Bondieuseries
– Je ne te sens pas serein, quand même. J’irais jusqu’à dire vaguement inquiet.
– Tu peux retirer le vaguement. Je suis un peu préoccupé.
– Allons bon. Tu sais que tu peux toujours compter sur moi.
– Pour me préoccuper ? Oui, ça j’ai payé pour le savoir, merci.
– C’est bien la peine que j’essaye d’être secourable.
– Je me suis déjà fait avoir, chat échaudé craint l’eau froide, etc.
– Parce qu’il est bien connu que le chat non échaudé aime l’eau froide.
– Ce n’est pas la question.
– Allez, dis-moi ce qui te pèse sur l’esprit.
– Tu vas me dire que c’est un peu ridicule.
– A ta place je ne parierais pas trop sur le « un peu ».
– Ha ha. Essaie de comprendre, c’est la fin d’une époque, et il y a toujours un zeste d’appréhension en attendant la suite.
– Je ne sais pas encore de quoi il est question, mais s’il y a une suite c’est déjà pas mal.
– Oh oui, là n’est pas la question. Aucune raison de fermer la boutique. Mais ça va quand même faire un changement.
– Tu vas cracher le morceau, à la fin ?! De quoi tu me parles ?
– Mais enfin ! La fin d’une époque, un changement, une nouvelle ère, c’est pourtant évident : qui sera le nouveau Bond ? Quel avenir pour 007 ? Quelle nouvelle direction pour la figure la plus durable du cinéma ? Ne sens-tu par ce mélange palpable d’excitation et d’angoisse, cette exaltation mêlée d’inquiétude, cette interrogation obsédante ? Dans quelle nouvelle ère allons-nous entrer ?
– C’est le grand Bond dans l’inconnu.
– Voilà. Et puis se dire que je rate les critères de sélection à quelques mois près, aussi.
– Ca s’est complètement joué à ça.
– Le monde ne saura jamais ce à côté de quoi il est passé.
Reconstitution. Approximative.
– J’aurais dit « à quoi il a échappé », personnellement.
– Tu es…tu as mauvais fond, tu veux que je te dise.
– Jamais prétendu le contraire. Cela dit faut pas non plus qu’un changement de tête t’empêche de dormir, hein. C’est pas la première fois, et je n’ai pas le souvenir de pronostics qui se soient avérés justes par le passé.
– Mais y’a pas que l’interprète. Il s’agit une fois encore de redonner un nouveau souffle, de renouveler l’inspiration. Où trouver de nouvelles idées ?
– Je suis partisan de faire comme le créateur originel.
– Ian Fleming ?
– Ben oui. Tu ne te casses pas la tête, tu ouvres les yeux et les oreilles, et tu prends ce que le monde te propose.
– Le monde ne suffit pas, James.
– Mais si. Tu crois vraiment que Fleming s’est compliqué la vie ?
– Un peu, quand même ?
– Mais non. Il a eu une existence pas banale, et à partir de là il a repris ce qu’elle lui proposait.
– J’ai du mal à croire qu’il suffit de se pencher pour ramasser…je ne sais pas, l’idée d’un personnage comme Goldfinger.
– Très bon exemple.
– Ah, tu vois.
– Très bon exemple de ce que je voulais dire. Précisément, le personnage de Goldfinger lui a été servi sur un plateau. Ou plus exactement un parpaing.
– Comment ça ?
– Un nom comme Goldfinger, c’est trop beau, c’est forcément une invention, n’est-ce pas ?
– J’ai envie de dire oui, mais du coup je me méfie.
– Tu fais bien. Fleming s’est absolument inspiré d’un individu réel. Et pas juste un gars qu’il aurait pu croiser au hasard, non, une figure qui a marqué le paysage britannique. Au sens propre. A savoir Ernö Goldfinger, tout simplement.
– Un gars qui s’appelait vraiment Goldfinger, donc ?
