Le Bon, la Brute, le Truand : venez vous faire tondre par le Docteur Bouc
En revenant de San Quentin, nous sommes attirés par un singulier spectacle sur le bord de la piste. Un attroupement de badauds en train d’écouter avec une grande attention un individu qui s’agite devant une roulotte de foire. Ha, pas si singulier que ça. Encore un de ces « médecins » de grand chemin, bonimenteurs patentés, en train de vendre à prix d’or je ne sais quelle cochonnerie mélangée à la flotte du dernier puit croisé, tout ça pour guérir tout ce que vous voulez. Mon comparse et moi échangeons un regard entendu et ponctué d’un haussement de sourcils. Et puis… si c’était le troisième larron ? Le dernier héritier de Brown-Séquard ? Ca ne coûte rien d’aller voir. Une main sur le colt, l’autre sur la bourse, nous nous frayons un chemin vers le premier rang.
Le truand : John Romulus Brinkley
– Aujourd’hui, c’est Romulus.
– Romulus? Après Léonidas ? C’est quoi le thème sous-jacent, faut faire dans l’antique pour s’intéresser aux balloches ?
– Ecoute, je ne sais pas, c’est peut-être un signe cosmique. Toujours est-il que l’histoire plonge pour le coup ses racines dans le western.
– Pour Romulus ?! Ah non c’est beaucoup plus ancien que ça, quand même.
– Du calme. Sans aller jusqu’à l’antiquité, arrêtons-nous à la guerre de Sécession. John Richard Brinkley vit en Caroline du Nord, où il fait office de médecin. A ce titre, il rejoint l’armée sudiste, comme officier médical. Il se marie. Mais son mariage est annulé, parce qu’il était mineur.
– Un jeune homme pressé.
– Pour le moins. Pressé et prolifique. Il prend quatre épouses…
– Tu veux dire ?
– Non, pas en même temps. Il se marie quatre fois, et finit quatre fois veuf.
– Merde. Sale époque.
– C’est le moins qu’on puisse dire. Il ne se décourage pas, et passe encore devant le maire. Le jeune couple accueille chez lui la nièce de madame.
– Ca sent le vaudeville.
– Ca ne manque pas, John lui fait un enfant, qui nait le 8 juillet 1885. Et qu’avec une originalité stupéfiante, il prénomme John. John Romulus. Qui est donc élevé par sa mère, et la femme de son père qui est sa grand-tante.
– Le Sud.
– Et là, surprise. Quand John fils a 5 ans, John père est à nouveau veuf.
Le père s’installe alors avec sa nièce, qui est donc la mère de son fils. A croire qu’on ne peut pas s’appeler Romulus et avoir une enfance normale. Ca ne s’arrange malheureusement pas, puisque John père s’éteint quand fiston a 10 ans.
– Moche.
– John Romulus, appelons-le simplement John à partir de maintenant, finit quand même l’école à 16 ans, puis se met à bosser, comme postier, puis télégraphiste. En 1907, il se marie, et le couple se met alors à voyager.
– C’est bien, ça forme la jeunesse.
– En se faisant passer pour des médecins quakers, et en vendant des « médicaments brevetés », c’est-à-dire des produits sans ordonnance à l’efficacité aléatoire.
– Attends, c’est…c’est le cliché du médecin charlatan de l’ouest dans sa roulotte ?
– Oh là là, charlatan, comme tu y vas. Je préfère parler d’un pionnier du markerting direct.
John décide cependant de faire les choses sérieusement. Les Brinkley s’installent à Chicago, et il se met à étudier la médecine.
– A la fac ?
– Alors…oui, en quelque sorte. Il intègre la Faculté Médicale Bennett, un établissement non reconnu, donc l’enseignement portait surtout sur la médecine dite « éclectique ». C’est très moyennement sérieux. John étudie le jour et bosse comme télégraphiste la nuit. Et il s’intéresse notamment à ce nouveau domaine médical qu’est l’endocrinologie, c’est-à-dire les effets des extraits de glandes.
– Ca va partir en c…acahuètes.
– Tout juste. Dans l’immédiat, John quitte son école avant de l’avoir finie, et sans payer. Elle refuse donc de transmettre son dossier à toute autre école de médecine. Il finit par acheter un diplôme dans l’Université de Médecine Alternative de Kansas City.
– Acheter ?
