L’appel de la forêt

L’appel de la forêt

– J’en ai marre !

– Mais arrête de te plaindre. Profite.

– Profiter de quoi ?

– Mais enfin, c’est joli la forêt ! C’est plein de couleurs, de bruits, d’odeurs. Regarde, respire. Et arrête de semer des cailloux, c’est ridicule, je ne t’ai pas amené pour te perdre.

– C’est un épisode traumatique familial, j’ai du mal à m’en remettre. J’aime pas la forêt, voilà. Y’a rien. Y’a même pas de réseau.

– Alors là tu te trompes.

– Je ne crois pas, non. J’ai même pas le début d’une barre.

– Tu sais qu’il y a des médicaments contre ce genre de problèmes, de nos jours.

– Andouille.

– Toujours est-il que tu as tort. Y’a du réseau.

– Faudra le dire à mon portable.

– Nan, c’est pas un réseau pour téléphone. Tu es en plein milieu du Wood Wide Web.

– C’est quoi encore ce truc ?

– Le Wood Wide Web, la grande toile du bois. Le réseau de la forêt. L’internet des arbres.

– Les arbres sont connectés maintenant ?

– Absolument. Et c’est ancien.

– Ah. Donc c’est quoi, des fils de cuivre ?

– Non. Des champignons.

– Hou, des champignons. Cool.

– Non, pas ceux-là. Ce ne sont pas ceux auxquels tu penses. Tu ne peux pas non plus en mettre dans tes omelettes. Ce sont des mycorhizes.

Ca ressemble au truc en train de se développer dans le coin du frigo où vous n’allez jamais nettoyer.

Une mycorhize, vois-tu…bon, l’étymologie est évidente, je n’ai pas besoin de développer ?

– Euh, je, tu avais l’air parti pour, alors bon, tant qu’à faire…

– Comme son nom l’indique, une mycorhize est l’association entre un champignon (myco) et une racine (rhize). Le sol est truffé, non de truffes, enfin sauf dans des endroits bien spécifiques, mais de champignons filamenteux. Et ils se connectent, au sens propre, avec les racines des plantes.

– C’est ton réseau, là ?

– Absolument. Le terme de mycorhize a été mis au point au XIXème siècle par Albert Bernhard Frank, un biologiste allemand, pour décrire cette façon qu’ont les mycéliums, les filaments de champignon, de coloniser les racines.

– Coloniser ? Ah donc c’est pas bien.

– Si si, au contraire.

– Ah ben non.

– Pour le coup, en l’occurrence, c’est bien, d’accord ? C’est un remarquable exemple d’association mutuellement bénéfique. D’emblée, dès qu’un champignon s’accroche aux racines d’une plante, celle-ci passe en mode défensif et active son système immunitaire.

– Les plantes ont un système immunitaire ?

– Ben oui. Quand elles se sentent agressées, elles libèrent des molécules qui peuvent repousser les assaillants, par exemple en rendant leur bois ou leurs feuilles moins bons pour les bestioles venues les boulotter, ou qui font venir des prédateurs de ces dernières.

Ca marche pas à tous les coups.

En provoquant cette réponse immunitaire, le mycélium « entraîne » la plante. C’est une forme de vaccin, si tu veux. Il a été établi que le simple fait de se connecter au réseau des mycorhizes rend les plantes plus résistantes. Mais ça ne s’arrête pas là.

– Je note qu’il y a donc un antivirus de base dans l’Internet des Bois.

– C’est ça. Je précise que ce réseau ne se limite pas aux seules forêts. On estime qu’environ 90 % des plantes qui poussent en terre sont connectées à des champignons, y compris un plant de tomate, par exemple. Outre le coup de pouce immunitaire, le premier intérêt d’une connexion plante-champignon est l’échange de nutriments. Un champignon est incapable de réaliser la photosynthèse, et puis de toute façon sous terre pour la lumière c’est pas pratique, donc la plante lui file des glucides, autrement des sucres précisément issus de la photosynthèse. De son côté, le champignon aide les racines à absorber l’eau, ainsi que des éléments comme l’azote ou le phosphore.

– C’est pas mal.

– Mais ce n’est encore rien. Les mycorhizes et le réseau mycélien relient les racines aux champignons, mais aussi et surtout les plantes entre elles. Ce qui permet par exemple aux arbres d’une forêt d’échanger des nutriments entre eux, par le biais des champignons. En utilisant des traceurs (des isotopes radioactifs, en l’occurrence) des chercheurs ont ainsi montré qu’ils pouvaient se transférer de quoi manger en fonction de leurs besoins selon les saisons, et entre espèces différentes. Par exemple, un arbre feuillu va soutenir un résineux pendant l’été, quand ce dernier est à l’ombre et photosynthétise moins. A l’inverse, quand il perd ses feuilles alors que le résineux continue lui à synthétiser, l’échange se fait dans l’autre sens.

– Whaouh. Mais, qu’est-ce que…comment ?

– Bonne question, y’a des gens autrement plus intelligents que toi et…que toi qui y travaillent. Le champignon qui fait le lien joue sans doute un rôle actif dans l’histoire : il a intérêt à ce que toutes les plantes auxquelles il est lié se portent bien, donc à équilibrer les excès et surtout les besoins.

