Un joli petit coup de pâtes

Un joli petit coup de pâtes

– Tu planches déjà sur le 1er avril ?

– Le Nouvel An est un peu compromis, minou, faut bien que je m’occupe.

– Et donc tu découpes un poisson en papier.

– Quoi ? C’est traditionnel. Et c’est pas « un poisson », c’est une rascasse, je te signale. Je me fais suer avec les détails et tout.

De fait.

– Tu vois petit, permets-moi de te le dire. Il y a plus grandiose à imaginer que tes trucs à la Astrapi, merde, un peu d’ambition.  Suis les pas de tes glorieux aînés, inspire-toi de leurs idées les plus sublimes.

– SI ma mémoire est bonne, ta dernière farce a consisté à faire cuire dur la douzaine d’œufs frais que ta mère venait d’acheter avant de les remettre dans leur boîte au frigo, ce n’est tout de même pas la vanne du siècle.

– Parce que t’as pas vu sa tête au moment où elle a tenté de se faire une omelette, mais je ne parlais pas de moi. L’histoire du bobard, de l’attrape et du canular est riche et longue, Sam, de l’Homme de Piltdown à Boronali en passant par l’histoire de la fausse répression du peuple Poldève, montée par l’Action Française, ou par Jean-Baptiste Botul, sans doute un de mes préférés.

– Le faux philosophe qui avait permis de ridiculiser BHL ?

– De ridiculiser encore BHL. Celui-là même, oui, créé de toutes pièces par le journaliste du Canard enchaîné Frédéric Pagès. Botul, l’immortel et imaginaire auteur de Landru précurseur du féminisme, ouvrage qui figure évidemment en bonne place dans ma bibliothèque. Mais mon préféré, c’est peut-être le canular monté en 1957 par la BBC.

– On parle bien de la BBC ? La très sérieuse et très flegmatique BBC ?

– Elle-même. Un soir de printemps, les sujets de Sa Majesté ont la joie de pouvoir découvrir ce reportage dans leur émission d’actualité favorite, Panorama, accompagné de la classique mélodie mandolino-sirupeuse que toutes les chaines de télé du monde se sentent mystérieusement obligées de flanquer sur toute image vaguement liée à l’Italie, parce que O sole mio tout ça. Un beau sujet donc, consacré à une heureuse surprise : par la grâce d’un printemps précoce et d’une quasi-disparition des charançons, la récolte des spaghettis s’annonce florissante sur les rives du lac de Lugano, en Suisse italienne.

– Tu devrais vraiment arrêter le LSD avant le petit déjeuner, tu viens de parler de récolte des spaghettis.

– Calomnies, je ne prends jamais de drogue avant mon cinquième caf… Tais-toi. Bref : le documentaire évoque bel et bien « an exceptionnally heavy spaghetti crop », autrement dit une exceptionnelle récolte de spaghetti. Images à l’appui : pendant près de trois minutes, le reportage montre des paysans qui récoltent les spaghettis qui pendent aux branches, puis les étalent au soleil pour les faire sécher. Il se paye même le luxe de préciser que si tous les spaghettis font la même taille, c’est grâce à la savante sélection menée depuis des décennies par les agriculteurs de la région.

Et même pas la peine de couper les nouilles au sécateur.

– Rappelle-moi la date de diffusion du reportage ?

– Le 1er avril 1957.

– Ah oui, ce n’est pas fin, quand même. Prennent vraiment leurs spectateurs pour des jambons.

– Pour des nouilles, plutôt, mais pas du tout. Le faux reportage a marché du feu de Dieu.

– Pardon ?

– Vi vi. En termes d’audience, déjà, il a été vu par huit millions de Britanniques. Et dans les jours qui ont suivi, le standard de la BBC a reçu plusieurs centaines d’appels de spectateurs passionnés par cette histoire. Certains étaient un rien soupçonneux, évidemment, mais beaucoup appelaient pour savoir où se procurer un arbre à spaghetti et vers qui se tourner pour obtenir des conseils de jardinage.

– Mais non.

– Oh si, au point que la BBC a fait passer le mot à ses standardistes qui répondaient systématiquement que la meilleure manière de procéder consistait à planter « a sprig of spaghetti in a tin of tomato sauce and hope for the best », autrement dit à placer « un brin de spaghetti dans une boite de sauce tomate et à faire preuve d’optimisme. »

Sam vient de placer une photo de Jennifer Connelly dans une boite de concentré, on vous tient au courant.

– Le service après-vente de la vanne, quoi.

– Exactement.

– Pardon, mais j’ai quand même du mal à comprendre comment ça a pu marcher. Les hoax à la radio ou à la télé, ça fonctionne rarement. Même des légendes urbaines comme le coup des millions d’Américains paniqués et jetés sur les routes par l’émission de Wells ont fini par être démenties.

– Oh oui, et ce n’est pas aujourd’hui que les gens avaleraient strictement n’importe quoi, hein ?

– Je… OK.

– Cela dit, tu pointes un truc intéressant qui en dit long. D’abord, la télé est encore un média tout neuf et encore plutôt crédible…

– Ahahhaaaaa.