– Absolument. Ernö nait à Budapest, en 1902. En 1921, il vient à Paris pour étudier aux Beaux-Arts. Il s’intéresse à la déco et à l’architecture. Il y fréquente notamment Le Corbusier, avec qui il étudie sous la direction de celui qui deviendra une référence pour son futur travail, Auguste Perret.
– Ce nom me dit quelque chose, pour le coup.
– On lui doit un certain nombre de bâtiments, emblématiques de sa grande affinité avec le béton armé. Il a été le chef du projet de reconstruction du Havre après la Seconde Guerre, par exemple, et tu trouves également un certain nombre de tours à son nom sur le territoire.
Grenoble
Amiens
Barad-dûr
Goldfinger admire le travail de Perret, et devient lui-même un adepte du modernisme, du fonctionnalisme, et du brutalisme.
– Le brutalisme ? Ca ressemble aux trucs que tu écoutes.
– Béotien. Le brutalisme c’est le courant architectural qui met en avant la construction brute, et malheureusement pas brutale, sur la base de formes géométriques simples, en béton et sans fioritures ni décoration.
– Donc Goldfinger est un brutaliste ?
– Oui. Et un communiste revendiqué, aussi. Ce qui renvoie directement à son travail, puisque ses futurs projets visent à construire de la façon la plus efficace et fonctionnelle possible de quoi loger un max de monde dans des conditions égales. Mais bon pour l’instant, à Paris, il s’occupe surtout de concevoir des meubles et de la déco intérieure. Puis il se marie avec une Britannique, et le couple part s’installer à Londres en 1934.
– En voilà une idée.
– Malheureusement l’une des principales motivations est la montée de l’antisémitisme sur le continent. Lui et sa femme se lient d’amitié à des spécialistes de l’éducation, et Ernö conçoit une collection de jouets à vocation développementale et éducative. C’est à Londres qu’il accepte ses premiers projets architecturaux. Il construit ainsi trois maisons sur Willow Road, à Hampstead, dont une pour sa famille.
Attention, c’est du brutal.
Par la suite, il mène plusieurs actions de soutien, de type collectes de fonds, pour l’URSS et l’Armée rouge pendant la Guerre.
– Assez logique au vu de ses convictions.
– De fait. C’est après 1945 qu’Ernö devient une figure connue de l’architecture britannique, quand le gouvernement cherche des moyens pour répondre à la crise du logement après les destructions de la Guerre, et à prix aussi économique que possible. Il encourage les grandes constructions verticales pas chères pour reloger les habitants des maisons et immeubles détruits.
– Le béton armé à la rescousse !
– Exactement. Ca tombe bien, Goldfinger conçoit des immeubles fonctionnels et moins chers que les autres alternatives. Ernö va ainsi réaliser plusieurs projets dans son style épuré, qu’il s’agisse d’habitation pour reloger des Londoniens…
Tour de Trellick, East London
De bâtiments destinés à accueillir le siège de la Sécurité sociale britannique…
Alexander Fleming House/Metro Central Heights, South London
Ou d’installer les Nazguls.
Minas Morgul, West Mordor
Il conçoit également les sièges du Parti communiste britannique et de son journal. Ses constructions ne sont cependant pas appréciées de tous, d’autres architectes allant jusqu’à dire qu’au moins quand elle détruisait des bâtiments, la Luftwaffe se contentait de laisser des ruines, elle ne les remplaçait pas par quelque chose de plus moche.
– Uh, sévère.
– Effectivement. Note que certaines critiques sur la conception semblent justifiées. Au début des années 1990, les services ministère de la Santé finissent ainsi par quitter le complexe de Metro Central Heights, notamment parce que les défauts du système de ventilation rendaient les occupants malades. Pour autant de nos jours plusieurs des projets de Goldfinger sont reconnus et protégés pour leur caractère historique.
– Tout cela est fort édifiant, mais je ne vois pas trop le rapport avec Bond.