– Ben oui. Tu sais, l’enseignement supérieur c’est un peu la jungle des fois.
Toujours est-il que John est maintenant titulaire d’un diplôme, pour foireux qu’il soit. Il s’installe en Caroline du Sud, à Greenville, et monte avec un comparse une « clinique » d’électro-médecine.
– De l’électro-médecine ?
– Tout à fait. L’électricité est un truc encore relativement récent pour le consommateur moyen, ça fait moderne et mystérieux. Avec ça, tu faisais avaler n’importe quoi.
Nos deux compères se présentent donc comme électro-docteurs. Ils font de la pub en direction des hommes préoccupés par leur vigueur sexuelle, et leur facturent l’équivalent de 700 dollars l’unité pour des injections de flotte colorée présentée comme du Salvarsan, un traitement contre la syphilis, ou de la « médecine électrique allemande ».
– Bravo, je vois qu’on n’a pas oublié les vieilles habitudes.
– Tu ne crois pas si bien dire. Ils plient boutique précipitamment après deux mois, en laissant un paquet de dettes. Direction Memphis. Là, John se remarie. Il est arrêté pendant sa lune de miel et extradé à Greenville, où il est coffré pour exercice illégal de la médecine et chèque sans provisions. Du coup il met tout sur le dos de son complice, qui le rejoint en tôle.
– A 700 dollars l’injection de flotte, ils ne l’ont pas volé.
– Sans doute pas. Grâce à son (nouveau) beau-père, John peut régler ses dettes et payer sa caution. Il décide donc d’aller s’installer dans un nouvel état, l’Arkansas. Il obtient une licence pour exercer comme étudiant en médecine, spécialisé en maladie de la femme et de l’enfant.
– J’aurais trop confiance.
– Tu ne sais donner de deuxième chance aux gens. Il reprend le cabinet d’un toubib qui part en retraite. Comme cela il peut payer sa dette à sa première école de médecine, et finit en 1917 par obtenir un diplôme de l’Ecole de Médecine Alternative de Kansas City. Après avoir notamment étudié la prostate pendant sa dernière année. Son diplôme lui permet maintenant d’exercer dans 8 états.
– Tu as mal écrit « sévir ».
– Comme tu es négatif. Regarde : en 1918, Brinkley s’installe dans le Kansas, et ouvre une clinique.
Il se démène pour soigner les malades de la grippe espagnole, ce qui lui attire la sympathie de la communauté et une bonne réputation. Et puis, la légende veut qu’un jour, un fermier du coin se plaint auprès de lui de sa virilité flageolante. Brinkley lui aurait alors répondu, sur le ton de la plaisanterie, que ça ne lui arriverait pas s’il recevait des testicules de bouc. Le fermier lui dit alors qu’il est tout à fait partant pour tenter le coup.
– Je sens que la clinique va proposer de nouvelles prestations.
– Exactement. Brinkley commence alors à pratiquer des greffes de gonades de bouc à près de 10 000 dollars actuels pour restaurer les virilités chancelantes. Brinkley prétendait que lui seul savait comment réaliser son opération. Dans les faits, les greffons sont juste insérés dans le scrotum, sans même être raccordés aux vaisseaux sanguins. C’était donc purement des corps étrangers. A noter qu’il opère aussi des femmes.
– Attends une minute, j’ai pas fait une fac de médecine éclectique, mais si tu greffes un truc étranger comme ça, ça donne rien. Voire c’est pas bon.
– Tu veux dire qu’il y a des risques ?
– C’est l’idée.
– Ah oui. Indéniablement. Ajoute à cela que le cursus de John est quand même un rien foireux, que son équipement n’est pas forcément d’une propreté irréprochable, et que lui-même n’est pas toujours sobre, et tu vas effectivement avoir des infections. Voire pire. Mais pour l’instant tout se présente bien. Les patients sont contents et vantent les bénéfices de l’opération, en dépit du fait qu’ils ont juste un morceau de gigot dans la bourse. John Brinkley devient the Goat Gland Doctor. Le docteur Glande de Chèvre. Enfin de bouc. De toute façon ça passe mal en français.
– Je confirme que ça ne me donne que très moyennement envie de consulter.
– Pour autant, ça marche. D’autant que John comprend l’importance du marketing. Il réussit rapidement un beau coup publicitaire, quand la femme de l’un de ses premiers patients a un enfant. Evidemment, il attribue cette évidente preuve de virilité triomphante à son intervention.
