On ne manque pas d’air (2/2)

On ne manque pas d’air (2/2)

Dans le précédent épisode, nous avons vu l’histoire du développement des aérostats et dirigeables, et comment ils sont devenus la première forme de transport aérienne de grande échelle. Ils sont donc promis à un brillant avenir, sauf que…

– Bon, je t’avais promis de revenir sur un point technique.

– Ca va, je me suis reposé pendant une semaine, je suis prêt.

– D’accord. L’hydrogène est un gaz dont la manipulation est toujours dangereuse, parce qu’il est très inflammable. Mais comme tu le sais pour réclamer bruyamment à chaque fête foraine, on peut aussi faire des ballons qui s’envolent très bien avec de l’hélium.

– C’est vrai ça. Et l’hélium c’est moins dangereux.

– Ce n’est même pas dangereux du tout, puisque ce gaz a la caractéristique d’être inerte. On peut donc gonfler des dirigeables à l’hélium pour éviter les risques d’incendie et explosion. Mais attention, bien que très léger dans l’absolu et toujours plus léger que l’air, l’hélium est à peu près deux fois plus lourd que l’hydrogène. Ce qui veut dire que pour une même capacité, un ballon rempli à l’hélium soulève une charge moins importante que si on le gonfle à l’hydrogène. Sa charge est donc moins importante, ce qui signifie qu’il doit emporter moins de passager, ou moins de carburant. Pour te donner un exemple très concret, le fameux LZ 126, le Los Angeles, a fait le trajet entre l’Allemagne et les Etats-Unis gonflé à l’hydrogène. Mais pour son service commercial en Amérique, il utilisait de l’hélium. Conséquence directe : son rayon d’action était réduit d’environ 20 %. A l’hélium, il n’aurait pas pu traverser l’Atlantique. En outre, produire de l’hélium est plus compliqué, donc plus cher. Autrement dit, l’hélium c’est plus sûr, mais moins efficace et plus coûteux.

– C’est l’Apple des gaz pour dirigeables.

– Je ne l’aurais pas mieux dit. Sur ce, en 1928, les liaisons commerciales transatlantiques en dirigeable sont ouvertes. On peut voyager d’un continent à l’autre par les airs. Cette prouesse est possible grâce au nouveau modèle de chez Zeppelin, le LZ 127, autrement appelé le Graf, en l’honneur du fondateur. Le Graf est un monstre de 236 mètres de long pour 30 mètres de diamètre, capable d’embarquer 24 passagers. Pour un équipage de 36 membres. Il peut atteindre 128 km/h, pour un rayon d’action de 10 000 km avec une vitesse de croisière de 117 km/h. Ce qui lui permet de relier l’Europe à l’Amérique en moins de 3 jours. Il effectuera aussi des voyages vers le Brésil, au-dessus du pôle nord, des pyramides de Gizeh, et un tour du monde. C’est aussi l’époque où les Zeppelins influencent l’architecture.

– Comment ça ?

– Tu vois la pointe au sommet de l’Empire State Building ?

– Oui.

– Eh bien elle a été conçue comme un point d’amarrage pour dirigeable. Quand le gratte-ciel a été construit, c’est-à-dire entre 1929 et 1931, l’idée était de prendre et de débarquer les passagers en plein milieu de la ville. Ce qui impliquait cependant de les faire monter ou descendre en empruntant un petit ponton mobile, à quelques 380 mètres au-dessus du sol, dans des conditions souvent très ventées. Autrement dit, on a essayé une fois. Une seule.

Quant à cet photo, c’est un montage. Eh oui, ça existait avant Internet.

Il n’empêche que tout ça ça commence à agacer le Royaume-Uni.

– Ah ? Mais pourquoi ?

– Parce que grâce à Zeppelin, l’Allemagne règne sur le monde du transport aérien, et les Britanniques considèrent qu’il n’y a aucune bonne raison pour ça. Ils dominent la navigation maritime, et après tout les dirigeables ce sont des bateaux aériens, littéralement des airships. Il y a donc une question de prestige, d’autant plus que le transport aérien relève du luxe, avec des billets chers et des conditions de voyage qui s’inspirent des paquebots de croisière. Or quand on pense bateau de classe et de prestige, on pense…

– Titanic.