– J’y viens. Il y a deux hypothèses sur la façon dont Ernö Goldfinger a attiré l’attention de Ian Fleming. La première veut que ce dernier faisait partie des Londoniens hostiles au fait que Goldfinger avait fait détruire plusieurs cottages d’Hampstead pour construire les maisons de Willow Road en 1934, mais ça semble en fait assez douteux.
– Il n’a peut-être pas aimé que son nom soit associé à l’un des projets de Goldfinger ?
– Le complexe Alexander Fleming House ? C’est le moment de rappeler que le créateur de James Bond n’avait aucun lien avec le découvreur de la pénicilline. Non, il comptait bien dans sa famille des figures absolument légendaires, dont il s’est pour partie inspiré pour 007, mais rien à avoir avec Alexander. Pour autant ce serait bien une histoire de cousins qui aurait amené Goldfinger à devenir un personnage de fiction. Tout simplement, Fleming (Ian) joue un jour une partie de golf avec le cousin de la femme d’Ernö. Ce dernier mentionne Goldfinger, l’auteur en tire l’idée d’utiliser ce nom, parce qu’il est tout simplement parfait, trop idéal pour être ignoré.
– Oui mais attends, le méchant de Bond n’a quand même pas grand-chose à voir avec ton architecte.
– Pour ce qui est des motivations du personnage, et de son grand plan, Fleming va en effet plutôt chercher du côté d’un autre personnage réel et contemporain, à savoir Charles Engelhard Jr. C’est un magnat américain des métaux, et comme son nom l’indique un héritier, qui possède des compagnies un peu partout dans le monde. Or il se trouve que Fleming l’a personnellement rencontré en 1949, puisqu’Engelhard était client d’une banque fondée par son grand-père. Il avait été frappé par son style de vie dispendieux, et aussi le fait qu’il voulait utiliser la banque en question pour s’affranchir des limites sur les exports de métaux, notamment d’or, depuis l’Afrique du sud.
– Ca colle bien.
– Oui. Histoire de renforcer encore l’attachement à l’or, Fleming rebaptise son personnage Auric, et le tour est joué. Pour ce qui est d’Ernö Goldfinger, on retiendra quand même qu’il est juif, et ouvertement communiste. Or il se trouve que le Goldfinger de fiction est juif, et agent soviétique. Par ailleurs, Ernö n’a pas la réputation d’être quelqu’un de particulièrement aimable et sympathique en personne, en dépit de ses nobles aspirations sociales. Or Auric Goldfinger, tel que décrit dans le livre encore plus que dans le film, est un sale type. Il est petit, moche, cupide, fourbe, et doté d’un goût et d’un sens du style assez déplorables.
Admettons que ça ne correspond pas exactement à l’original.
– Ce n’est vraiment pas flatteur de porter le même nom.
– Pas vraiment, non. C’est bien pour cela qu’Ernö Goldfinger envisage un recours quand il a vent de la parution prochaine du nouveau roman de Fleming, qui doit porter son nom en gros sur la couverture, en 1958. Il met en avant les points communs entre lui et le personnage, et prend ce dernier comme une attaque personnelle assez directe, en soulignant qu’il y a trop peu de Goldfinger en Grande-Bretagne pour que ce soit juste une coïncidence.
« Bon, négocions. »
– Je dirais que ça se tient.
– Flemming récuse pourtant ce dernier argument, il souligne qu’il y en a pas mal dans l’annuaire. Il refuse de céder à la demande d’Ernö, à savoir changer le nom du personnage, ou plutôt il en rajoute. Il menace alors de renommer son personnage Goldprick.
– Ce qu’on pourrait traduire par…
– Je dirais « gland doré », dans tous les sens qu’on peut donner à gland. Sachant évidemment que dès avant la publication tout le monde saurait fort bien qui se cache derrière ce pseudonyme. Ernö Goldfinger préfère donc laisser tomber une fois que l’éditeur paie ses frais d’avocat, lui envoie 6 exemplaires gratuits, et ajoute une mention selon laquelle tous les personnages sont fictifs.