John, comme ses confrères dont nous avons précédemment parlé, élargit allégrement le périmètre des bienfaits de ses implantations. L’opération était initialement conçue contre l’impuissance, mais au final elle sert contre tout.
– Le testicule de bouc, panacée.
– Exactement. Il affirme que ses transplantations permettent de soigner pas moins de 27 pathologies diverses, dont l’emphysème, la démence, ou l’aérophagie. Il engage un publicitaire, et se lance dans une campagne de pub par courrier de grande ampleur. Point positif, ça lui attire des clients. Point négatif, les activités de ce « docteur » du Kansas arrivent aux oreilles de l’association Médicale Américaine (AMA), qui enquête et l’a dans le collimateur.
En 1920, notre ami Serge Voronoff vient faire une démonstration de sa technique à Chicago. Brinkley se pointe sans avoir été invité. On ne le laisse pas rentrer, mais il en profite pour organiser lui aussi une démonstration dans un hôpital local, couverte par la presse. Sa renommée grandit, sa clinique tourne.
– On ne peut pas lui nier un certain talent pour la promotion.
– On ne peut pas. En conséquence de quoi, et en 1922, il est invité en Californie par Harvey Chandler. Ce dernier est le propriétaire du Los Angeles Times. Il propose un marché à Brinkley. Il opère un des responsables du journal : si ça marche, il jouira d’une grande publicité ; sinon, il se fera éreinter.
– J’imagine qu’il accepte.
– En effet. La licence de Brinkley ne lui permet pas d’exercer en Californie, mais Chandler lui obtient un permis provisoire de 30 jours. L’opération réussit, et le journal en fait effectivement la promo, ce qui attire vers Brinkley plusieurs clients, y compris des personnalités d’Hollywood.
– Ah ah…
– Non, je n’ai pas de noms. Mais il a néanmoins laissé sa marque à Hollywood, puisque la pratique consistant à rajouter des séquences parlées à des films muets pour mieux les vendre prendra le nom de goat gland.
– La Californie lui tend les bras.
– Pas tout à fait. Il s’installerait bien, mais les autorités médicales californiennes lui refusent une licence permanente, mettant en avant de nombreux mensonges et incohérences dans son cv, pour la plupart signalés par un membre de l’AMA qui l’a dans le nez, Morris Fishbein.
Brinkley retourne donc dans le Kansas. Mais avant, il visite une radio détenue par Chandler, et est convaincu par le potentiel de ce média. En 1923, il rachète une radio locale du Kansas, KFKB. Il s’en sert pour arroser l’état de pub pour sa clinique, directement ou via des émissions médicale dans lesquelles il répond aux questions et donne son point de vue de praticien. Son activité est florissante. Ce qui lui sauve un peu la mise.
– Comment ça ?
– En 1924, un tribunal de San Francisco met en accusation 19 personnes pour avoir délivré des diplômes médicaux bidons, et quelques-uns des docteurs les ayant reçus. Dont Brinkley, repéré par les autorités californiennes depuis qu’il avait demandé une licence. Mais le gouverneur du Kansas refuse de l’extrader, en raison de l’importance de son activité et de ses revenus pour l’état.
– Admirable.
– A noter qu’il n’a pas complètement tort. Brinkley utilise sa radio pour faire sa promo, auprès des hommes comme des femmes. Ses affaires marchent fort bien, et il en fait bénéficier l’économie locale : il paie pour des aménagements de trottoirs, des égouts, des logements pour ses employés, et un bureau de poste. A titre de reconnaissance, pour service rendu, il est même nommé amiral dans la marine du Kansas.
Il finance aussi une équipe de baseball, les Brinkley Goats.
– Les Chèvres de Brinkley ? Pour une équipe de sport ?
– C’est ça. Y’a des mots qui ne prennent pas les mêmes sens dans toutes les langues. En fait, c’est une course inégale. Fishbein travaille à faire cesser ses activités, mais les publications de l’AMA ne sont lues que par des spécialistes, tandis que Brinkley pratique la communication de masse. Il développe une gamme de produits sous son nom, uniquement disponibles au sein du réseau de l’Association Pharmaceutique Brinkley, constitué de pharmacies affiliées. Ca lui rapporte plusieurs millions par an.
– C’est quand même navrant.