– N’anticipe pas. Il y a incontestablement une dimension concours de zizis, et attention on parle de zizis de plusieurs milliers de mètres cubes et plus de 200 mètres de long. Mais pas uniquement. Je te rappelle qu’à l’époque, l’Empire britannique est celui « sur lequel le soleil ne se couche jamais », du Canada à l’Inde en passant par l’Afrique, le Moyen-Orient, et l’Australie. Etablir des liaisons aériennes avec les quatre coins de ce vaste domaine présente donc un réel intérêt stratégique et commercial, en plus de la volonté de maîtriser les airs. Le Royaume-Uni va alors se lancer dans un grand et coûteux programme de développement de dirigeables à vocation intercontinentale.

– Grand comment ?

– L’objectif est d’établir des liaisons aériennes avec tout l’empire, avec un réseau de tours d’embarquement à Londres, Halifax et Québec, au Caire, au Cap, à Mombasa, à Karachi, et à Melbourne. Mais au-delà du réseau, il faut un dirigeable qui surclasse les autres. Deux, même, le R 100 et le R 101. Le R 100 doit relier l’Afrique du nord, et sa construction est confiée au secteur privé. Mais le gros morceau, c’est le R 101. C’est un projet public, et c’est lui qui doit assurer les liaisons avec l’empire. Les concepteurs prennent d’emblée une décision qui rompt avec ce qui s’est fait jusqu’à présent. Ils décident de placer la structure habitée, la nacelle si tu préfères, à l’intérieur de l’enveloppe, plutôt qu’à l’extérieur comme d’habitude. Ca permet un profil plus aérodynamique, mais il faut une plus grosse enveloppe, donc un plus gros dirigeable. Ce qui n’est pas pour déplaire, puisqu’il s’agit aussi d’une forme de compétition.

– Rien à voir, c’est une question d’honneur.

– Le programme représente un budget de 2 millions de livres, soit plus de 130 millions au cours actuel. La construction s’étale entre 1924 et 1930. C’est qu’il faut un certain nombre de fournitures. Le R 101, le plus gros de deux prototypes et celui dont la construction est directement pilotée par les autorités, doit voler grâce à 15, puis 16 réservoirs d’hydrogène, d’une capacité de plus de 140 000 mètres cubes. De quoi soulever une charge de 170 tonnes. Et pour ça, il va falloir un maximum de bœufs.

– De…bœufs ?

– Oui. L’hydrogène est un gaz particulièrement léger, parce que la molécule est toute petite, même pour une molécule. Il est donc difficile de concevoir des réservoirs étanches. Etanches, mais aussi légers et flexibles, tout en restant solides et résistants. Et pour cela, il s’avère qu’il existe un matériau qui semble très efficace, le cæcum.

– C’est quoi ce truc ?

– C’est la première partie du côlon. Tu en as un, moi aussi, tout le monde, mais celui des bovins est plus grand. Et aussi c’est interdit de faire des sacs à hydrogène avec des gens. Il faut compter…50 000 têtes de bétail pour faire UN sac. Donc 800 000 pour réaliser les 16 réservoirs du R 101. 800 000 bouts d’intestins qu’il a fallu préparer et coudre ensemble à la main, comme s’il s’agissait de préparer la plus grande andouillette au monde.

« Pfff, je sens que ça va encore être hachis Parmentier à la cantine… »

– Décidément, on reste dans la saucisse volante.

– Oui mais là, on tient vraiment un record. Le R 101 est tellement gros que les ingénieurs se sont inquiétés de sa capacité à voler. D’où l’ajout du 16ème réservoir d’hydrogène, là où le projet initial n’en comptait que 15. Mais par conséquent, il est encore plus gros. Le R 101 atteint ainsi 237 mètres de long. Pour te donner un peu de perspective, la plus imposante version du Boeing 747 n’en fait que 76. Le plus gros avion au monde, l’Antonov 225, culmine à 84 mètres. Ce machin est colossal.

Le temps se couvre.