– Et l’autre inspiration, au fait, Engelhard ?
– Lui il est ravi de servir de modèle pour le personnage. Tu vois le genre multimillionnaire héritier tellement imbu de lui-même qu’il est aux anges dès qu’on parle de lui pour dire qu’il est entouré de fric et de nanas, même si c’est pour expliquer qu’il est par ailleurs une ordure ?
– Pas du tout.
Aucune idée.
– Engelhard ne manque donc jamais une occasion de raconter à qui veut ou pas l’entendre que c’est lui qui a inspiré le personnage. Il surnommera même l’hôtesse de son avion privé Pussy Galore.
– Ah tiens d’ailleurs, à propos d’elle…
– Mademoiselle « Abondance de Minou » ? Pas tirée d’un personnage réel, autant que je sache. Pour en finir avec Goldfinger, la précision sur le caractère fictionnel du personnage n’empêchera pas Ernö de recevoir son lot de canulars téléphoniques de la part de petits malins se faisant passer pour Bond, en particulier après la sortie du film.
– C’est pas brillant, mais on en aurait sans doute fait autant.
– Probable. Ernö Goldfinger disparaît le 15 novembre 1987, et fait désormais autant partie de l’histoire de l’architecture que de celle du cinéma.
– Il avait un nom prédestiné.
– Oui. C’est marrant parce qu’on pourrait en dire autant de Mansfield Smith-Cumming.
– C’est qui ça ?
– Une autre inspiration réelle de Fleming, parce qu’il s’agit tout simplement du fondateur du MI6.
– Ha ha, un authentique maître-espion.
– Alors…oui et non, ça dépend des fois. Mansfield, oui c’est son vrai prénom, « champ d’homme », est un rejeton de la haute société britannique, né en 1859. Il rentre dans la marine à l’âge bien précoce de 12 ans, et s’élève jusqu’au grade de capitaine. Il est cependant confronté à un problème assez rédhibitoire pour un marin.
– Il est allergique à l’eau ?
– Pas loin, il est sujet au mal de mer. Le capitaine n’a pas le pied marin, et ça devient handicapant au point qu’il doit abandonner le service en mer. Mais il peut encore être utile à sa majesté, et on lui confie des missions d’espionnage au sein de la branche étranger du renseignement maritime. Et c’est un succès. La légende veut ainsi qu’il mène une opération de collecte de renseignements en Allemagne et dans les Balkans, en se faisant passer pour un homme d’affaires allemand. Il récolte de nombreuses informations utiles, bien qu’il ne parle pas un mot d’allemand.
– Je suis aussi impressionné que dubitatif.
– Que ce soit vrai ou pas, il donne de toute évidence satisfaction. En 1909, Mansfield reçoit une lettre d’un officier avec lequel il a servi qui l’invite à venir à Londres pour discuter de « quelque chose de bien ».
– C’est bien, ça ne laisse pas du tout place à l’interprétation.
– Nous naviguons dans un milieu où on se dit les choses à demi-mots.
« Ok, manifestement ce n’est pas une soirée costumée. Désolé. »
Il s’agit de proposer à Mansfield de prendre la tête d’une nouvelle branche du gouvernement : le Secret Service Bureau. C’est une agence de renseignement, de toute évidence, dont la vocation première est de mener des enquêtes sur les citoyens allemands installés en Grande-Bretagne et soupçonnés d’espionner pour l’Allemagne, dans une atmosphère de méfiance publique généralisée à leur encontre.
– C’est une consécration.
– En effet, encore qu’on pourrait en douter à la lecture de son journal à la date de sa prise de fonction en octobre : « Je me suis rendu au bureau et y suis resté toute la journée, mais je n’ai vu personne, et il n’y avait rien à faire ».
– C’est où qu’on signe ?
