Le jour où Betty Lou Cooper a trompé la mort, deux fois.

Le jour où Betty Lou Cooper a trompé la mort, deux fois.


– Sam, mon lapin, si je te dis New-York, gratte-ciel et crash aérien, tu penses à quoi ?

– Au fait que ça date de 18 ans et que ça ne nous rajeunit pas.

– 74 ans.

– Pardon ? Non, je veux bien que j’ai dormi tard, mais je suis presque sûr que 56 ans n’ont pas pu passer comme ça, je m’en serais rendu compte, tout de même.

– Le crash dont je te parle date d’il y a 74 ans, pas de 2001.

– Un avion s’est crashé dans les tours jumelles en 1945 ?

– Pas dans le World Trade Center, non, pour l’excellente raison qu’il n’existait pas. Mais dans l’Empire State Building, oui.

A force de jouer aux cons autour, aussi.

– Jamais entendu parler de cette histoire.

– Disons que les conséquences ont été un peu moins lourdes qu’en 2001. Tout commence le 28 juillet 1945 avec une météo de merde qui ne fait pas retomber l’enthousiasme ambiant. Après tout, la 2e Guerre mondiale touche à sa fin. À l’Ouest, l’Allemagne nazie est tombée depuis près de deux mois. À l’Est, les Etats-Unis s’apprêtent à partir aux champignons dans le Pacifique histoire de plier le match une bonne fois. Bref, ça fait toujours suer de se taper un brouillard dégueulasse, surtout un samedi, mais ça ne tracasse personne d’autre que les contrôleurs aériens et les pilotes.

– Enfin le brouillard, on sait à peu près gérer, quand même.

– En 1945 ? Pas trop, non, surtout que je te parle d’une purée de pois d’anthologie, à huit mètres, on ne voit rien.  Du côté de La Guardia, l’aéroport de la ville, c’est un bordel sans nom pour réussir à gérer le trafic. Bon, ceci dit, les états d’âmes des techniciens de la Guardia ne concernent pas plus que ça le lieutenant-colonel William Smith, ce n’est pas là qu’il est censé se poser.

– Papiers.

– C’est un jeune pilote de 27 ans, chargé d’une mission de routine : poser son bombardier B-25 à Newark, à une quarantaine de kilomètres de là.

– C’est gros, un B-25 ?

– C’est moyen. En mission, ça vole avec 8 membres d’équipage et ça emmène une tonne et demie de bombes, ce qui peut paraître relativement modeste jusqu’au moment où te les prends sur la courge. En revanche, c’est une star du ciné parce qu’il a une vraie gueule, avec son poste de mitrailleuse placé dans un nez vitré. Tu le trouves un peu partout, de La bataille de Midway à Forever Young, un film de 1992 avec Mel Gibson qui ne tue personne dedans, ce qui est assez rare. Mais bref : juillet 45, Manhattan : Smith essaie de diriger son B-25 comme il peut dans un gros gros nuage.

– Et si je tire sur le nuage ?
– Non, Bob, non, ça ne servira à rien.

– Et ça va merder.

– Oh oui. En arrivant près de New-York, Smith appelle le sol pour tâter la température et se renseigner sur la météo. Les aiguilleurs l’invitent à se barrer de là à toute allure, vu que les bulletins météos sont de plus en plus dégueulasses.

– Et cette andouille continue quand même ?

– Oh non. Enfin si mais il ne décide pas tout seul, il contacte ses supérieurs qui lui expliquent en substance que la météo, c’est dans la tête et que ce ne sont tout de même pas trois malheureuses gouttes d’eau qui vont détourner un B-25, nom de dieu. Smith continue et pour tenter d’y voir quelque chose, descend à 700 mètres, la limite inférieure autorisée quand on survole New-York.

– 700 mètres ça va, il est large.  

– Oh oui, il ne risque a priori pas grand-chose : le plus haut gratte-ciel de la ville et du monde, à cette époque, c’est l’Empire State Building, qui culmine à 381 mètres [1]. Mais le problème, c’est que Smith est encore en plein milieu de la couche nuageuse et de plus en plus paumé. Et comme il se croit beaucoup plus près de Newark qu’il ne l’est en réalité, il décide de descendre à 300 mètres…

–  Ah.

