La surprise du Danube : quand les Autrichiens se faisaient prendre pour des ponts

La surprise du Danube : quand les Autrichiens se faisaient prendre pour des ponts

– Sam, mon grand, il faut que je te parle des guerres napoléoniennes.

– Alors sans dire que je m’en tapote les valseuses avec des portes de grange, disons que je viens de m’endormir en sursaut.

« Vous disiez, mon vieux ? »

– Ah je vois. Joueur, tricheur, débauché, vicieux et mauvais patriote, avec ça.

– Ce n’est pas ça, mais l’histoire façon coups de canons et chair à pâté, c’est un peu surfait, je trou… Attends comment ça, tricheur ?

– Oublie. Bon, et si je te parle d’une victoire napoléonienne remportée sans tirer un seul coup de feu, tu veux bien m’écouter deux minutes ?

– J’ai une image de marmotte et de chocolat qui me vient, mais dis toujours.

– Nous sommes en 1805 sur les bords du Danube sauvage et tourmenté.

– Pas du tout, nous sommes en 2019 sur les bords d’un mercredi pas du tout sauvage et tourmenté et j’allais présentement me faire une tisane devant Derrick.

– Sam, tu m’énerves.

– Pardon. Poursuis.

– En novembre 1805, ça fait déjà bien deux ans que Napoléon s’est mis en tête de flanquer des tatouilles à la moitié de l’Europe, dont l’Autriche. Début novembre, ça va mal pour les Autrichiens : les troupes commandées par deux maréchaux de première bourre, Lannes et Murat, leur filent le train après leur avoir généreusement distribué quelques coups de pieds au cul du côté d’Ulm. Du coup, les troupes autrichiennes décident de s’appuyer sur le Danube, près de Spitz. Ils franchissent le fleuve à un endroit particulier : trois ponts s’y succèdent, l’ensemble formant un ouvrage connu comme le pont de Tabor.

– Tout ça nous fait une belle bande de ponts, quoi.

– Oui si tu v…

– J’avais une voisine qui avait des nichoirs en forme de pont.

– C’est désolant, la honte me submerge. Quel naufrage.

– Je te la replacerai. Continue.

– Aucune chance au vu de mon immense dignité. L’armée autrichienne, commandée par le prince Carl Auersberg, décide de couvrir ses arrières à l’est du Danube en anticipant l’offensive française. Les sapeurs s’arrangent pour truffer l’ouvrage d’explosifs et toute la troupe s’arrête de l’autre côté, prêt à faire sauter les premiers zozos qui auraient la bonne idée de s’engager sur des constructions piégées et défendues par une artillerie qui ne demande qu’à leur envoyer quelques boulets à travers la terrine.

– Ben les Français n’ont qu’à passer plus loin, tu parles d’une affaire.

– Sam, ce n’est pas tout à fait Venise, le Danube, il n’y a pas de quoi traverser tous les dix mètres.

– Et puis y a beaucoup moins de gondoles.

C’est vrai que ça fait tout de suite pas très Danube.

– Merci pour ce commentaire complètement con, quoique parfaitement juste. Je peux continuer ? Merci. Bref, pas moyen de tortiller, ces foutus ponts sont le seul endroit pour traverser. En plus, c’est urgent : les troupes françaises sont à des dizaines de kilomètres de leurs arrières, qui plus est avec des Prussiens dans le dos. Si les Autrichiens en venaient à tout faire péter, ce serait une catastrophe.

– Vi enfin là comme ça, je ne vois pas trop de solutions, ils n’allaient pas demander un soutien aérien.

– C’est pour ça que tu ne seras jamais maréchal d’Empire, Sam. Lannes et Murat, qui ne peuvent d’ailleurs pas tellement s’encadrer, décident de tenter une ruse tellement lamentable que ça en devient du génie.

– Ils déguisent toute l’armée française en Autrichiens.

– Non.

– Ils passent le fleuve la nuit en respirant avec des roseaux.

– Quoi ? Mais non, c’est complétement débile.

– Ils construisent un autre pont un peu plus loin.

– Mais est-ce que tu as une idée du temps que ça… Bon, ça suffit. 

– Pardon.

– Non, c’est bien plus simple. Ils se pointent tout droit vers le pont, vêtus de leurs plus beaux uniformes d’apparat et suivis par un petit groupe de grenadiers.

– Et ils se font tirer dessus comme deux gros couillons.

– Ils se font tirer dessus, oui, mais font exactement comme s’ils n’en avaient à secouer. Ils s’engagent tranquillement sur le pont en agitant un drapeau blanc.

– Ben ils demandent une négociation, quoi, je ne vois pas vraiment ce qu’il y a de génial.