– C’est classifié, mais les débuts du SSB ne sont pas tonitruants. Le bureau s’illustre davantage pour ses plantages que ses réussites. Il faut dire qu’il ne dispose que d’un budget limité, et que la Grande-Bretagne a largement perdu ses habitudes et pratiques en matière d’espionnage et contre-espionnage. En outre l’armée ne laisse que très peu d’autonomie à la toute nouvelle structure. Ainsi l’un des premiers faits d’armes de l’agence est de perdre la trace d’un de ses principaux experts en armements lors d’une mission qu’il mène à l’étranger. Il s’avère qu’en fait il se perd quand personne n’est en mesure de le renseigner en anglais.
– C’est bien parti.
– Mansfield Smith-Cumming devient rapidement connu comme simplement « C », pour Cumming. C’est la lettre par laquelle il signe les documents et mémos qu’il a lus. C se serait également fait avoir par une fausse information selon laquelle les espions allemands étaient dotés d’une rangée de dents supplémentaire, ou se lance à grands renforts de moyens dans la recherche des caches d’armes allemandes sur le sol britannique, qui n’existent pas.
– Tu es sûr que ce n’est pas un faux bureau de renseignement qui fait office de couverture ?
– Attends, le SSB enregistre également des succès. C est ainsi loué par ses supérieurs quand il leur remet un inventaire exhaustif de tous les zeppelins allemands en activité.
– D’accord, pas mal.
– Bon, le fait est qu’il s’agit d’informations totalement publiques et à la disposition de n’importe qui. C s’est contenté de les faire traduire de l’allemand vers l’anglais. C’est néanmoins considéré comme une grande réussite des renseignements britanniques.
– Je ne voudrais inquiéter personne, mais vous avez une guerre mondiale sur le feu, serait temps de devenir un peu compétent.
– Je me moque, mais en 1915, C a réussi à constituer un effectif d’environ un millier de personnes, avec des agents qui opèrent dans toute l’Europe. Ils sont référencés par des initiales. Par ailleurs, avec le début de la Première Guerre, le SSB devient la Section 6 du Renseignement Militaire, autrement dit le MI6.
– Attends, le premier directeur du MI6 se fait appeler par son initiale ?
– Tout à fait. Une tradition que reprendront ses successeurs, jusqu’à aujourd’hui, en utilisant également la lettre C pour « chief ».
– Et il s’appelle Mansfield ? Avec un M comme M ?
– Exactement. Tu n’as pas besoin de moi pour identifier l’emprunt que fera Fleming, lui-même passé par le renseignement, quelques années plus tard.
– Non.
– Même s’il n’a pas repris les éléments un peu moins glorieux, voire ridicules, pour ne pas dire grotesques.
Y’a un autre M qui a récupéré tout le ridicule et le grotesque.
Et c’est un peu dommage, parce qu’il y avait de quoi faire pour un roman. Ainsi, il se trouve qu’en 1914, C est victime d’un grave accident de la route. Sa Rolls est pliée, mais beaucoup plus grave il y perd son fils, et une jambe.
– Il n’avait pas le pied marin, il n’a plus le pied du tout.
– Mansfield aimait à prétendre qu’il s’était lui-même amputé avec un couteau de poche pour se sortir de la voiture et tenter de sauver son fils, ou avait perdu sa jambe suite à un combat avec une bête sauvage. En attendant, il se retrouve avec une jambe de bois et une canne.
– Une canne épée, bien sûr.
– Mais oui, effectivement. Il porte aussi un monocle en or, pour compléter le tableau.
« Un modèle pour personnage de roman ? Nan, c’est pas moi du tout ça. »
Il possédait également un petit tank personnel dans lequel il emmenait les enfants faire des tours, et se déplaçait en trottinette dans le QG du Bureau.
– Il est…fantasque, disons.