– Ils sont forts ces champignons. Donc les arbres communiquent entre eux.

– Ouaip.

– Je pense à un truc. Tu as dit que quand une plante se sentait agressée, elle déclenchait une réponse immunitaire. En plus de la nourriture, est-ce les arbres connectés pourraient pas aussi s’envoyer des alertes, qui sont des signaux chimiques, du coup ?

– Mais oui, tout à fait.

– Ils se parlent, réagissent aux agressions, et s’avertissent des dangers…on pourrait carrément en faire un film.

Non. Mauvaise idée.

– Et puis comme dans tout réseau digne de ce nom, il y a des serveurs.

– Pardon ?

– Les arbres les plus anciens ont des réseaux racinaires et mycéliens plus développés. Ils sont donc reliés à plus d’autres plantes, ce qui en fait des nœuds du réseau. Mais y’a mieux.

– Encore ?

– Mais oui. Ces vieux arbres savent reconnaître les individus de leur espèce, et les soutenir dans leur croissance si besoin.

– Attends, tu veux dire par exemple qu’un vieux chêne va envoyer spécifiquement des nutriments à un petit jeune en train de se développer à quelques dizaines de mètres ?

– Exactement. Ce qui a conduit les biologistes qui étudient la chose à parler « d’arbres-mères ». Bon, par définition ce sont un peu des hippies, mais faut reconnaître que ça se tient.

– Vache. Ca aussi on pourrait en faire des films…

Mieux, déjà.

– Ce sont même des parents avec héritage.

– C’est-à-dire ?

– Quand un de ces arbres-mères, ou serveurs si tu préfères, meurt, il balance dans le réseau son stock de matières carbonées. Histoire que tout le monde puisse en profiter.

– Classe. Donc si je résume, dans le Wood Wide Web, on peut communiquer, commander de la bouffe à se faire livrer, et s’envoyer des alertes.

– C’est ça.

– C’est 90 % de mon usage du web. Et y’a un antivirus, aussi, j’avais oublié.

– Y’a aussi tout ce qui va avec un antivirus.

– Plait-il ?

– Dans l’Internet des Bois, y’a des pirates.

– Non, là tu te fous de moi.

– Point. Tu as déjà des plantes qui sont reliées au réseau, mais qui n’ont pas de chlorophylle et ne peuvent donc pas pratiquer la photosynthèse. Mais comme elles sont quand même connectées au réseau, elles pompent des ressources à la communauté. Ca, c’est le voisin qui s’installe sur ton wifi.

– Le salaud.

– Ca encore c’est rien. Tu as les vrais de vrais pirates, les hackers, les gars qui balancent des virus.

– Je voudrais dire que je ne te crois pas, mais je sens que c’est encore vrai.

– Evidemment. De toute évidence, tout ce que je te raconte depuis un moment montre qu’il faut sans doute relativiser le concept de « loi de la jungle », au sens où les plantes, même d’espèces différentes, coopèrent.

– C’est vrai.

– Bon, le sous-bois n’est pas non plus le paradis socialiste. Il y a de la compétition, pour accéder aux ressources ou se développer quand les surfaces commencent à être bien occupées.

– Ha, la pression immobilière…

– Elle ne touche pas que les centres-villes.

Non à l’étalement forestier.

Par conséquent, tu as des plantes qui s’amusent à répandre autour d’elles des produits chimiques qui nuisent à leurs compétitrices. Et bien plusieurs études laissent entendre que le réseau des mycorhizes, que j’ai maintenant envie d’appeler le rézheau, peut servir à propager ces diverses armes chimiques et à les rendre donc plus efficaces. Certaines plantes sont même capables de reconfigurer le rézheau, c’est-à-dire modifier la répartition des champignons présents dans le sol, pour favoriser ceux qui répandent mieux leurs produits anti-concurrents.

– Eh ben tu veux que te dises, je suis sur le cul. J’aurais pas imaginé que j’étais en train de marcher au milieu d’une interconnexion pareille.

– C’est un champ de recherche actif. On peut imaginer des applications dans les domaines forestiers et agricoles.

– Il faut que ça se sache. Dès qu’on rentre, j’en parle à tout le monde.

– Non mais ça va pas ?!

– Mais enfin… C’est génial quand même. Et puis ça montre qu’une forêt c’est un vrai organisme cohérent, avec des interactions tout ça.

-Ouais. Précisément.

– Je ne te suis pas.

– 90 % des plantes sont connectés à un réseau de mycorhizes, ce qui signifie qu’elles sont reliées.

– Ben oui…

– Qu’elles communiquent.

– Ok, et ?

– Qu’elles échangent, travaillent en commun, coopèrent.

– Mais ça les rend vachement plus fascinantes, j’irais même jusqu’à dire…sympas, proches.

– Justement, nouille ! Y’a des gens qui considèrent que porter un pull en laine c’est soutenir la torture animale, et tu veux leur dire que ta salade parle ? T’as vraiment envie de finir en mangeant des cailloux ?

– Oooooh…

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