Le R 101 doit voler à une altitude de croisière de 600 mètres, autour de 110 km/h. Il doit ainsi pouvoir emmener une quarantaine de passagers sur des trajets de près de 6 500 km.

– Bref, c’est un beau bébé.

– Ben c’est un gros bébé, mais les responsables du programme se demandent s’il ne serait pas un peu mal fichu. Ils s’inquiètent de la résistance de la structure. Mais en 1929 le programme a déjà dépassé son budget et son calendrier. Lord Thomson, qui porte le titre le plus classe de toute l’histoire des gouvernements, à savoir Air Lord, insiste donc pour que le voyage inaugural soit organisé au plus vite. Il s’agit de rallier Londres à Karachi, en Inde (à l’époque), en 5 jours. Soit 10 de moins qu’une liaison maritime classique. Par conséquent, après quelques petits vols d’essai, le R 101 décolle le 4 octobre 1929. Lord Thomson fait partie des passagers, et la première étape est Paris, où l’arrivée est prévue dans la matinée du 5. Mais le R 101 n’atteindra jamais Paris.

– Qu’est-ce qu’il se passe ?

– Sur le coup de 2h du mat’, il rencontre du gros temps. De forts vents déchirent l’enveloppe, et endommagent les sacs d’hydrogène. Le dirigeable pique alors du nez, et s’écrase. Mais doucement.

– Il s’écrase doucement ?

– Oui. Il rencontre le sol, quelques kilomètres au sud-est de Beauvais, à la vitesse de 20 km/h. Je ne dis pas que c’est confortable, mais tu as dû prendre des plus grosses gamelles en vélo. Seulement si tu te vautres à vélo, ça ne vas provoquer des étincelles et foutre le feu à des dizaines de milliers de mètres cubes d’hydrogène.

– Oups.

-Comme tu dis. Le R 101 explose. Sur les 64 passagers et membres d’équipages, seuls 6 s’en tirent. Pour te dire si c’est violent, on n’a pu identifier que 14 victimes. Ce qui est sûr, c’est Thomson y reste.

– Il l’avait un peu cherché.

– De fait. Il y a un petit côté hubris dans le crash de celui que l’on a appelé le Titanic du ciel. Parce qu’en plus d’être le plus gros engin volant jamais construit, et d’avoir vocation à servir la gloire de l’empire, il proposait à ses passagers des conditions de grand luxe dignes des meilleurs navires de croisière. Pour les Britanniques, l’échec du R 101 a été suffisamment marquant pour que nos historiens alternatifs préférés, à savoir Iron Maiden, y consacrent un morceau sur leur dernier album en date. Morceau qui logiquement est le plus long qu’ils aient enregistré à ce jour, soit plus de18 minutes qu’on invite tout le monde à écouter. L’occasion de rappeler le lien originel entre dirigeables et heavy metal.

– Euh, pourtant, on n’est plus vraiment dans le plus léger que l’air.

– Précisément. La légende veut que lorsque Jimmy Page a présenté à d’autres musiciens son idée de groupe de rock en 1968, certains, peu enthousiastes, lui ont répondu que ce projet allait décoller comme un ballon au plomb. En remplaçant ballon par Zeppelin et en jouant un peu sur l’orthographe, tu as Led Zeppelin. Qui comme chacun sait n’a en effet pas marché du tout.

– Bien vu.

– Mais revenons à nos dirigeables. Le crash signe la fin du programme britannique, puisque le R 100 est démantelé dans la foulée. Et maintenant, une question importante : est-ce que tu crois aux malédictions ?

– Hein ? Mais, pfff, bien sûr que non. Superstitions risibles.

– Bien. Je peux donc te raconter la suite. Le R 101 s’est écrasé, les ballons d’hydrogène ont explosé/brulé, mais il reste la structure. Abimée, certes, mais c’est du métal, c’est récupérable.

Faut juste l’emmener jusqu’à la déchetterie.

Or il y a quelqu’un qui est intéressé.

– Mais qui donc ?