– C se charge de mener les entretiens de recrutement au MI6. Ce qui n’est pas forcément évident, puisque l’existence de ce dernier est secrète. Des candidats potentiels sont donc invités à venir le rencontrer, sans trop savoir pourquoi. Il les reçoit assis à son bureau, tout en prétendant travailler pour une branche tout à fait classique du gouvernement. Au milieu des discussions et sans crier gare, il se fiche violemment un stylo dans la jambe (de bois), afin de juger le potentiel d’espion des personnes en face de lui. Pour celles qui réagissaient, l’entretien s’arrêtait là. Les autres étaient jugés avoir la trempe nécessaire. Il paraît qu’il en faisait parfois de même lors de réunions de travail officielles.
– C’est important de mettre un peu d’ambiance.
« Uh, public difficile. »
– C s’intéresse à la question des communications secrètes, plus précisément aux différentes encres invisibles disponibles.
– Ca paraît logique.
– Les agents de l’époque ont à leur disposition plusieurs types d’encres invisibles, on a fait un peu de chemin depuis le jus de citron, mais le problème c’est qu’elles sont globalement connues de tout le monde. C voudrait une méthode nouvelle, et en 1915 se rapproche donc d’universitaires pour étudier la question. Cependant, selon les propres journaux de C, ce serait un de ses agents, dont il tait le nom, qui aurait proposé une nouvelle solution en octobre de la même année.
– C’est pas très sympa de ne pas créditer le gars qui a eu l’idée. Le gars ou la fille d’ailleurs.
– Non non, c’est définitivement le gars. Et c’est plutôt charitable de la part de Mansfield. La solution proposé par l’agent en question, c’est…euh…il s’agit de…comment dire…pour écrire, il utilise son…c’est un fluide corporel, en fait.
– Ha, je vois.
– Oui ?
– Ben oui, son sang. Classique.
– Mmm…non. C’est pas trop invisible, l’écriture au sang.
– C’est juste. Mais quoi donc alors ?
– Tu ne m’aides pas. Son sperme, voilà. Il propose d’écrire au sperme.
– Ah.
– Oui. En fait, en dépit de sa contribution au service, l’agent en question se serait tellement fait foutre de lui par ses collègues qu’il aurait demandé à être muté dans un autre service.
– Surtout s’il faisait sa correspondance au boulot.
– Il s’avère qu’en effet, l’écriture au sperme n’est pas révélée par les méthodes employées pour les autres encres invisibles, en particulier la vapeur d’iode. Cumming est enthousiasmé par cette nouvelle méthode, qui permet « à chaque homme d’être son propre stylo ».
« Allez, il est temps d’aller écrire ce rapport. »
– J’en vois d’ici qui voudraient faire du zèle.
– Il faudra cependant un peu de temps et de pratique pour que la méthode soit bien encadrée. Il y aura ainsi des consignes officielles de C demandant à ce que les agents concernés s’efforcent de…ouvrir une nouvelle cartouche d’encre à chaque transmission, plutôt que de faire des stocks, parce la qualité tend à se dégrader avec le temps.
– Je veux bien le croi…
– Et par qualité j’entends que les services finissaient par se plaindre de l’odeur de certains des messages adressés par un correspond basé à Copenhague, qui avait constitué une réserve. C’est un peu ce qui conduira à ce que la pratique reste confidentielle.
– Ce qu’elle aurait peut-être toujours dû être.
– Il faut savoir donner de soi pour le service et la patrie. Bon, on rigole, mais sous la direction de C, le MI6 est en mesure de collecter pendant la Guerre d’importants renseignements sur l’état de la flotte allemande ou les mouvements de troupes sur le continent. Il obtient de vrais résultats, ce qui vaut à Mansfield de rester à sa tête jusqu’à sa mort en 1923. Avant de revenir sous forme de fiction, puisque Flemming a confirmé que M est inspiré par C.
– Dommage qu’on n’ait pas eu le chapitre où il réprimande Bond qui gaspille tous ses moyens de communication avec « Abondance de Minou ».
– On y a certainement perdu.
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