Le coup de la brioche

Le coup de la brioche

Message de service [En raison d’un agenda, pas de texte original aujourd’hui mais une réédition corrigée d’un texte publié il y a deux ans sur Mediapart – mais en libre accès et un poil remaniée, du coup. Désolé, on rame de plus belle et on revient avec des nouveautés !] 

S’il y a bien une phrase qui a porté, c’est celle-ci. Méprisante et frivole à la fois, la formule « Ils n’ont pas de pain ? Qu’ils mangent de la brioche ! » est la parfaite traduction du caractère qu’on prête à « l’Autrichienne » et à travers elle à l’Ancien Régime, sur fond de Révolution : l’indifférence au sort des démunis, le mépris de classe élevé au rang d’art de vivre et l’aveuglement de ceux qui ne voient pas que les tables sont en train de tourner. Avec juste un petit problème : Marie-Antoinette n’a jamais dit ça – et elle a même plutôt écrit le contraire.

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La légende reste tenace et même précise : pour beaucoup de gens encore, Marie-Antoinette a bien lâché cette réplique en octobre 1789, lors de la marche des Parisiennes sur Versailles. C’est là, en entendant la foule réunie sur la place d’armes réclamer du pain, que Marie-Antoinette aurait questionné ses serviteurs sur les raisons de cette colère du peuple parisien avant de prononcer la fameuse formule.

On la trouve jusque dans une scène célèbre du Marie-Antoinette de Sofia Coppola (2006) : Kirsten Dunst, dont la réalisatrice a choisie de faire une jeune reine aussi mutine et glamour qu’aveugle à la gravité de la situation, s’amuse dans sa baignoire des plaintes d’un peuple menacé par la famine d’un « Let them eat cake ! », prononcé avec presque de la gourmandise. Quatre mots, dans la version anglaise de la formule, et tout est dit d’un certain mépris de classe – ou plutôt d’ordre en l’occurrence – intégré et cruel.

Et ce n’est qu’une référence de plus. Célèbre dans le monde entier, la phrase est régulièrement ressortie du placard dès qu’il s’agit de dénoncer le dédain du pouvoir politique pour les plus démunis, par des responsables politiques de tous les camps. Et à chaque nouvelle adaptation, c’est la même chose : dans une interview récente, Emilia Schüle, qui l’incarne dans la version Canal+ de l’histoire, fait à nouveau allusion à la célèbre phrase tout en ayant l’excellent réflexe de préciser que la reine « l’aurait » prononcée. Emilia Schüle a bien raison d’utiliser le conditionnel et Sofia Coppola s’était d’ailleurs montrée tout aussi scrupuleuse : dans le plan suivant de son film, la reine s’étonne qu’on lui prête cette saillie devant un cercle de confidentes : « That’s such nonsense. I would never say that » (« c’est une telle absurdité. Jamais je ne dirais ça. »). Et pourtant : la phrase est un tel marqueur qu’on ne peut pas s’empêcher de l’évoquer quand on évoque Marie-Antoinette, même quand il s’agit de la dédouaner.

Le plus beau, au passage, c’est que la reine n’a jamais eu à se défendre d’avoir dit ça pour l’excellente raison que la formule ne lui a jamais été reprochée de son vivant, que ce soit avant ou pendant la Révolution. Dieu sait pourtant que Marie-Antoinette n’avait pas franchement bonne presse à la fin du 18e siècle et que ses ennemis n’auraient pas hésité à exploiter une pareille maladresse, si elle avait été prononcée. Ce n’est un secret pour personne : la reine était largement détestée d’une partie au moins du peuple qui la considérait comme « Madame Déficit » et lui reprochait pêle-mêle le faste de Versailles, ses dettes de jeu, ses origines étrangères ou son influence sur le roi et la politique du royaume. Or, on ne trouve aucune allusion à cette phrase dans les archives, les libelles ou les chansons de l’époque – dont certaines ne font pourtant pas dans la finesse. Ce n’est qu’en… 1843 qu’on la lui attribue pour la première fois dans une pièce d’Alphonse Karr, Les Guêpes – cinquante ans tout de même après la mort de la reine, exécutée en 1793. Et c’est un auteur allemand pour la jeunesse, Erich Kaestner (l’auteur de Emile et les détectives, pour ceux qui veulent prendre un coup de vieux) qui l’a vraiment popularisé au 20e siècle avec le livre Pünktchen und Anton (1931), un best-seller un tantinet moralisateur où Kaestner cherche à sensibiliser la jeunesse à l’égoïsme des riches et des privilégiés à grands renforts d’exemples historiques plus ou moins légendaires – dont la phrase de Marie-Antoinette.