– Tu me diras, question visibilité, ça va tout de suite mieux : Smith voir très bien, mais alors très bien le Central Building qui surgit sous son nez. Il l’évite de justesse et commence à zigzaguer au beau milieu des gatte-ciels de Manhattan. Il manque de peu le Chrysler Building et le Rockefeller Center, mais il ne peut rien pour éviter l’obstacle suivant.

– L’Empire State Building.

– Gagné. Un mur de verre, de béton et d’acier dans lequel il s’encastre à 320 km/h à 9 h 48, au 79e étage. Smith meurt sur le coup, avec ses deux hommes d’équipage, et c’est exactement comme si une bombe venait de péter : l’avion explose à l’impact, tout l’étage se transforme en une grosse boule de feu et les deux moteurs ont du mal à comprendre que le vol est terminé. Du coup, ils continuent à travers l’étage. Et comme c’est la partie la plus lourde d’un avion avec le train d’atterrissage, c’est un peu embêtant.

« Toc toc ».

– Oh purée…

– Le coup de bol, c’est que le 28 juillet 1945 est un samedi et qu’il y a nettement moins de monde dans les bureaux du 79e étage, quelques employés du War Relief Service seulement. Ceci dit, ça en laisse quand même onze sur le carreau dans les minutes qui suivent l’explosion dont un homme, Paul Dearing, qui saute dans le vide pour échapper aux flammes. Les autres cherchent soit à s’enfuir, soit à éteindre les flammes, dans la panique que tu peux imaginer.

– Et les moteurs ?

– Le premier, c’est un petit miracle : après avoir ravagé l’étage en traversant 7 parois de béton, il termine sur le toit d’un immeuble en contre-bas sans retoucher personne. L’autre a un lien direct avec Betty Lou Cooper.

– Qui ?

– Betty Lou Cooper, une salariée de 20 ans qui travaille un étage au-dessus, au 80e, et dont le boulot consiste à faire fonctionner les ascenseurs.

– L’avion a pété sous ses pieds ?

– Oui, précisément au moment où elle ouvrait la porte d’un ascenseur, ce qui fait que le blast l’expédie quinze mètres plus loin dans une bouffée de flammes. Des collègues la ramassent à ce moment et voient vite que si son état n’est pas critique, il est tout de même sérieux. Quand les pompiers arrivent, ils décident de la descendre de 5 étages à la force des bras par les escaliers. L’idée, c’est de descendre sous l’étage en flammes pour la faire descendre par les ascenseurs qui fonctionnent encore.

– Je sens venir une couille.

– Tu peux. Ils viennent à peine d’installer Betty dans la cabine que les câbles lâchent. Au 75e étage, ça annonce une jolie chute.

– Mais ils n’ont pas vérifié l’état des câbles ?

– La cabine était à l’opposé de la zone d’impact, tout semblait intact à l’intérieur et c’était un peu le bordel partout, si tu veux. Mais non, ils n’ont pas regardé au-dessus de la cabine et c’est dommage.

– Pourquoi ?

– Parce que le second moteur a atterri pile dessus, en sectionnant un peu tout ce qui dépassait au passage. La cabine ne tient plus qu’à un fil, et ce n’est pas une image. Et le valeureux bout de câble qui restait encore à peu près impact, il fait bien tout ce qu’il peut mais il déclare forfait quand ils installent Betty.

– Qui plonge en hurlant vers sa propre mort.

– Qui a en tout cas dû sentir son estomac lui remonter à la gorge pour s’échapper par le nez, oui. Mais elle ne meurt pas.

– 75 étages en chute libre et elle ne meurt pas ?

– Nope, grâce à un petit miracle : déjà, les câbles situés en dessous de la cabine s’enroulent au fur et à mesure et forment une espèce de matelas qui atténue un poil le choc à l’atterrissage. Et comme l’ascenseur tombe dans un espace très étroit, il se forme une sorte de coussin d’air qui fait…

– Qu’il se pose comme une fleur.

– Pas du tout, comme un gros panda. Mais c’est suffisamment amorti pour que Betty s’en sorte in extremis quand les secouristes atteignent enfin la cabine, elle se situe dans le seul coin qui ne soit pas ravagé par des débris de moteur, des moellons ou des morceaux de plafond effondré. Bilan final, 14 morts et 26 blessés, mais pas Betty, qui se retrouve malgré elle avec une rubrique à son nom dans le Guiness Book des Records, catégorie « survie après la plus longue chute d’ascenseur ».

– Ils ont une catégorie « survie après la plus longue chute d’ascenseur » ?