– Attends deux minutes. Aux premiers soldats autrichiens qui se pointent vers eux, Lannes et Murat annoncent qu’un armistice vient d’être signé entre Napoléon et l’empereur d’Autriche, que le pont leur appartient, qu’il va falloir circuler, merci beaucoup, et qu’ils sont venus discuter quelques détails avec le prince Auersberg.

– Mais il n’y a pas d’armistice ?

– Bravo Sam, t’as tout compris. Non, il n’y a pas d’armistice. Deux maréchaux, soit les officiers les plus gradés de Napoléon, sont en train de tenter le coup de bluff du siècle.

– Mais tu ne vas pas me dire que ça marche ? Ils ne sont pas cons à ce point, les Autrichiens ?

– Les soldats, non. Ils sont à deux doigts de buter Lannes et Murat qui ont tout de même un sang-froid en béton armé, si je puis dire : ils ne se démontent pas une seconde alors qu’on les tient en joue, que la situation est tendue comme jamais, et que pendant ce temps-là, des sapeurs français se glissent en douce le long des rives pour aller désamorcer les charges explosives placées sur les piles du pont.

– Ben alors ?

– Ben alors un soldat, c’est peut-être sceptique, mais ça a le sens de la hiérarchie : personne ne sait si cette histoire d’armistice est vraie ou non, mais personne ne se sent non plus trop de courir le risque de buter un maréchal d’Empire en pleine paix. C’est un peu le bordel et on cherche désespérément le Prince Auersberg pour lui demander quoi foutre. Et le plus beau, c’est que Lannes et Murat ne se contentent pas d’attendre patiemment : ils remontent le pont en plaisantant comme si de rien n’était et comme si personne ne leur pointait un flingue sur la poitrine.

– Mais ENFIN.

– Attends, ce n’est pas fini : derrière, constatant que ça a l’air de passer, leurs troupes suivent les consignes : les grenadiers s’avancent à leur tour vers le pont en la jouant détendue. Ils ont l’arme dans le dos et rigolent en se racontant des âneries et en chantant des chansons de régiment, comme si le pont était à eux et comme si les canonniers d’en face n’étaient pas à zéro virgule deux doigts d’ouvrir le feu. Pour empêcher un soldat de craquer, Lannes décide même de s’asseoir sur l’affût d’un canon et allume sa pipe le plus paisiblement du monde, comme s’il était en terrain conquis.

– Une pipe ça détend toujours l’atmosphère. Mais enfin il n’y a pas un gradé pour siffler la fin de la récréation ?

– En fait si. Il y a même un brave sergent un peu moins couillon que les autres qui insiste sur le fait qu’il s’agit clairement d’un piège, mais qui insiste vraiment, le genre à faire des saltos arrière pour attirer l’attention.

– Bon ben alors ?

– Alors ? Alors Murat demande à ses supérieurs s’ils comptent encore longtemps laisser un homme sorti du rang leur parler comme ça.

– Et ?

– Ben on fout le sergent aux fers.

« Tout ce que je dis c’est qu’il ne faudra pas venir pleurer quand vous verrez que j’ai raison, les vedettes. C’est tout. Et c’est MON chiotte. »

– Mais qu… Bon, et Auersberg, il se pointe ?

– Oh oui. Quand il arrive, les troupes françaises sont déjà à deux pas du pont. Lannes et Murat, eux, sont déjà sur la rive tenue par ses troupes et lui jurent sur l’honneur qu’un armistice a bien été signé. Leur assurance fait le reste : furieux, mais convaincu, Auersberg ordonne à ses troupes de laisser passer les Français.

– … Qui passent…

– … et qui n’ont rien de plus pressé que de braquer les Autrichiens dans les minutes qui suivent, histoire de faire 7 000 prisonniers sans un coup de feu.

– … Je suis scié.

– Tu peux : quinze jours après, c’est Austerlitz et l’épisode du pont de Tabor a en partie favorisé la victoire française. C’est loin d’être décisif, hein, m’enfin ce n’est pas complètement neutre.

– Et Lannes et Murat, ils sont devenus quoi, après cette fine astuce ?

– Ils se sont reconvertis dans les jeux de cartes.

– Tu te fous de moi.

– Oui. En gros, le bluff ne paie pas. Murat, qui était le beauf de Napoléon, s’est retrouvé bombardé roi de Naples avant de se faire virer pour finir fusillé quelque part en Calabre en 1815. Lannes, lui, est mort en 1809, après avoir pris un boulet dans les jambes à la bataille d’Essling. Un boulet autrichien.

6 réflexions sur « La surprise du Danube : quand les Autrichiens se faisaient prendre pour des ponts »

  1. Merci pour cette belle tranche de rig… d’Histoire. La forme, le fond, tout est bon, comme sur Nova et Déjà Vu.

    (« …finir fusillé » plutôt que « fusiller », si vous me permettez)

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