La reine n’ayant jamais dit ce qu’on l’accuse d’avoir dit, reste une question : d’où vient la légende, et où diable les écrivains du 19e et du 20e siècle sont-ils allés la chercher ?

Croûte de pâté

Accusé Rousseau, levez-vous. C’est en effet chez ce bon vieux Jean-Jacques qu’apparaît la première version de l’histoire, au livre VI des Confessions pour être exact. La scène se déroule en 1740 : placé comme précepteur chez un certain M. de Mably alors qu’il a 28 ans, Rousseau y raconte qu’il avait pris l’habitude de chouraver des bouteilles de blanc dans la cave du maître de maison histoire de s’arsouiller en toute détente après avoir donné ses leçons aux enfants. Mais voilà : s’il réussit sans trop de problème à se procurer du vin d’Arbois, Rousseau n’arrive pas à chaparder du pain – et il aime bien manger en picolant, le cher homme. D’où le passage suivant : « Comment faire pour avoir du pain ? (…) En faire acheter par les laquais, c’était me déceler et presque insulter le maître de la maison. En acheter moi-même, je n’osai jamais. (…) Enfin je me rappelai le pis-aller d’une grande princesse à qui l’on disait que les paysans n’avaient pas de pain, et qui répondit : qu’ils mangent de la brioche. J’achetai de la brioche. »

Voilà notre brioche, attribuée à une grande princesse anonyme – pourrait-il s’agir de la Reine ? Impossible : la scène évoquée par Rousseau se situe en 1740, quinze ans avant la naissance de Marie-Antoinette. Par ailleurs, les Confessions ont été écrites entre 1765 et 1769 alors que la jeune Autrichienne n’est arrivée en France qu’en 1770 pour y épouser Louis XVI. Autrement dit, il n’y a aucune chance pour que cette « grande princesse » anonyme qu’évoque Rousseau soit Marie-Antoinette.

Si tant est que Rousseau n’ait pas purement et simplement inventé l’anecdote, il y a mieux encore. La phrase pourrait avoir un sens… strictement contraire à celui qu’on lui a attribué depuis, à en croire les Mémoires de l’écrivaine Madame de Boigne. Écrit au siècle suivant, son texte identifie la « grande princesse » de Rousseau : il s’agirait de Madame Victoire, l’une des filles de Louis XV. Et la suite témoignerait plutôt d’une phrase légèrement naïve sur les bords que d’un mépris prononcé : « Madame Victoire avait fort peu d’esprit et une extrême bonté. C’est elle qui disait, les larmes aux yeux, dans un temps de disette où on parlait des souffrances des malheureux manquant de pain : « Mais mon Dieu, s’ils pouvaient se résigner à manger de la croûte de pâté ! » ». Au passage, la phrase n’est pas une complète idiotie. Dans la cuisine de la fin du 18e siècle, la fameuse croûte – de la pâte feuilletée – n’était pas conçue pour être mangée par les convives, mais simplement utilisée en cours de cuisson. Tout ce qu’aurait souhaité Madame Victoire, c’est qu’on laisse ces restes aux démunis plutôt que de les jeter aux ordures.

Dernier point enfin : si le côté mondain parfois extravagant de Marie-Antoinette et de ses loisirs coûteux n’est plus à prouver, une allusion de sa main, datée de 1775, traduit un sentiment différent du mépris affiché dans la formule apocryphe. 1775, c’est l’année de la guerre des farines, une suite de révoltes (on parle alors « d’émotion ») qui éclate dans toute la partie nord du royaume après de mauvaises récoltes qui provoquent une série de disettes. Une dizaine de jours après le sacre de son mari à Reims, la toute jeune reine de France écrit dans une lettre à sa mère : « C’est une chose étonnante, et bien heureuse en même temps, d’être si bien reçu deux mois après la révolte et malgré la cherté du pain, qui malheureusement continue (…). Il est bien sûr qu’en voyant des gens qui dans le malheur nous traitent aussi bien, nous sommes encore plus obligés de travailler à leur bonheur. »

Pas de quoi dédouaner Marie-Antoinette de ses responsabilités, certes – mais de quoi rétablir la vérité sur une phrase qu’elle n’a jamais prononcée et sans doute jamais pensée.

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