L’avion qui faisait tchou-tchou
Pas sûr qu’on vole un jour en avion électrique, mais l’idée d’une source d’énergie alternative à l’essence pour s’envoyer en l’air n’est pas nouvelle. Après tout, l’aviation est née au 19e et n’a pas échappé à un siècle dont les révolutions industrielles ont reposé sur l’utilisation de la vapeur d’abord, de l’électricité ensuite. À tel point que la première machine à avoir quitté le plancher des vaches, « l’Éole » de Clément Ader, ne fonctionnait pas à l’essence mais à la vapeur.
Et l’Éole, c’est ça :
Un improbable bidule dont les ailes rappelaient fortement la silhouette de Batman pour l’excellente raison que c’est conçu pour : Ader s’était procuré plusieurs chauves-souris géantes – des roussettes des Indes, pour être précis – et en avait truffé sa volière pour étudier la structure de leurs ailes.
Un peu de jus de crâne plus tard, il en tirait ce bidule improbable fait de bois, de toile, de quelques câbles et de beaucoup de formules mathématiques et quittait le sol pour un vol superbe et pionnier… Ou pas : voler, c’est peut-être un bien grand mot pour la série de bonds hasardeux d’une vingtaine de centimètres de haut décrite par les témoins, m’enfin le fait est qu’avec son hélice en bambou et son moteur à vapeur, l’Éole ne touchait plus le sol.
Assez rapidement pourtant, les progrès techniques réalisés sur les moteurs à explosion rendent la vapeur obsolète en matière d’aviation : pas assez puissante, trop gourmande en combustible mauvais rapport poids/puissance… Mais voilà : il y a des ingénieurs têtus et quelques années plus tard, direction Oakland, aux États-Unis, en 1933. Deux frères, William et Georges Besler, s’échinent à bidouiller un Travel Air 2000, un beau biplan plutôt nerveux et destiné au vol sportif qui ressemble à ça :
Si les deux frangins ne repartent pas de zéro pour concevoir un modèle original, ils ont en revanche le goût du détournement. Objectif : virer le moteur à essence le remplacer par leur propre modèle. Un modèle à vapeur.
Les frères Besler ne sont pas tout à fait des bricoleurs du dimanche. L’aîné est géologue, ce qui n’est en théorie pas le choix de carrière le plus indiqué quand on prétend faire voler autre chose que des cailloux, mais le cadet, William, est un jeune ingénieur en mécanique. Et depuis trois ans, les deux Besler travaillent en toute discrétion à ce projet de moteur à vapeur, monté pièce après pièce dans l’arrière-boutique d’un copain mécanicien. Un beau bébé doté de cylindres en V, 250 kilos de métal capable de développer une puissance de 150 chevaux tout de même, dont le développement s’est achevé au sein de l’école de pilotage d’une petite boîte pas très connue, Boeing.
En théorie, ça vole. Restait à le prouver.
Et comme les ingénieurs sont souvent les premiers à vouloir tester leurs joujoux, c’est William qui s’y colle et monte ce matin d’avril dans la belle carlingue bleue, devant quelques curieux. On démarre la machine qui monte en température en quelques minutes – une vapeur à 400°C circule dans les tuyaux du moteur, sous le regard plutôt moqueur de quelques badauds et franchement ironique des autres pilotes.
Et pourtant, les mauvaises langues en restent comme deux ronds de flan : non seulement l’avion roule sur la piste mais il décolle sans aucun problème, en laissant derrière lui une mince traînée de vapeur blanche. Ce qui stupéfie les témoins, c’est le silence impressionnant du zinc, à peine troublé par le léger chuintement de l’hélice. Du sol, les spectateurs entendent même le jeune ingénieur leur crier quelques mots. Le mouvement des turbines est si peu bruyant que William jurera ensuite avoir entendu les spectateurs lui répondre.
Besler fait deux tours au-dessus de l’aérodrome à une vitesse de 170 km/h environ. Les commandes répondent parfaitement et il vole ainsi cinq bonnes minutes sans rencontrer le moindre problème avant de se poser avec une belle souplesse au terme d’un dernier virage, toujours sans un bruit. Mieux : le moteur à vapeur lui permet de caler l’hélice avant de la faire tourner en sens inverse : alors qu’il touche le sol à 75 km/h environ, son Travel Air pimpé freine en une trentaine de mètres à peine.
Évidemment, la presse spécialisée s’intéresse au truc, mais ça va au-delà ; la nouvelle se répand comme une traînée de poudre dans les journaux grand public. On vante l’absence de vibrations qui évite la fatigue mécanique, on fait valoir l’intérêt de ces vols silencieux dans un but militaire, on pointe les atouts d’un mécanisme économique qui prévient tout risque d’incendie à bord, bref : on s’emballe à l’américaine. « La vapeur a enfin triomphé dans les airs », s’émerveille un journal d’aéronautique qui ajoute que « la réussite des vols d’Oakland a prouvé sans l’ombre d’un doute que la vapeur est destinée à jouer un rôle majeur dans l’histoire de l’aviation. » Les autres vols de démonstration des deux frères, dans les jours suivants, ne font que renforcer l’enthousiasme général.
Enthousiasme que les frères Besler eux-mêmes vont vite tempérer. Ce n’est pas tant le vol qui les intéresse que leur moteur, dont ils espèrent beaucoup. Faire voler leur biplan n’est à leurs yeux qu’une manière spectaculaire de démontrer ses capacités : légèreté, puissance, performances énergétiques… Bref, du marketing et de la com’ ; les frères Besler n’ont jamais cru au développement d’avions à vapeur à l’échelle industrielle, encore moins à la possibilité de transporter des passagers dans de tels appareils.
Comme pour Solar Impulse, l’enjeu était ailleurs. Les Besler voulaient surtout démontrer que la vapeur n’avait pas dit son dernier mot. Ils n’étaient pas les seuls d’ailleurs : à la même époque, l’industriel et milliardaire Howard Hugues, lui-même expert en avions improbables, consacra des millions de dollars au développement d’une voiture à vapeur, avant de renoncer à la commercialiser pour de raisons de sécurité. Les Besler eux, se consacreront au développement d’autres véhicules, en particulier des locomotives à vapeur pour des tramways urbains qui fonctionnèrent jusque dans les années 60.
Ce qui n’empêche pas de conclure avec cette vidéo presque touchante d’un merveilleux fou volant dans sa drôle de machine. À vapeur.
2 réflexions sur « L’avion qui faisait tchou-tchou »
Personnellement quitte à piloter je monterais plus facilement dans l’Eole que dans le second avion : c’est plus facile de survivre à un crash de 20 cm.