– Je sais, je sais, quand on associe nouilles et télévision, ces derniers temps, c’est plutôt parce qu’Hanouna trouve particulièrement fin d’en déverser deux kilos dans le slip de ses chroniqueurs. Mais je te parle d’un autre temps : si le coup de l’arbre à spaghettis a si bien fonctionné, c’est parce que la BBC en général et l’émission Panorama en particulier jouissent d’une réputation impeccable de sérieux. Sans compter le fait que les auteurs du canular se sont appliqués à lui donner toutes les apparences d’un travail sérieux, grâce à un bien beau travail d’équipe.

– Ah mais parce qu’ils s’y sont mis à plusieurs pour monter ce truc, en plus ?

– Oh oui. L’idée de base, on la doit à Charles de Jaeger, un des cameramen de Panorama, déjà bien installée dans le PAF britannique après quatre ans d’existence. De Jaeger a proposé son idée au producteur de l’émission, David Wheeler, qui a adoré l’idée et creusé le scénario du reportage avec le reste de son équipe avant de proposer au très sérieux et très respecté présentateur de l’émission, Richard Dimbleby, d’en assurer la voix off.

– Un gage de sérieux.

– Ah oui. Dimbleby ne se traine pas du tout une image de plaisantin, au contraire. C’est une voix connue de la BBC et pour cause : le mec est une légende du journalisme anglais. Un ancien reporter de guerre qui s’est quand même farci une vingtaine de missions à bord des bombardiers de la RAF, quand ça pète de partout autour. C’est aussi le premier journaliste à être entré dans le camp de concentration de Bergen-Belsen.

– Une pointure, quoi.

– Plus que ça, un des journalistes les plus respectés du pays.  La voix que les Anglais entendent parler de récolte de spaghettis, c’est celle qui leur a raconté l’enterrement de Georges VI, le couronnement d’Elisabeth, les funérailles de Churchill…

Pas le genre à faire des contrepets, LUI.

– M’enfin quand même, quoi. Un arbre à spaghettis, quoi.

– Oui, mais ils ont mis le paquet.

– De pâtes, en l’occurrence.

– Huhu. lls ont même été tourner sur place, en Suisse, ce qui laisse planer dans l’air cette image délicieuse d’une équipe de la BBC qui fait cuire des pâtes avant de les suspendre à des branches, puis de filmer tout ça avec le plus grand sérieux. Enfin sur le plan technique, je veux dire.

– La pâte de l’expert, quoi. N’empêche, je… QUAND MÊME QUOI MERDE DES ARBRES A NOUILLES COMMENT CA PEUT MARCHER.

– A pâtes, pas à nouilles. Et pas n’importe quelles pâtes, des spaghettis.

– Euh oui, et ? C’est quoi l’idée ? Que ça n’aurait jamais pris avec des tagliatelles ?

– Peut-être moins. Il se trouve que la mondialisation n’est pas encore ce qu’elle est dans les années 50 et que les spaghettis ne sont pas si répandus que ça en Angleterre, à cette époque. Ça reste un type de pâtes relativement peu connu. Elles sont rarement vendus brutes, sèches ou fraîches. On les trouve plutôt déjà préparées au rayon conserves, à côté des raviolis au bœuf.

– La célèbre tradition culinaire britannique qui consiste à trop faire cuire des trucs avant de les bouffer tiédasses avec de la menthe et de la jelly qui bloblote.

Miam.

– C’est quand même un peu une caricature, tu s…

– Veux pas l’savoir.

– Le pire, c’est que le reportage a provoqué une bronca chez une partie des spectateurs les plus naïfs, assez agacés d’avoir été pris en flagrant délit de crédulité. L’habituelle Confrérie des Vieux Glands Outrés s’est bien entendu manifestée pour hurler contre la BBC, accusée d’abîmer la BBC, de tromper la patrie et de corrompre les esprits, etc. Je te passe le couplet habituel sur l’effondrement de la civilisation.

– Ils étaient surtout vexés, quoi.

– Voilà, le côté Monty Pythons du truc ne les a pas fait marrer du tout. Le producteur, David Wheeler, ne s’est pas démonté, affirmant qu’il y avait justement une leçon à tirer de la crédulité de ses contemporains et invitant chacun à faire preuve d’un regard légèrement critique sur ce qui lui était présenté à l’écran. Ceci dit, les réactions scandalisées sont restées marginales : la plupart des Anglais rigolent encore de ce qui reste comme le premier poisson d’avril télévisuel de l’histoire. Depuis, disons qu’il y a eu beaucoup de loupés pas drôles et quelques jolies réussites – de moins en moins, les chaînes commençant à faire un peu gaffe à l’heure où le complotisme et les fake news sont suffisamment présentes pour qu’on y réfléchisse à deux fois. Mais aucune aussi poétiquement farfelue que le coup de l’arbre à spaghettis.

One thought on “Un joli petit coup de pâtes

  1. Bonjour
    L’habituelle Confrérie des Vieux Glands Outrés va bien entendu se manifester en ma personne :
    Il est inadmissible qu’un média d’une telle réputation comme « En Marge » laisse passer de telles fautes d’accord !
    « les réactions scandalisées sont restées marginal »
    Verrait-on le général de Gaulle faire de telles erreurs !
    Si ça continue, je vais me désabonner ! 😉

    JP

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