– Je suis bien d’accord. Cependant de plus en plus de patients se plaignent que les traitements de Brrinkley les rendent malades. Il a notamment tendance à prescrire à tort et à travers des produits Merck, qui saisit l’AMA. Elle lui répond qu’elle ne peut rien faire sinon avertir le public. Un journal de Kansas City, propriétaire d’une radio concurrente, publie plusieurs articles contre Brinkley, et en 1930 l’autorité médicale de l’Etat se penche sur sa licence médicale. Sachant qu’à l’époque Brinkley avait signé des certificats de décès pour 42 de ses patients morts à sa clinique alors qu’ils étaient en bonne santé au moment de leur admission.
– 42 morts !
– Ouais. Ca rigole plus. La licence de Brinkley est révoquée, au motif d’un charlatanisme organisé à grande échelle. Six mois plus tard, sa radio perd aussi sa licence, au motif que l’essentiel de ses émissions était de la pub.
– Bon, ben voilà. Quand même.
– John Brinkley a alors la réaction logique de toute personne dans une telle situation.
– Il quitte le Kansas ? Se lance dans autre chose ?
– Euh, non et oui, en quelque sorte. Il se présente pour devenir gouverneur.
– Le type qui vient d’être condamné pour escroquerie se présente aux élections.
– Oui. Tu sais, c’était une autre époque.
Il obtient quand même près de 30 %. Il ne se décourage pas, et se représente en 1932, pour 30,6 % cette fois.
– A ce rythme, ça va prendre un moment.
– C’est certainement ce que se dit John. Il vend KFKB, confie la gestion de sa clinique à deux jeunes associés, et part s’installer au Texas, juste à côté de la frontière mexicaine. Où il ouvre une clinique. Par ailleurs, il profite d’une brouille entre le Mexique et les Etats-Unis.
– Encore une ? Déjà une ?
– Pour faire simple, les Etats-Unis ont alloué les fréquences radio pour l’Amérique du Nord sans en donner aucune au Mexique. Les autorités mexicaines sont donc ravies d’accorder à qui veut des autorisations pour installer sur leur territoire de gros émetteurs susceptibles d’arroser allégrement leur voisin du nord. Brinkley met donc en place une antenne émettrice radio de l’autre côté de la frontière (au Mexique donc), capable de diffuser jusqu’au Kansas. Il s’en sert pour refaire campagne, mais subit un nouvel échec en 1934.
– Faut pas pousser, les électeurs américains sont pas si…j’ai rien dit, oublie.
– Cela dit l’antenne de Radio Brinkley n’est pas uniquement dédiée à ses tentatives politiques, loin de là. Il continue par ailleurs les émissions médicales, comme sur KFKB, qui servent essentiellement à faire la promo de ses produits. Il vend aussi des plages de pub à tout un tas d’annonceurs foireux, dont un qui vendait des photos autographiées de Jésus.
– Ca marche à toutes les époques.
– Tant qu’il y aura des pigeons. Néanmoins, sous pression américaine, le Mexique finit par révoquer la licence radio de Brinkley. Qui s’en remet. Médicalement, à cette époque, il se focalise surtout sur des vasectomies et opérations de réjuvénation de la prostate, ne pratiquant plus la greffe de burne de bouc qu’à l’occasion. Le tout en vendant aussi ses produits sous licence pour les traitements post-opératoires. Il continue à faire beaucoup de pub, et les affaires marchent. En 1936, il ouvre une clinique à San Juan, spécialisée dans le côlon.
– Ah ben oui, l’époque est côloniale.
– C’est malin. Finalement, en 1938, John finit par se tirer une balle dans le pied. Morris Fishbein ne lâche toujours pas le morceau, et il publie un article dans le journal de l’AMA. Il accuse tout simplement, et non sans raison, Brinkley de charlatanisme. Brinkley décide alors de le poursuivre en diffamation, mais le jury donne raison à Fishbein. John se prend alors une avalanche de procès, pour plusieurs millions de dollars. Dans le même temps, le fisc mène sur lui une enquête pour fraude fiscale.
– Fini de se moquer du monde.
– Exactement. Il doit se déclarer en banqueroute en 1941, puis meurt ruiné le 26 mai 1942.
– C’est bizarre. Il avait de toute évidence du sang sur les mains, mais j’ai du mal à le trouver complètement antipathique.
– Ah, ça, c’est tout l’art d’être un bon truand.