– Zeppelin. Qui va s’en servir pour construire son propre navire amiral, le LZ 129, que tu connais mieux sous le nom d’Hindenburg. Sa construction commence en 1932, et Zeppelin veut clairement rappeler qui c’est le patron. Donc le record du R 101 est dépassé. Le Hindenburg atteint 245 mètres de long. Plus du double d’une fusée Saturn V. Il est achevé en 1936, ce qui lui permet de devenir immédiatement un symbole volant du nazisme triomphant. Ce que l’on peut voir ici sur une photo de son premier vol commercial à destination de Rio.

« Ca a l’air sympa l’Amérique du sud, faudra revenir. »

En 1936, il effectue ainsi 10 liaisons avec les Etats-Unis et 7 avec le Brésil. Il peut accueillir jusqu’à 70 passagers, dans des conditions plutôt confortables.

Déjeuner avec vue.
Le cadre idéal pour une conversation familiale.

Cela dit, tu connais sans doute la suite.

– Je le crains.

– Le 6 mai 1937, après avoir réalisé 63 vols sans aucun problème, le Hindenburg se pose comme d’habitude à Lakehurst, dans le New Jersey. Alors qu’il est en train d’être amarré, il prend feu. L’origine du drame est sans doute une étincelle d’électricité statique, conjuguée à une fuite d’hydrogène. Quoi qu’il en soit, il s’embrase. Toutes choses égales par ailleurs, le bilan pourrait être pire, puisque 62 passagers et membres d’équipage s’en sortent vivants, sur un total de 92. Mais il se trouve qu’une équipe de radio avait dépêchée pour relater l’arrivée du géant des airs.

– Pfff, encore un sujet planplan sans intérêt.

– C’est ça. La relation en direct du crash et de ses suites par Herbert Morrison devient un moment légendaire dans l’histoire de la radio. Qui plus est, l’événement est filmé, et les images font le tour du monde.

Jusqu’à la couverture du premier album de qui vous savez.

La catastrophe du Hindenburg signe l’arrêt de mort des vols commerciaux en dirigeables, à une époque où l’avion peut enfin représenter une alternative crédible, voire plus intéressante. La carcasse du Hindenburg sera à nouveau récupérée pour fabriquer des appareils pour la Luftwaffe.

– Dont on espère qu’ils ont connu le même destin, du coup.

– Il en va de même des structures deux Graf Zeppelin, qui sont démantelés en 1940.

– Eh ben voilà, fin de l’aventure.

– En effet, mais je m’en voudrais de ne pas te parler d’un dernier aérostat. C’est pas pour faire dans la surenchère morbide, mais la plus désastreuse catastrophe aérienne concernant un dirigeable n’est pas celle du R 101 ou du Hindenburg. C’est celle d’un appareil qui présente une double particularité.

– Je t’écoute.

– Premièrement, il volait à l’hélium. Parce que certes, avec de l‘hélium il n’y a pas de risque d’explosion, mais ça n’empêche pas de s’écraser.

– Certes.

– Deuxièmement, c’était l’appareil militaire le plus cool jamais construit. A savoir le dirigeable de l’armée américaine USS Akron.

Mais qu’est-ce que c’est donc que ces petits machins que le côté ?

– Pourquoi cet enthousiasme ?

– Parce que l’Akron n’était pas un dirigeable d’observation, ou de bombardement. C’était un porte-avions Volant. Pas une capacité énorme, 5 appareils, mais quand même quoi !

Meilleure. Unité. Du jeu.

Malheureusement, le fait d’être totalement génial dans le concept ne rend pas invulnérable au vent. Après 73 missions réalisées entre 1931 et 1933, l’Akron est victime d’une tempête au-dessus du New Jersey, encore, et s’écrase en mer. Le bilan est de 73 morts, sur un équipage de 76 membres. Cruelle ironie, l’armée déploie pour les secours un autre dirigeable, qui s’écrase aussi.

– Je crois qu’il était quand même temps de passer à une autre façon de voler.

– Sans doute. Mais bon, un porte-avions volant.

3 réflexions sur « On ne manque pas d’air (2/2) »

  1. L’USS Akron avait un jumeau : l’USS Makon.
    Bien entendu, un rapprochement hasardeux enter ces deux noms ne saurait donner lieu à une plaisanterie douteuse sur un personnage public dont l’ego semble être gonflé dans des proportions démesurées…

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