais au 19e siècle, c’en était même à un tel point qu’on a frôlé l’émeute… Machine arrière : direction 1858.

Laaaaadies ?

Les années 1850, c’est l’apogée londonienne : la capitale anglaise est entrée de plein pied dans la modernité la plus échevelée. L’économie industrielle explose, les arts et les techniques font merveille et la ville éblouit le monde entier : on vient d’installer Big Ben à Westminster, 12,5 tonnes de métal tout de même, les trains ne cessent de déverser leurs masses quotidiennes de voyageurs, le British Museum et la National Gallery sont déjà là, comme les bobbies, les flics de la Metropolitan police.

Bref, Londres est des phares du monde, mais le phare du monde cocotte sévère. Ça fouette, mais alors ça fouette à vous en faire sauter l’émail des dents.

Londres est sale à un point pas racontable. Les rues, bien sûr, mais surtout cette bonne vieille Tamise. Parce que la pauvre Tamise a beau traverser la plus grande ville de la planète ça reste un fleuve tout riquiqui, question débit. Limite grotesque : 31 mètres cubes par seconde en été. Pour vous donner une idée, le Rhin, c’est 1 900 mètres cubes.

Un fleuve de merde

Et le truc, c’est qu’on s’en sert beaucoup, du fleuve. En y balançant toutes les eaux usées par exemple, et les eaux usées, je ne vous fais pas un dessin ? Si ? Bon. Rappelons que la population de la ville ne cesse de croître et que le nombre d’intestins par habitant tourne autour d’une moyenne de 1. Ce qui fait beaucoup d’étrons chaque jour, certes distingués puisque britanniques, mais des rondins tout de même, venues des quelques 200 000 fosses d’aisances que compte la cité. Et c’est sans parler de ce qui arrive directement par les égouts.

Et s’il n’y avait que ça. Mais la Tamise est une poubelle qui accueille littéralement toutes les ordures d’une ville : le sang des bêtes équarries, des cadavres plus ou moins identifiables, des ordures, des épluchures et tout ce que vous pouvez imaginer comme cochonneries.

Dès 1840, tout le monde s’inquiète. La Tamise n’est plus qu’un fleuve en théorie. En pratique, c’est une sorte de lisier qui s’écoula à faible allure, roulant des millions de tonnes d’horreurs, une croûte immonde et suppurante qui sent la fosse commune. C’en est au point qu’elle a sa caricature dans les journaux, où les dessinateurs s’en donnent à cœur joie avec le Dirty Father Thames, le sale père Tamise, une sorte de père Noël infernal, dessiné les pieds dans le purin. Et le Père Noël est une ordure, ça n’est plus une métaphore.

« Et attendez que j’enlève mes chaussettes. »

Le plus beau, c’est que la saleté de la Tamise fait vivre tout un petit monde. Les toshers, qui courent les égouts pour ramasser tout ce qui leur tombe sous la main de récupérable, souvent en famille. Les grubbers, qui font la même chose sur les canaux à ciel ouvert qui mènent à la Tamise. Les mudlarks, des mômes qui fouillent la boue du fleuve pour trouver des objets à récupérer, sur ses berges. Des gosses, souvent. Les flushermen, qui débloquent les conduites bouchées. Les rat catchers qui butent du rongeur à qui mieux mieux, payés qu’ils sont au nombre. Enfin et surtout les night soilmen, les hommes de la fange. Eux, leur boulot, c’est de vider les fosses d’aisance pour aller le vendre comme purin dans les cambrousses : 2,6 shillings la charrette, en 1850, c’est une affaire – enfin jusqu’à ce que leur modèle économique soit complètement saboté par les importations de guano venues d’Amérique du Sud, moins cher et plus pratique.

La gadoue du Diable

Bref : la Tamise est un cloaque fétide, un charnier, une gadoue méphitique qui devrait rappeler des souvenirs à tous les amateurs de Terry Pratchett, qui s’est très directement inspiré de cette histoire au moment d’imaginer l’Ankh, le fleuve qui traverse sa ville d’Ankh-Morpork et sur lequel les agents du Guet pourraient presque tracer à la craie le contour du corps des suicidés qui se sont fracassés le crâne en essayant d’y sauter depuis un pont.

Les pouvoirs publics en sont bien évidemment conscients : c’est sous leur pif, et croyez-moi, ils se le pincent aussi fort que possible. Mais ils n’en foutent pas une rame. Enfin j’exagère un peu : des solutions sont étudiées, mais aucune ne se concrétise. Repenser les égouts ? Trop cher, trop compliqué et trop bordélique. Jusqu’en 1858, tout le monde fait mine de regarder ailleurs. Mais cette année-là, ça pète.

Enfin je me rends compte que le terme est mal choisi.

Disons que ça part en cacahuète. Pourquoi 1858 ? Parce que l’été a oublié d’être anglais : il fait chaud et beau. Sur un fleuve littéralement saturé d’excréments, je vous passe le bonheur : ça franchit le seuil du supportable, au point que les ouvriers qui travaillent dans le coin se mettent en grève et que les bacs n’arrivent même plus à traverser le fleuve. Mais le plus beau, c’est à chercher du côté du Parlement, dans le Palais de Westminster. Pile sur les bords de la Tamise, dites donc.

On ne sait plus quoi faire pour préserver les nobles narines des Lords. On arrose à tout hasard les rideaux du Palais de chlorure de calcium mais les pauvres chéris grincent tellement du nez qu’ils ajournent la session et… se cassent. Oh, ils ne sont pas les seuls : tous ceux qui ont les moyens se barrent de Londres cet été-là, pour éviter la Great Stink, la Grande Puanteur. Et ça ne se calme pas. L’été fait durer le plaisir et s’allonge, chaud, moite et puant. Le débit de la Tamise baisse encore et la psychose commence. Les Londoniens redoutent les épidémies, les fièvres, les maladies.  Les ingénieurs tentent des trucs de desperado, comme verser des trucs plus ou moins foireux dans le fleuve – de la chaux, notamment. Marrant, mais ça ne marche pas.

Il faudra le retour de la pluie pour laver le plus gros, après des semaines à vivre dans une atmosphère à vous napalmer les sinus.

Cette fois, le Parlement a compris la leçon : trois semaines plus tard, une loi met fin au bordel administratif et fonde le Metropolitan Board of Works, un service missionné pour organiser le drainage de la plus grande ville du Royaume Uni.  En sept ans, 3 millions de livres sont débloquées pour entamer la construction d’un vaste réseau de 21 000 kilomètres d’égouts locaux, connectés à 400 kilomètres de canalisations grand format, qui soulage enfin la Tamise et les Londoniens.

Enfin oubliez aussi le mot soulager, réflexion faite.

3 réflexions sur « La Grande Puanteur »

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