– Il existe une page pour le plus bel oignon du monde, tu sais.

– Tu crois que je pourrais concourir, je n’ai moi même que des compliments sur mon oign…

– NON SAM NON.

Les yeux de l’amour.

[1] L’antenne qui lui fait atteindre 443 mètres ne sera installée qu’en 1952.

2 réflexions sur « Le jour où Betty Lou Cooper a trompé la mort, deux fois. »

  1. Une petite coquille qui ne manque pas de poésie :

    « Et le valeureux bout de câble qui restait encore à peu près impact »

    Je pense que l’adjectif final aurait dû être « intact », mais qu’on lui a substitué un substantif par anticipation de la chute ?

    1. J’ai vu il y a quelques semaines justement (fin octobre 2019) un très intéressant reportage sur Arte à propos de l’Empire State Building. Il revenait sur sa construction, les progrès en terme d’architecture et de solidité, sa modernité, etc. Et ils parlaient de l’accident de 1945 justement.
      J’avais aussi vu il y a quelques années un reportage, arte toujours, sur la catastrophe du World Trade Center le 11 septembre 2001, et notamment pourquoi les tours se sont effondrées.

      Alors, pourquoi est-ce que l’Empire State Building a résisté, et pas les tours jumelles? C’est en fait assez simple. Les bâtiments ont dans les deux cas résisté à l’impact initial, puisque les tours jumelles ne se sont pas effondrées immédiatement. Alors qu’est-ce qui a détruit les tours jumelles, mais échoué à faire s’effondrer ce bon vieil Empire State Building?

      Le feu. Tout simplement.

      Parce que en 1945, si le B25 traverse une bonne partie de la longueur de L’Empire State Building, il n’est pas ravagé par les flammes sur toute sa surface. On peut encore accéder à la partie au dessus de l’incendie et en descendre (comme le montre d’ailleurs l’histoire de Betty Lou). Et les colonnes humides, qui permettent aux pompiers d’avoir de la pression jusqu’en haut du bâtiment, ont (au moins en partie) résisté, ce qui permet aux pompiers d’avoir de la pression à hauteur de l’incendie et d’éteindre ensuite l’incendie assez rapidement (dans les 40 minutes). Au passage, ces colonnes humides sont une merveille de modernité au moment de la construction du gratte-ciel, les concepteurs ayant envisagé l’hypothèse d’un important incendie à très grande hauteur. Le bâtiment est (en partie) rouvert quelques jours après et entièrement réparé très rapidement (quelques semaines il me semble), impressionnant.

      En 2001, les avions de ligne sont beaucoup plus gros, et surtout transportent beaucoup, beaucoup plus d’essence que le B25 de 1945. D’où un incendie énorme, qui ravage totalement plusieurs étages sur toute leur superficie, coupant tout chemin d’accès vers la partie des gratte-ciel au dessus des flammes, piégeant irrémédiablement toute personne dans les étages supérieurs. Je suppose que les colonnes humides sont aussi coupées à hauteur des impacts, privant les pompiers de pression dans les étages supérieurs, bien que je ne me souvienne plus avec certitude de ce détail. Dans tout les cas, contrairement à 1945, les pompiers de 2001 ne peuvent pas venir à bout des flammes (il faut dire que comme déjà précisé, l’ampleur de l’incendie -ou plutôt des incendies- est dantesque, rien à voir avec celui de 1945), et le bâtiment finit par s’effondrer à cause de l’incendie. L’acier est un matériau extrêmement résistant, capable de résister à des pressions et des chocs impressionnants, avec même une élasticité surprenante qui lui permet de reprendre en partie sa forme après un terrible impact. En tout cas à température ambiante. Parce que dès qu’on le chauffe à haute température, il devient extrêmement cassant; et on ne parle pas de températures proches de son point de fusion, mais de températures bien inférieures, telles qu’elle peuvent facilement être atteintes et dépassées lors d’un gigantesque incendie. Tout comme l’Empire State Building, la structure des tours jumelles est renforcée de poutrelles d’acier extrêmement solides, et dont ces bâtiments dépendent. Une fois que l’acier cède, les tours jumelles s’effondrent logiquement sous leur poids, alors que l’incendie qui a touché l’Empire State Building a été circonscrit suffisamment vite pour que les dommages sur la structure en acier soient limités. CQFD, et inutile d »avoir à imaginer un complot pour trouver l’explication.

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